lundi 24 octobre 2016

La leçon magistrale de Bourguiba et Mendès France pour vaincre le chômage

La Tunisie doit son indépendance à deux frères en politique : Habib Bourguiba et Pierre Mendès France. L'un et l'autre incarnèrent le désintéressement personnel et le dévouement à leur pays qu'ils ont marqué de leur empreinte. Mendès France était le maître à penser de Bourguiba. Inlassablement, le tunisien cherchera à imiter son modèle, le surpassant parfois et pas seulement dans la longévité de sa gouvernance : trente ans pour l'un, 232 jours pour l'autre. Jamais, jusqu'à sa mort, le portrait de l'ancien Président du conseil français ne quittera le bureau du leader tunisien ; hommage fidèle du colonisé à son libérateur, mais aussi à celui qui lui révéla quelques recettes d'économies pour vaincre le sous développement. 

Le 20 mars 1956, la Tunisie accédait à l'indépendance. Le pays pansait encore les blessures de l'effort de guerre, du passage des armées de Rommel et de la lutte de libération nationale. Il était exsangue : électricité, eau potable, routes, aspirine, chaussures...tout manquait sauf les drapeaux. Car malgré la misère, la nation en espérance pavoisait. L'enthousiasme était devenu la respiration de tout un peuple soulevé par une indescriptible ardeur patriotique doublée d'une incroyable abnégation : « bledi kbel awlèdi » (mon pays avant mes enfants). 
Bourguiba le zaïm adulé excellait en toute chose excepté en économie et en finance. Il ignorait le commerce et méprisait l'argent. De tous les conseillers qui l'entouraient, aucun dans ces domaines n'avait d'expérience affirmée. Comment vaincre le chômage qui réduisait plus de dix pour cent de la population en cohortes nomades ? 350 000 miséreux ! Entre collectivisme de Moscou et libéralisme de Washington, le « Combattant suprême » était à la recherche d'un modèle non aligné  pour extraire la Tunisie du sous développement. 

Le choix de la troisième voie allait de soi : puisque Mendès France avait arraché l'indépendance à la France, il fallait continuer à lui faire confiance et mettre en pratique sa théorie du plein emploi. Encore fallait-il ne pas le crier sur tous les toits car il eut été mal compris des bien-pensants de l'époque que l'émancipateur de la Tunisie fit ouvertement appel aux idées de l'occupant qu'il avait combattu.
C'est ainsi que Gabriel Ardant sera discrètement missionné auprès d'un quarteron de proches de Bourguiba pour leur inspirer quelques orientations. Ardant était alors considéré en France comme le plus éclairé des inspecteurs des finances de l'après guerre. En 1954 avec Pierre Mendès France il avait cosigné « La science économique de l'action », ouvrage qui fait encore autorité en matière de politique de l'emploi dans la bibliothèque de quelques rares socialistes français.

Par un beau jour d'hiver 1959, dans un discours radiodiffusé, Bourguiba annonça solennellement sans crier gare, que tout chômeur qui se présenterait devant l'un de ses treize gouverneurs obtiendrait dans l'heure un emploi. Il promit un salaire journalier de 200 millimes et un kilo et demi de semoule. C'était une paye modeste, mais suffisante pour vaincre la faim et recouvrer la dignité. La mesure ne coûtait rien car quelques mois plus tôt, le leader tunisien en visite à Washington avait refusé tout armement mais accepté un don de 45 000 tonnes de blé.
À ses gouverneurs stupéfaits de se voir changés en chefs d'entreprises il disait : débrouillez-vous, faites fonctionner vos méninges dabrou rouskoum. Chacun d'entre eux reçut la dotation budgétaire et des camions de céréales. 
En quelques semaines, le pays qui comptait 3,5 millions d'habitants, se transforma en fourmilière. Au bout de seulement quatre mois, on comptait 150 000 chômeurs enrôlés ! Des routes, des maisons, des retenues d'eau, des plantations, des ateliers...Rien qu'à Gafsa, 120 chantiers populaires employant cent, deux cents ouvriers ! À la fin de la journée, chaque « travailleur » recevait son salaire. Il y avait bien quelques tire-au-flanc qui se faisaient rabrouer par le cabran (caporal de chantier) mais l'enthousiasme stimulé par le puissant parti nationaliste le Néo Destour faisait des miracles. Emancipé, le peuple des travailleurs assumait son nouveau destin. Partout on se mit à forger des pelles et des pioches, à creuser les canaux d'irrigation et des citernes, à planter les arbres qui dans cinq ou dix ans donneraient des fruits qui seraient récoltés, transformés, exportés... Le travail crée le travail... C'était la théorie de Mendès France et Ardant. Simple, simpliste , efficace, probant. Très vite on s'aperçut que les chantiers populaires étaient un régulateur social auquel avaient également recours les travailleurs intermittents et les saisonniers. Désormais assuré de ne plus chômer, l'ancien colonisé découvrait concrètement toute l'ampleur du changement : dignité et citoyenneté dans l'indépendance, et surtout pain à chaque repas.

Piloté de front avec une politique de scolarisation intensive et d'émancipation de la femme, le jihad contre le sous développement engendrera des bouleversements profonds de toutes natures. Ainsi, la déconcentration du pouvoir central au profit des gouverneurs de province permit de briser la bureaucratie jacobine héritée de la Régence française, de libérer les initiatives de la base. Mais aussi et de façon inattendue au plan vestimentaire, car progressivement les ouvriers agricoles échangèrent gandoura et séroual pour blouson et pantalon qui sont bien plus commodes au labeur... 
Certes, au début du processus, les chantiers populaires se contentaient de casser des cailloux, mais peu à peu, des projets productifs plus ambitieux furent inaugurés. Après quelques mois, il devint indispensable d'encadrer la croissance retrouvée par une politique de planification quinquennale à l'échelle nationale. Ahmed Ben Salah, l'un des plus talentueux hommes d'État tunisiens en sera le maître d'oeuvre dévoué.

Bien entendu, cette dictature du plein emploi n'allait pas de soi. Bourguiba devait quotidiennement stimuler les volontés. Inlassablement il parcourait les provinces visitant les villages, s'adressant aux foules dans la langue tunisienne, derja celle du peuple comprise de tous, plutôt qu'en arabe classique inaccessible aux illettrés. Selon les conseillers socialistes français il était en effet indispensable que les réformes soient parfaitement explicitées et que le gouvernement établisse « une intimité affectueuse » avec l'opinion. Chaque jour, la chronique d'Abdelaziz Al Aroui sur Radio Tunis faisait résonner les propos de Bourguiba en les magnifiant sur le ton de la confidence. Cette méthode relevait de la même stratégie de communication que les « causeries du samedi » de Mendès France sur Radio Programme Parisien. La France en 1954 puis la Tunisie en 1957 innovèrent une posture nouvelle, celle de  « la parole humaine en politique » qui allait devenir fondamentale pour tous les gouvernants.

Sur l'expérimentation de sa théorie du plein emploi, Gabriel Ardant a publié chez Calman Levy en 1961« La Tunisie d'aujourd'hui et de demain » un ouvrage que l'on serait bien inspiré de rééditer. En voici la brève conclusion : « L'expérience tunisienne signifie que l'élimination du chômage direct est à la porté de tout gouvernement. Elle démontre que le maintien du sous-emploi ne peut s'expliquer que par le défaut d'une volonté réelle d'y mettre fin, par l'acceptation d'un état séculaire d'inaction et de misère, par la résignation que les privilégiés ont si facilement à l'égard des malheureux. »

On serait tenté de commenter ces propos tenus il y a un demi siècle à la lueur du chômage qui ronge aujourd'hui deux pays dont les destins sont liés. Entre la France et la Tunisie le commerce en tous genres n'a jamais été aussi fusionnel. Mais il reste fragiles, alors pour le consolider, les énarques parisiens donneurs de leçons continuent de se presser autour de la casbah. Ainsi, le mois prochain, en grande pompe, le gouvernement français désignera un « Haut responsable de la coopération industrielle et technologique franco-tunisienne » selon l'exemple de « Monsieur Algérie » Jean-Louis Levet qui depuis trois ans, est parvenu à créer « du lien » entre les fournisseurs d'emplois des deux rives de la Méditerranée.

Aux dernières nouvelles, Matignon serait à la recherche d'un homme providentiel ! Mais y a t-il encore des Gabriel Ardant ?

mardi 11 octobre 2016

Cafouillage dans les ambassades de France en Arabie Saoudite et en Tunisie

À Riyad en Arabie, chaque lundi soir, un petit groupe de Français se retrouve au « ciné-club ». C'est un local improvisé dans une villa car il n'y a pas de salle de cinema publique au pays des salafistes. À l’affiche de cette semaine « Made in France ». C'est l’histoire  d’un journaliste musulman qui infiltre les milieux intégristes de la banlieue parisienne… Pas vraiment de quoi distraire les expatriés cinéphiles de leur train-train quotidien. Mais depuis quelques mois, ils ont pris l'habitude de se rassembler après la projection autour d'un chawarma pour commenter non pas le film, mais les derniers épisodes d'un conflit social qui agite et gangrène le moral de la petite communauté française en Arabie Saoudite.

Les impayés de Hariri
L'affaire a commencé il y a un plus d'un an par la lente déconfiture de Saudi Oger, un géant du bâtiment et des travaux publics dont les 38 000 salariés ont d'abord été payés partiellement, puis avec retard, enfin plus du tout. Parmi eux environ 250 Français : des techniciens et des ingénieurs installés avec leurs familles. Au début, ils ne se sont pas vraiment inquiétés. La direction du groupe les assurait qu'ils seraient généreusement dédommagés de leur patience. Ils l'on cru car l'entreprise Saudi Oger appartient aux Hariri ; une famille de milliardaires saoudiens d'origine libanaise, grands amis de la France et de ses dirigeants. Na-t-elle pas hébergé gracieusement Jacques Chirac et sa famille pendant six ans dans un somptueux appartement sur les berges de Seine à Paris ? Enfin et surtout, le consulat et l'ambassade de France faisaient savoir qu'ils s'occupaient de la détresse de leurs ouailles mais que la discrétion était de mise car « il faut pas indisposer les saoudiens par des actions intempestives ». Au fil des mois, la situation quotidienne des deux cents familles se complique : les banques ne leur accordent plus de découverts, les écoles ne font plus crédit, les téléphones sont coupés...Elles deviennent prisonnières d'un système kafkaïen car pour changer d'employeur ou quitter le pays, il faut produire des quitus que l'entreprise et l'administration refusent de leur délivrer. Désespérés, certains pensent même faire appel aux tribunaux car la charia impose « de payer ses employés avant même que ne sèche la sueur sur leur front » Mais en Arabie, la jurisprudence est incertaine. Mieux vaut s'éloigner des prétoires et des cachots. Les condamnés à chômer protestent et manifestent sans faire de bruit. Ils lancent des appels de détresse silencieux. Le consulat et l'ambassade relaient les messages de Saudi Oger : patience, boukra inchallah ! Pourtant, les cadres d'autres nationalités européennes et américaines victimes du même problème sont pris en charge par leur chancellerie. Les ressortissants français ont l'impression d'être des otages injustement oubliés de la France car même l'Inde et les Philippines s'agitent avec succès pour aider leurs milliers d'ouvriers à quitter l'Arabie. Lorsque l'épouse d'un ingénieur tente de se suicider, l'émotion et l'indignation gagnent l'ensemble de la communauté des 6 000 expatriés. La patience a des limites. La bronca cible l'ambassadeur de France Bertrand Besancenot.

Rétro-ambassadeur
Nommé il y a neuf ans après avoir été le conseiller de Michèle Alliot-Marie au ministère de la Défense, ce diplomate infatué de ses médiocres talents semble atteint du syndrome de Stockholm tant il met du zèle à défendre les intérêts saoudiens jusqu'à les confondre avec les siens. Pour prix d'un alignement de la diplomatie française sur celle des Saoud, il fait miroiter à Paris des milliards de contrats qui ne seront jamais  signés. 
Sur les réseaux sociaux, le collectif des expatriés grugés fait le buzz, la presse est alertée. En février, Le Parisien titre « En Arabie Saoudite on a du pétrole mais pas de salaires ! ». Mais que vaut la détresse de cadres bien payés face aux milliers de smicards métropolitains licenciés ! Finalement, l'incurie de l'ambassadeur est étalée. À l'approche des élections le scandale menace de faire basculer les opinions. Il devient également urgent de trouver un responsable aux milliards de promesses saoudiennes envolées. Des parlementaires chuchotent bien haut. Ses amis d'hier abandonnent Besancenot qu'il croyait soutenu par les altesses.
En visite à Paris en juin dernier, le jeune vice-prince héritier Ben Salman ne montre pas plus de sympathie pour l'ambassadeur de France que pour le PDG d'ODAS, l'agence gouvernementale de l'armement en Arabie. Mais si l'amiral est épargné, l'ambassadeur est sacqué. À l'issue d'un conseil des ministres où ne siège plus Laurent Fabius, Bertrand Besancenot est muté aux archives de Nantes alors qu'il convoitait le Vatican. Pour autant, il n'a toujours pas fait ses valises et fait une interminable tournée d'adieux, espérant peut-être à quelques mois de la retraite, des promesses d'emplois juteux qui seront payés rubis sur l'ongle.
Aux dernières nouvelles, les 250 familles impayées ont commencé à recevoir leur dû. 
Al hamdou lillah !

Le second Résident de France en Tunisie
À la Marsa en Tunisie, sur l'esplanade de la corniche reverdie par les orages d'automne, les attablées aux terrasses des cafés devisent ironiquement sur le changement de locataire de la somptueuse résidence de France. L'ambassadeur nouveau est carrément qualifié de malotru, de parvenu, d'erreur de casting... » les mots sont durs tant la désillusion est immense. 
Après la révolution, ils avaient chassé Boris Boillon, un Sarkozy-boy sans éducation: https://hybel.blogspot.fr/2011/02/le-nouveau-resident-de-france-en.html 
Alors très vite, Paris avait fait acte de contrition en nommant François Gouyette, un diplomate de carrière : « du miel ! Il a sillonné toute la Tunisie...courtois, modeste, toujours un mot aimable à la bouchedans un arabe parfait...c'est bien simple, au 14 juillet pour ses adieux, il y avait plus de monde à la résidence de France qu'au stade de foot !..." Les regrets sont unanimes et la compassion sincère car meskin, l'infortuné diplomate a été nommé en Arabie Saoudite, chez les obscurantistes. On plaint son épouse Halima, contrainte de porter l'abaya noire quand elle voudra sortir de la résidence en béton du quartier réservé aux diplomates. Le couple ira t-il faire le pèlerinage à la Mecque comme leurs homologues britanniques Simon et Huda Colis ? Pas simple.

Le stagiaire du Quai d'Orsay à la Kasbah
Le successeur du bien aimé François Gouyette est le déjà détesté Olivier Poivre d'Arvor. Il est arrivé par bateau. Tout comme le Résident Général de Hauteclocque qui conduisit la sanglante répression contre le mouvement nationaliste en 1952. Quel symbole ! Pire, dans une déclaration à RTL, l'ancien PDG de Radio France Culture a tenu des propos diplomatiquement insensés « Ma mission principale est d’assurer la sécurité des Français qui se trouvent en Tunisie... Il faut pouvoir les protéger, notamment dans les pays comme la Tunisie dont on sait qu’ils sont fournisseurs de jihadistes » 
Un comble pour les Tunisiens qui se souviennent que les députés Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi sont tombés sous les balles d'un jihadiste français natif de Paris, toujours en fuite,  et que les attentats de Charlie, Bataclan et Nice ont également fait des victimes tunisiennes. 
Par ses propos, l'ambassadeur Poivre d'Arvor qui est aussi accrédité en Libye, s'est d'emblée totalement discrédité. 
Fort heureusement les Tunisiens sont de bonne composition car on imagine le scandale qu'auraient provoquées semblables désinvoltures au Maroc ou en Algérie ! Le Président tunisien Caïd Essebsi est un beldi de noble éducation qui a fait ses classes comme ministre des affaires étrangères il y a un demi siècle. Il ne va pas tarder à inculquer les bonnes manières au jeune parachuté. D'ailleurs, trois mois après son arrivée, il n'a toujours pas pris le temps de recevoir ce stagiaire du Quai d'Orsay à la Kasbah !

Décidément le cafouillage de la diplomatie arabe de la France est une irréductible constante. 

dimanche 2 octobre 2016

Dassault, l'exception française

Il faudra bien s'y résoudre, dans deux jours ou dix ans, Serge Dassault tirera sa révérence. Après une cérémonie aux Invalides, des gens très importants formant cortège, accompagneront le défunt jusqu'à sa dernière demeure au cimetière de Passy, derrière la Place des Droits de l'Homme, où il reposera aux côtés de son géniteur Marcel dont le tombeau de marbre noir indique sobrement qu'il fut « avionneur ». Dans les jours qui suivront, Le Figaro affichera son portrait liseré de noir et rapportera les commentaires dithyrambiques sur les exploits du patron milliardaire d'un groupe centenaire authentiquement français.

L'antipathique homme le plus puissant de France
De son père, Serge a hérité un empire et des idées politiques qu'il a fait prospérer. Mais autant le déporté-résistant-ingénieur-génial était affable, sympathique et généreux, autant son fils ainé est distant, arrogant, grognon, infréquentable. Sitôt la main serré, on est soulagé de la lui rendre. Pour les anglo-normands, son personnage fait irrésistiblement penser à celui de « Monty », Mister Burns dans les Simpsons. Mais après tout, un milliardaire peut bien se payer le luxe de se dispenser de simagrées mondaines. Contrairement aux autres industriels de l'armement, il ne fréquente pas les endroits huppés, ne met jamais les pieds au Polo Club, il préfère les safari en solitaire dans sa chasse privée près de Rambouillet. Il n'est pas non plus du genre à taper dans le dos de ses 18 000 cadres et employés très qualifiés qui appliquent sans regimber ses quatre mots d'ordres : passioninnovationexcellenceengagement.
L'homme est richissime à 18 milliards d'euros. Il détient des participations dans une cinquantaine de sociétés, l'ensemble dégage des bénéfices enviés par tous les fonds de pension. Son entre-gens est considérable dans la finance, les médias et les milieux politiques où nul n'est assez fou pour se le mettre à dos. C'est l'homme le plus puissant de France : une autre raison bien française de le détester.

Lignée cocorico
En très exactement cent ans « Dassault père et fils » sont parvenus à se faire un nom dont la renommée internationale est l'égale de Dior, Bic, Chanel ou Michelin. Tous les grands de ce monde se déplacent en Falcon, le plus performant et le plus sûr des avions d'affaires, quant au Rafale c'est un redoutable engin de guerre, un avion multi-rôles vecteur de bombes nucléaires.

Dassault Aviation est un champion singulièrement exemplaire dans l'industrie française. Confidentialité oblige, il atteint un taux d'intégration « made in France » proche de 90% en faisant appel à 500 entreprises sous-traitantes de haute technicité toutes implantées dans l'hexagone. Économiste de la vieille école, Serge Dassault est à contre courant de la financiarisation de l'industrie, il est son propre banquier et n'a jamais songé à optimiser en délocalisant son siège des Champs Elysées. C'est un french tycoon paternaliste qui serait apprécié du public si son groupe fabriquait des smartphones plutôt que des avions de chasse. Pourtant, à contre courant du commerce extérieur civil qui enregistre un déficit de 50 milliards d'euros par an, celui des armes est largement excédentaire. Ce n'est pas une consolation, c'est une tradition bien française qu'aucune révolution n'a jamais transgressé.


France, terre de fabricants de canons
La France jamais en paix, de tous temps a guerroyé. Son savoir faire des armes date de cinq siècles. En 1515 à Marignan, petit village près de Milan, le tout jeune roi François 1er alors âgé de 25 ans, intronisé 8 mois plus tôt, remporte une victoire spectaculaire sur des troupes plus nombreuses grâce au feu de ses 70 canons. En 1517, il recueille Léonard de Vinci, 65 ans, qu'il chouchoute à Ambroise pour lui ravir les plans de ses machines de guerre.
Depuis, tous les monarques et Présidents n'ont cessé de promouvoir le développement des industries d'armements. Après les leçons des deux guerres mondiales, la doctrine gaulliste a encouragé des programmes ambitieux. Outre le nucléaire stratégique, la France second espace maritime de la planète, a innové dans la construction de sous-marins et de navires de surface de tous tonnages. Des budgets de recherche considérables ont été consacrés à l'artillerie et aux blindés ; aux hélicoptères ( 20 000 engins civils et militaires en opération dans 150 pays) ; aux avions de chasse et de transport, sans compter les missiles sol/sol et les satellites d'écoute et d'observation.
Sur le marché mondial de l'armement, l'offre française occupe la troisième place derrière les géants américains et russes.

De du Bellay à Dassault
La génération de Serge Dassault a appris par cœur sur les bancs de l'école le poème de Joachim du Bellay : France, terre des arts, des armes et des lois, tu m'as nourri longtemps du lait de ta mamelle...
Coté arts : Monsieur Dassault s'est doté d'un château dans le bordelais qui pisse un vin empyreumatique tout comme la prose des rédacteurs de son groupe de presse.
Coté lois : après une carrière modeste d'élu local dans la banlieue parisienne, il a fini par remporter un siège à la représentation nationale en devenant sénateur. Le parlementaire nonagénaire siège rarement, mais il maintient la tradition familiale en imposant régulièrement aux lecteurs de Jours de France ou du Figaro des éditoriaux que des thuriféraires biens payés se chargent ensuite de propager. Irréductiblement de droite, il appel à voter Sarkozy aux primaires de 2016 mais fait la bise à Hollande se rappelant sans doute qu'il doit ses succès électoraux aux déroutes de la gauche et la prospérité de ses affaires aux gouvernements socialistes. Têtus, droit dans ses bottes, il est suprêmement maladroit comme en témoigne ses nombreux déboires avec la justice : pour avoir chassé le faisan illégalement, pour dissimulation d'une poignée de millions au paradis fiscal, pour achat de voix lors d'une élection municipale... Autant d'infamies qu'il aurait pu s'épargner en se contentant d'être le patron multimilliardaire d'une entreprise prospère.

Merci patron

Polytechnicien arrogant, Serge Dassault est un citoyen qui donne son avis à tout bout de champs, irritant secrètement Les Républicains dont il est pourtant secrétaire national. Tous lui reprochent à voix basse ses leçons de paternalisme : « dans mon entreprise, on a choisi l'égalité entre salariés et actionnaires... en ce moment, comme les choses ne vont pas trop mal, on leur a donné 100 millions : cent millions pour les actionnaires, 100 millions pour les salariés....ça leur fait trois-quatre mois de salaires pour chacun... » Propos extraits d'une interview en ligne sur son blog à faire rêver les quelques 800 mille employés d'entreprises du secteur public : Edf, Gdf, Sncf, Ratp, Aéroport de Paris, La Poste, Air France.... Même sa dépendance des commandes publiques est un contre exemple pour Areva, Alstom... Le capitalisme familial serait-il devenu plus socialiste que le capitalisme d'État ? À droite comme à gauche, nul n'apprécie les sorties iconoclastes de Monsieur Dassault qui déclare à propos de Pierre Gattaz Président du MEDEF (son ancien employé 1984-1989) qu'il « est le patron de rien du tout ! » On comprend pourquoi ses amis politiques ne l'aiment pas vraiment. Ils se soumettent bon gré mal gré. Personne ne lui fait de cadeau, tous en attendent un de lui.

Tel Aviv ou Riyad ?
Au plan international Dassault est plus discret car il ne faut pas se brouiller avec d'éventuels clients étrangers. Que son cœur penche vers Israël plutôt que vers l'Arabie Saoudite, ou inversement, rien n'est évident. Selon Intelligence Online et Marianne : l'agent d'influence des principales industries d'armements israéliennes en France Laurent Azoulai (Président de la Commission Nationale des Conflits du Parti Socialiste , fondateur de la très influente Fondation Jean Jaurès et du Cercle Léon Blum, ancien argentier des campagnes électorales du PS) co-gère avec Moshe Avital une prospère société d'intermédiation qui compte parmi ses clients Dassault Aviation mais aussi le groupe Saoudien Bugshan. Cette triangulation d'affaires permet sans doute des rapprochements politiques et inversement.
Mais si « Sergio bin Marcel », comme le surnomme un autre intermédiaire mal élevé, aime la politique intérieure, il déteste la politique étrangère et leurs commerçants en coulisse qui d'ailleurs le lui rendent bien, car dans ce milieu avide de commissions à deux chiffres, il traine une réputation d'oncle Picsou.

Rafale au décollage
Sa fonction de patron du groupe d'aviation éponyme le porte à rencontrer les potentiels clients. Depuis des décades, il sillonne le monde dans son jet pour le plus grand mal de ses affaires car ce n'est pas un marchand de violette, c'est le pire VRP du commerce extérieur. Il a beau se forcer, il n'arrive pas à faire semblant d'être content de rencontrer un étranger. Il ne sait pas quoi lui dire, baragouine deux mots d'anglais, met les pieds dans le plat, improvise des discours hors sujet qu'aucun de ses collaborateurs n'ose contredire. Sa présence sur les salons de l'armement est boudée, les visiteurs galonnés préfèrent aller se faire photographier sur le stand russe aux côtés de Michaïl Kalachnikov, Général le plus décoré de Russie, décédé paisiblement dans son lit à l'âge de 94 ans en 2013, dont les terrifiantes inventions ont battu tous les records de carnage de l'histoire de l'humanité.

Miracle ou coïncidence, depuis que Serge Dassault voyage moins et qu'il a cédé les rênes à ses adjoints, le Rafale se vend enfin. Certes, il faut admettre que convaincre l'Émir du Qatar ou le Maréchal Sissi d'Egypte ne sont pas des exploits commerciaux probants et qu'ils sont surtout la conséquence de la diplomatie d'affaires conduite par Le Drian ministre. 
Mais la récente vente à l'Inde, première démocratie à acquérir des Rafales, est indiscutablement une performance. Elle est d'autant plus habile qu'elle a été signée par le ministre et que cette position de sous-traitant de l'État français met Dassault à l’abri des aléas juridiques et commerciaux les plus sérieux. Cette percée ouvre la voie à d'autres commandes.
Reste une incertitude de taille : après le Mirage de Marcel et le Rafale de Serge, quel sera l'avion d'Olivier l'héritier ? Bien malin qui pourra prédire l'avenir de cette étonnante lignée.