lundi 28 avril 2025

Capitaine algérien de l'armée française


En novembre 1942, les Américains et les Britanniques débarquent sur les rivages du Maroc et de l’Algérie. Soldats sans préjugés, ils tendent la main aux juifs et aux arabes. Les pétainistes rentrent la tête dans les épaules. Liberté, égalité, fraternité…allons enfants de la patrie… Les lendemains chantent. Une nouvelle Algérie va naître, c’est certain. En nombre, les arabes se précipitent dans les bureaux de recrutement pour aller libérer la France du joug nazi.


Abdelkader Rahmani a 17 ans. Son père, docteur ès-lettres lui a appris à manier avec élégance la langue française. Il est berbère né en Kabylie pays décrit par Albert Camus dans son itinéraire de la misère où les enfants meurent de faim. 

Abdelkader est pâle de peau, instruit et  fils « de grande tente »: trois raisons pour être admis à l’école des officiers indigènes d’Algérie et de Tunisie de Bou Saada. Brillant élève, il fait partie de la première promotion de quatre algériens admis à la prestigieuse école de cavalerie de Saumur. Après cinq années de formation (cursus plus long que celui des Français) on lui décerne le grade de sous-lieutenant… à la condition de renoncer à solliciter la nationalité française ! 

Les temps sont confus, les politiques coloniales changeantes et incohérentes. Pour le jeune officier indigène, l’armée est une vocation, c’est le choix de sa vie. Il sait pourtant qu’il lui sera impossible de franchir le plafond de verre des quatre galons de commandant. 

Certes, Chérif Cadi premier polytechnicien musulman a pu se hisser en 1916 au grade de lieutenant-colonel, mais c’est une des rares exceptions et les généraux musulmans sont encore plus rares, l’histoire ne dénombre que le Tunisien Youssuf qui a été étoilé en 1856; le Marocain Kettani le sera en 1954 et l’Algérien Rafa en 1961.


À cette époque, les émoluments des musulmans sont inférieurs à ceux des chrétiens, les affectations restreintes, les discriminations et brimades fréquentes. Même « marié-à-une-française », les couples mixtes n’accèdent pas au mess. En 1950 tous les officiers algériens sont invités à passer un examen pour être confirmés dans leur grade. Pour eux, les temps étaient noirs, tout était prétexte à les éloigner de l’armée depuis qu’ils avaient manifesté leur sourde indignation après les massacres de Sétif, Guelma et Constantine en 1945. Certains avaient vu des civils projetés des falaises de Kerrata et de Bougie. Un officier FMA, (Français Musulman d’Algérie) qui avait été obligé d’assister à ces supplices s’était suicidé.


Alors pour éviter la contagion, l’armée avait proposé d’éloigner les officiers musulmans qui le souhaitaient. Rahmani sera affecté en Corée. Il y gagnera par son courage les galons de lieutenant et la croix de la Légion d’honneur. En 1956, il est au Liban en mission d’observation. Pendant ce temps, en Algérie la guerre totale est engagée et les espoirs de paix sont entravés par la droite revancharde rescapée de Vichy. 


À Paris, les partis politiques s’affrontent dans des joutes oratoires stériles cependant que « rebelles » et  « gardiens de l’ordre républicains » s’entre-massacrent à qui mieux mieux. 

Le détournement de l’avion civil de Ben Bella par l’armée française en octobre 1956 ordonné par un secrétaire d’état en cachette de son ministre et du chef du gouvernement pour saboter toute tentative de négociation, désespère les plus optimistes. Pour les officiers musulmans c’est l’heure du choix. Plusieurs d’entre eux désertent et rejoignent les rangs de l’Armée de Libération Nationale. Ils deviendrons généraux de l’Algérie indépendante. 


Rahmani (le miséricordieux en arabe) reste fidèle à son serment. Nourri à l’école de la République des armées, sans doute un peu naïf, il est persuadé que sa hiérarchie -forcément vertueuse- ignore la réalité du terrain. Alors, méthodiquement, il réunit les preuves des exactions et des injustices. Son volumineux dossier est accablant.   

Avec 52 de ses camarades officiers musulmans, ils projettent  en décembre 1956 de l’adresser  au président de la République : « Notre situation d’officiers algériens est rendue intenable par la lutte sanglante qui oppose nos camarades français et nos frères de sang…Nous sommes et pourrons faire un lien solide entre nos deux peuples…ce qui permettrait d’engager une conversation immédiate et loyale entre les représentants des deux communautés » Bref ils proposent leur intermédiation pour  « une paix des braves ».


Avant de soumettre officiellement leur supplique au Président René Coty, « Chef des armées en titre » mais aux pouvoirs constitutionnels limités, Rahmani consulte la voie hiérarchique et les responsables politiques de tous bords. 

Dans son ouvrage L’affaire des officiers algériens (éditions du Seuil décembre 1958), il relate ses rencontres avec Pierre Mendès France, Daniel Mayer, Buron, Pfimlin, Faure… Il narre aussi les dérobades et les lâchetés, les rendez-vous reportés et manqués avec François Mitterrand ministre de la Justice et Guy Mollet le président du Conseil dont le chef de cabinet lui lance: « et si les Bretons demandaient leur indépendance, que feriez-vous à la place du Gouvernement ? »  Rahmani rétorque: « puisque vous nous assimilez aux Bretons, avons-nous des Algériens députés à la Chambre ? des ministres ? Accepteriez-vous qu’un jour un Algérien soit Président de la République ou du Conseil ? » 


Ultime rencontre et dialogue de sourds avec le général d’armée inspecteur des forces  d’Afrique du Nord. « Il faut que le FLN soit exterminé  » lui dit-il.  « Mais mon général si vous tuez tous ces tueurs, vous devenez vous-même un tueur…et puis alors, avec qui faire la paix ? » L’entretien franc et houleux de quatre heures d’horloge semble se terminer dans l’apaisement: « vous avez ma parole Rahmani, qu’aucun de vous ne sera arrêté, je m’en porte garant…dites le à vos camarades » Trois jours plus tard, Rahmani est  incarcéré au Fort de Saint Denis avant d’être transféré en mars 1957 à la prison de Fresnes sous l’inculpation « de tentative de démoralisation de l’armée ».

De Gaulle le fera libérer quelques mois après son retour au pouvoir. 

Rahmani dont l’histoire a été déformée par la passion et la propagande sera finalement promu capitaine en… 1975.


jeudi 10 avril 2025

"Qui perd gagne" Comprendre le sentiment de revanche de Trump


Pas un jour sans que le vieux monsieur détraqué ne s’adresse aux citoyens du monde. Ses mots sont insensés. Alors aussitôt, angoisse et anxiété se répandent. 

L’avenir est indéchiffrable. Même pour les sachants ayant réponse à tout qui se succèdent à la queue leu-leu sur les plateaux de télévisions. On cherche désespérément à comprendre le pourquoi et le comment de cette guerre mondiale qui refuse de dire son nom.


Le désarroi face à l’épidémie d’injustice et à la montée du fascisme  nous submerge. Il n’y a pas d’autres hypothèses plausibles que celle d’une pathologie cérébrale. En écoutant Trump on ne peut se retenir de s’exclamer « mais il est malade ! » ? C’est un mauvais remake de Charlie Chaplin bouffonnant Hitler en train de jouer avec un ballon de baudruche en forme de globe terrestre (Le dictateur 1940)


À l’exception du courageux Zelensky, le De Gaulle ukrainien, tous ceux qui défilent dans le bureau ovale évitent soigneusement de contredire l’écervelé. Pire, comme menacés par un canon invisible posé sur leur tempe, les chefs d’états étrangers accourus à sa convocation le flagornent outrageusement. 

César, Caligula, Bokassa…les exemples de troubles cognitifs sévères des puissants à travers les âges ne manquent pas. La nouveauté c’est que ce délirium est retransmis à des milliards d’apeurés qui s’attendent à voir le ciel leur tomber sur la tête.  On est en train de Gazaifier les consciences. La psychose collective se répand. Nulle manifestation ni protestation de foule. L’inertie et la paralysie gagnent. Les têtes s’enfoncent dans les épaules de crainte d’être tranchées. Chacun goûte son moment de sursis en s’auto-persuadant qu’il échappera à la foudre.


Pour tenter de comprendre le moteur de ce suicide programmé de l’Amérique qui précède celui de l’Europe, il faut être sociologue, anthropologue, et surtout psychopathologue clinicienne.

Évelyne Larguèche est tout cela. Cette ingénieure de recherche au CNRS a publié nombre d’études académiques très savantes, mais depuis qu’elle est à la retraite, elle écrit des petits livres  accessibles et éclairants. Après L’injure. La blessure du Moi (In Press 2021); La provocation. Au risque de l’image de soi  (In Press 2023), elle vient de publier: Qui perd gagne. Le sentiment de revanche (L’Harmattan 2025).


Comment se fait-il qu’à chaque page de cette trilogie injure-provocation-revanche on pense à Trump alors que son nom n’est jamais mentionné ? Tout à coup ce personnage déjanté qui remplit nos inquiétudes nous apparait transparent. Et si son comportement provocateur et injurieux n’était que l’expression de son sentiment de revanche ?

La revanche est un terme associé au jeu. Le perdant peut se refaire si le gagnant magnanime consent à ses conditions. « Vous n’avez pas les cartes en main ! » lance Trump à Zelensky. Injure, provocation, revanche ? La trilogie est réunie.


Au fil des siècles, le terme revanche s’est répandu par la déformation du mot vengeance. « La revanche est  une disposition qui accorde à celui qui a perdu une nouvelle possibilité de gagner. Action elle est vengeance, résultat elle est annulation » écrit Évelyne Larguèche qui ajoute  « le sentiment de revanche n’annule ni ne se venge, il compense un soi passé ressenti comme perdant par une illusion de toute-puissance et de maîtrise à laquelle il croit et fait croire ».

 

« Qui perd gagne » est un essai d’une centaine de pages qui nous entraine vers la redécouverte de locutions, d’expressions, de postures, et surtout vers  l’usage d’outils conceptuels évidents qui avaient échappé à notre réflexion. On navigue entre le « je » et le jeu dans lequel le gagnant n’est pas celui que l’on croit. La pensée du lecteur qui ignore les cheminements savants de la psychanalyse est guidée pas des exemples nombreux puisés dans le sport ou la littérature. On côtoie le tennisman Djokovic avec Zweig, Kafka et Dostoïevski, le Mondial de foot et la boxe avec une ribambelle d’écrivains: Diderot, Corneille, Khadra, Ernaux , Gary…mais aussi le compositeur-chanteur Jean Ferrat et même le général De Gaulle ! Ce fourmillement d’exemples conduit le lecteur à marquer une pose de réflexion à la fin de chaque paragraphe: bon sang mais c’est bien sur !… avant de reprendre sa lecture.

Évelyne Larguèche n’a pas cédé à la tentation du best seller. Il n’y a pas dans « Qui perd gagne » la moindre référence à l’actualité, pour autant, sa lecture offre l’apaisement du savoir à ceux qui cherchent à comprendre le sentiment de revanche de Trump et des autres agités du bocal.


 

 



 




mardi 25 mars 2025

Où est la défense passive ?

Dans le vacarme de vociférations qui couvre toute réflexion, écoutons ceux qui se taisent. 

Sans regret ni honte, l’artisan que je rencontre a fui son pays en guerre avec sa famille. Je sais qu’il a perdu un frère et deux copains. À mes interrogations compatissantes, il reste muet le regard vers le ciel, ne répond rien mais me serre la paume à deux mains 

À cet autre, centenaire honoré de médailles prestigieuses  à qui je demande à brûle pourpoint les souvenirs d’une terrible bataille, je reçois le regard songeur et un silence prolongé. 

À mes questions d’enfant curieux, mon grand-père brancardier héros de 14-18, se figeait un instant dans ses pensées lointaines et m’entrainait immanquablement  : «  viens, allons faire le tour du jardin  !  »


La perception diffuse de la guerre

Les va-en-guerre ne sont pas ceux qui l'on vécue. Rares sont les rescapés, mutilés, traumatisés sur les plateaux de  télévision. La guerre est perçue comme une abstraction d’images, elle est sans odeur de sueurs froides, sans fracas ni hurlement,  sans nausée qui retourne les tripes, sans rougeur poisseuse… Les causeurs de salon, faiseurs d’opinion dénoncent les capitulards, les munichois... et se décernent des brevets de patriotisme par anticipation. Leurs contradicteurs, ni pacifistes ni militants de la paix, sont des obligés de la Russie qui hier encore leur payait grassement des jetons de présence, des conférences, des tribunes dans leurs journaux. 


Lorsque le décret de mobilisation s'affichera sur les smartphones et que Paris sera menacé il faut espérer que devant le danger commun tous s’aligneront en rang. Hélas il est à craindre qu’ils se précipitent sur les routes, matelas sur le toit de leur voiture vers les frontières du sud comme des étrangers qui s’en retournent au pays. 


Insouciance collective

Obnubilée par les échéances électorales la classe politique feint d’ignorer que la guerre suspend la démocratie. Elle est convaincue que la paix tiendra au moins jusqu’aux municipales de l’an prochain ! Le Président tente par petits phrases, de rassembler sans trop alerter la population accrochée à son pouvoir d’achat. L’inflation est atone, le chômage contenu, le prix de l’essence à la baisse, la croissance marque un petit point (contre six en Chine)… On se résigne, on se satisfait de ce fond de verre, chacun prépare ses vacances estivales. La guerre de Russie comme la réforme des retraites attendra bien la rentrée.


À l’affiche d’un théâtre sur les Champs Elysées, un ancien ministre vaniteux de la justice soliloque ses souvenirs de plaideur cependant que s’achèvent trois procès de la honte et de la nausée qui sont autant de miroirs sociétaux: celui d’un ex-président de la République pour corruption; celui d’un chirurgien violeur de 299 enfants; celui d’un hominidé qui a drogué son épouse pour la livrer à 51 détraqués sexuels. 


La Russie paiera !

Habitués à son confort et à la tranquillité le Français ne voit dans la  guerre que les inconvénients de son coût. Où trouver l'argent ? emprunt national, captation d’épargne, confiscation des avoirs russes ? Pas question d’augmenter les impôts a rassuré le Président. Chacun pense avec confiance: « la Russie paiera ! » tant il est vrai que les vaincus sont toujours les payeurs et qu’il ne fait pas de doute que nous serons vainqueurs.

Pour rassurer tout un chacun, l’Union Européenne a rassemblé les intentions de crédit des nations, soit au total 800 milliards d’euros. Comment les dépenser; qui définira l’expression des besoins et fixera les priorités; comment fédérer les industriels concurrents, quelle centrale d’achat, quel commandement intégré  … ??? Mille questions posées en 24 langues pour créer en toute hâte une néo-OTAN sans les États-Unis félons.


Ter repetita

Comme en 14, comme en 39, la France une nouvelle fois est confrontée aux leçons de son histoire.

Il faut lire le dialogue entre les frères Thibault écrit par Roger Martin du Gard. Il est daté du 17 juillet 1914 soit une semaine avant le début de l’hécatombe qui fit 18 millions de morts et 21 millions de blessés. On se surprend à remplacer Allemagne par Russie, Kaiser par Poutine, Poincaré par Macron…

Le 30 septembre 1938, une foule de Parisiens « ah les cons ! » acclamaient Daladier de retour de Munich où il avait sacrifié les Sudètes de Tchéquie contre  la fourbe promesse d’Hitler : « L'Europe connaîtra ensuite la paix pour mille ans ! » Une année plus tard, l’avancée des troupes allemandes qui avaient contourné la ligne Maginot, jetait sur les routes 10 millions de civils en panique.

En aout 1939 Hitler et Staline scellaient un pacte d’amitié qui ressemble sinistrement à celui qui se négocie entre Trump et Poutine. 


Réarmement

Le scénario de la guerre qui se prépare ne sera pas le même. Aujourd’hui, l’infanterie est robotisée, les avions téléguidés… Les combattants ne regardent plus la mort en face. Elle surprend sans prévenir comme à Gaza où les dronistes tuent sans risque d’être tués; comme au Liban où le Hezbollah a été décimé par des smartphones piégés. 

La priorité du réarmement de la France n’est pas l’usinage d’engins d’artilleries obsolètes mais la production massive de systèmes télécommandés et de robots dopés à l’intelligence artificielle.

L’arme première étant celle du renseignement, la mise en commun des ressources européennes serait prodigieusement efficace. L’histoire de Gustave Bertrand est édifiante. La coopération de cet officier français avec ses homologues polonais et britanniques a permis de casser les codes de la machine à crypter allemande Enigma, et partant, d’écourter le dernier conflit mondial de deux ans !

 

On ne prépare pas la guerre uniquement en fourbissant les armes

Il est à prévoir que le champ de bataille de l’Ukraine sera contourné d’attaques par procuration qui viseront entre autres la Pologne, l’Allemagne, l’Angleterre et la France. La Russie ne manque pas de satrapies et de mandataires. Les alliés historiques de Moscou: Algérie, Hongrie, Azerbaijan… resteront-il neutres ? Ils ont déjà commencé à répandre de l’huile sur le feu avec la complicité objective des extrêmes droites européennes qui comme les communistes de 1939 sont divisées sur la poursuite de leur allégeance au Kremlin.  


Comme en 14, comme en 39, la population n’est pas préparée à recevoir le choc d’armes offensives inédites. La vulnérabilité est numérique:  communications, informations, eau, électricité, avions, trains, TikTok et Amazone…tout peut être stoppé y compris les Tesla qui fonceront dans les murs. Ces attaques anonymes sèmeront le chaos dans une société désarmée car il n’existe pas de parade ni de dissuasion probante au numérique anonyme et encore moins au quantique. C’est pourquoi il serait raisonnable de se préparer à subsister en mode survitalistes. 


La Suède on invite ses citoyens à constituer des réserves de survie d’une semaine. La Finlande prévoit des stocks de carburant, médicaments, céréales…pour neuf mois. 

En France, rien. Pire, aucune mesure préventive, aucune mobilisation de ressources humaines, aucune réquisition ne paraissent pour l’instant envisagées. Sans bouclier, le bras qui brandit le glaive sera vite coupé.

Le pays persiste à tourner le dos à son Histoire. La défense passive est passive.