vendredi 28 février 2014

L'Ouzbékistan après l'Ukraine ?

Trente ans que l'Union Soviétique n'est plus. Mais au pourtour de la Russie, les scories de l'empire demeurent. L'Ukraine vient de faire sa Révolution. On aurait tort de réduire ce séisme au seul affrontement des modèles Est/Ouest. Il est surtout l'expression de l'indignation d'un peuple épuisé par l'héritage d'un système profondément miné par la corruption. La mutation post soviet achevée de la Russie n'a pas encore gagné toutes les Républiques de l'ex-Union.
Après l'Ukraine, attendons nous à des irruptions analogues en Asie Centrale. Des premiers signes nous parviennent de Tachkent.

Par sa population de trente millions d'habitants, la plus nombreuse et la plus homogène des cinq Républiques d'Asie Centrale, l'Ouzbékistan est une puissance régionale. En outre, sa position géographique lui confère un rôle de pion incontournable sur l'échiquier mondial des forces. L'Ouzbékistan n'est plus traversé par les routes de la soie et des épices mais par celles du pétrole, du gaz, de l'eau et de la drogue qui transitent du Turmenistan, Tadjikistan, Iran, Chine, Russie, Turquie, Kazkhstan, Afghanistan. Comme l'Ukraine, l'Ouzbékistan est un carrefour commercial au centre d'un continent.

Les Ouzbeks ne sont pas riches. Ils ne possèdent ni gaz, ni pétrole en abondance, mais des mines d'or et des champs de coton. L'économie vivote passablement. Elle est bridée par une administration kafkaïenne, la corruption et le népotisme. Une sinistre structure politico-mafieuse est au pouvoir depuis la chute de l'URSS en 1990. A cette époque, les apparatchiks communistes ouzbeks se sont contentés de modifier leur carte de visite : le Premier Secrétaire du Parti est devenu Président de la République, le KGB a changé ses initiales en SNB. 

Si vous voulez revivre l'époque de Staline, allez en Ouzbékistan ! Ne vous contentez pas de la visite du bazar de Samarcande ! Allez à la rencontre de l'extraordinaire peuple ouzbek sur les marchés (maïdan) de Tachkent, Fergana, Karchi, Andijan, Ouchkoudouk ou Termez.
On vous chuchotera à l'oreille - car la police politique est omniprésente – le récit des révoltes réprimées dans le sang, les dénonciations, la torture, les mises en cage. Vous saurez qu'à l'automne, tous les collégiens et les étudiants sont réquisitionnés pour aller dans les champs récolter le coton ; des milliers de récalcitrants préfèrent les camps d'internement.
Sur le curseur des libertés fondamentales et des droits de l'homme l'Ouzbékistan se situe dans la même zone rouge que la Corée du Nord.
L'indignation humanitaire internationale y est pourtant très mesurée.

L'Ouzbékistan a des arguments de poids pour réduire au silence les bonnes consciences.
En échanges de dollars, elle propose des bases arrières conciliantes et un couloir aérien ouvert à toutes les opérations de l'OTAN vers l'Afghanistan et le Moyen-Orient. Ses milices interviennent en profondeur au Tadjikistan et en Afghanistan pour contenir la prolifération islamiste. Le pouvoir de Tachkent, coopérant zélé de la lutte contre le terrorisme international, s'est ménagé les bonnes grâces de Berlin et Londres par des achats importants d'armement et les faveurs de Paris en passant commande l'an dernier d'hélicoptères (10 Fennec et 6 Cougar selon l'information rapportée par « La Tribune » du 29/01/2014). Last but not least ; un ancien boxeur ouzbek, le très protégé Vice-Président du Comité Olympique Asiatique reste abusivement classé cinquième au top ten US des trafiquants de drogue.
Oui, la mafiocratie de Tachkent a les moyens de se montrer persuasive.

Pourtant, le pouvoir de Tachkent vacille. Le Président Karimov ré-élu ad vitam n'est pas éternel. Il est malade et vieux. Fidèle aux enseignements de l'école de la dictature, il a préparé sa fille aînée pour lui succéder. La belle Gulnara Karimova a passé de brillants diplômes avant de faire ses classes d'ambassadeur à l'Unesco et à Madrid puis, elle s'est lancée dans les affaires et la variété pop. L'appareil d'Etat n'a pas goûté les excentricités de la fille à papa devenue milliardaire. Au fil des mois, le puissant patron de l'ex KGB a multiplié les chausses-trappes pour discréditer la belle. Petit à petit, ses collaborateurs et associés ont été pris dans de sales affaires. Epoux, belle famille, amis proches et lointains, tous ont été jetés en prison. Le bon peuple est ravi. Pour une fois que l'on s'attaque à des gros poissons !

Etrangement, le Président n'a pas réagi. On prétend même qu'il serait consentant. On assiste plus probablement à un coup d'Etat rampant, un bras de fer feutré entre apparatchiks. L'ogre de la SNB serait-il en train de dévorer son géniteur ?
Le dictateur est reclus dans son Palais de la banlieue de Tachkent au milieu d'une armée de deux mille fidèles armés jusqu'aux dents. La dernière fois qu'on a pu surprendre une photo de lui, c'était aux JO de Sotchi. Il était assis à coté du dictateur ukrainien aujourd'hui défait.
La semaine passée, dans les rues de Tachkent, armée, milice et police ont redoublé de présence. La censure interdit de parler des maïdan de Kiev. La ville est en état de siège. Chaque jour, la presse soumise annonce la mise en cause de personnalités pour corruption. Ça sent l'épuration d'une fin de règne.

A trois mille kilomètres au Nord, à Moscou, un Français a été jeté en prison à la demande des Ouzbeks qui réclament son extradition. Eric Cokini a passé quinze ans en Ouzbékistan. On veut le faire parler. Lui faire dire ce qu'il sait et surtout ce qu'il ne sait pas. Pour le procureur général de Tachkent, les « aveux » extorqués et le « témoignage » d'un Français auraient une valeur incontestable au yeux d'une opinion ouzbek qui vénère l'image universelle de la Justice française.
Voici pourquoi un VRP des PME made in France est retenu en otage et menacé d'être livré à des tortionnaires.

Espérons que le précoce printemps d'Ukraine fleurira bien vite en Ouzbékistan.

jeudi 27 février 2014

"Soif de justice" de Pierre Joxe


Joxe, c'est d'abord une lignée de serviteurs de la République de père en fils.

Pierre le dernier, n'a pas démérité. Diplômé, soldat, magistrat, député, ministre sept fois, Président de la Cour des Comptes puis sage du Conseil Constitutionnel. Homme de gauche résolument engagé. Combattant, intransigeant sur ses convictions. Pas de rouge à la boutonnière, pas de voyages de complaisance, pas d'agapes aux Champs Elysées, pas de baignade dans la piscine des milliardaires. Ce n'est guère de l'austérité ni du puritanisme, c'est la rigueur et la dignité qu'impose le service de l'Etat. L'homme est curieux de tout, modeste savant en tout. Il correspond et rencontre dès qu'une idée ou un événement l'interpelle. La poignée de main est facile, la tape dans le dos est rare. Il sait écouter les humbles mais aussi sacquer les prétentieux d'un trait d'humour glacial.

La plupart des anciens ministres se sont reconvertis dans des fromages plus ou moins crémeux. Ils sont conseillers ou consultants. J'en connais même un qui abandonna le commerce extérieur de la France pour la direction export d'un avionneur américain !
Pierre Joxe lui, a revêtu la robe d'avocat. Pas comme tant d'autres pour camoufler en honoraires de juteuses commissions ! Non, pour humblement prendre la défense des oubliés de la République. Maintenant, l'ancien premier magistrat de France souvent commis d'office, va plaider pour les petites gens et les jeunes délinquants dans les Palais de Justice sans or ni gloire de Paris, Créteil, Nanterre ou Bobigny.

Au dernier salon du livre maghrébin qui se tient chaque année à l'Hôtel de ville de Paris, j'ai surpris Pierre Joxe en conversation avec un mien collégien. Il lui a dédicacé son dernier livre « Soif de justice ».
L'ouvrage sous titré « Au secours des juridictions sociales », publié chez Fayard est illustré en couverture d'une reproduction de « la Nef des fous » de Gérome Bosch, iconographie allusive à la découverte d'un monde ignoré : celui de la justice sociale.

Il s'agit d'un pan majeur de la justice qui est méconnu de la plupart des justiciables qui n'ont pas eu la malchance d'y être contraint. Chaque année on dénombre 700 000 accidentés du travail, des milliers de victimes de maladies professionnelles : plomb, amiante, rayons, inhalations.... les handicapés, des mal indemnisés, des oubliés de l'Assurance Maladie, et aussi les 200 000 contentieux du travail.
En tout 500 000 affaires confiées à 489 tribunaux. Ce n'est pas rien !


Pendant quinze mois, Pierre Joxe, sa robe noire sous le bras, est parti explorer l'univers ignoré et parfois secret des juridictions de sécurité sociale, du contentieux de l'incapacité, du droit d'aide sociale, du droit du travail.
La justice sociale n'est pas rendue dans des Palais comme sa cousine civile ou pénale, elle siège dans des locaux administratifs anonymes où le public et les journalistes ne sont pratiquement jamais admis. L'irruption en ces lieux étranges d'un personnage aussi considérable que Pierre Joxe a dû étonner plus d'un magistrat.
L'auteur nous relate cette aventure singulière, puis dresse un passionnant résumé historique complété par une enquête de voisinage du droit européen avant de jeter les bases de l'indispensable réforme. L'ouvrage est implacable, il deviendra vite la référence indispensable de tous les praticiens du droit, depuis les étudiants au Garde des Sceaux.

Mais « Soif de justice » est aussi un livre d'une lecture agréable à mettre d'urgence entre toutes les mains de justiciables.
On y découvre les talents d'un avocat-journaliste-reporter : description, récit, dialogues, commentaires se hissent au niveau d'Albert Londres. On s'y croit on s'y voit. Les malheurs ordinaires de la France profonde sont exhibés douloureusement.
Le lecteur se souviendra longtemps du combat de Jonas qui réclame au tribunal de Melun, puis de Fontainebleau, 40 000 euros pour prix de ses deux jambes broyées dans la visse à béton de sa « machine de malheur » car « il fallait toujours faire plus ».
Il retiendra le drame absurde de cette femme venue de Saint-Etienne à Amiens avec son enfant en bandoulière qui geint. Elle porte dans une boite à chaussures, une attèle « de Bronw » et vient expliquer son malheur devant la Cour Nationale de l'Incapacité et de la Tarification de l'Assurance des Accidents du Travail. La CNITAAT.
A Chartres, on découvrira un tribunal siégeant dans un gymnase où le Président ordonne une expertise médicale à effectuer séance tenante dans les toilettes dames réquisitionnées pour la circonstance.
A Paris, l'audience de la Commission Centrale d'Aide Sociale siège dans un endroit secret qui ne figure dans aucun annuaire. On imagine que l'ancien ministre de l'intérieur a dû faire jouer ses relations pour en découvrir la cachette et ensuite amadouer l'huissier pour en franchir la porte.
Pierre Joxe a aussi sillonné la France des Commissions Départementales de l'Aide Sociale. CDAS. Sans doute a-t-il complimenté quelques magistrats. Mais un jour, outré, il quitte le tribunal en se demandant avec honte s'il ne méritait pas les cinq ans de prison prévus par  le Code Pénal pour non assistance à personne en péril.
Descente aux enfers de l'injustice sociale.
Ahurissant !

Au fil des chapitres, l'auteur rend hommage aux héros oubliés de l'histoire, aux mineurs de Fourmies et de Courrières, aux ministres du travail socialistes bien sûr, mais aussi à Croisat, à Laroque le père de la Sécurité Sociale... Il évoque le fardeau de l'héritage de l'esclavagisme et du colonialisme ; le Code Noir, le Code de l'indigénat qui se prolongent dans certaines pratiques patronales contemporaines par la délocalisation, l'immigration clandestine... 
Européen convaincu il n'aborde pourtant pas – ce sera pour une prochaine livraison peut-être – l'injustice trans-européeene et la question des 300 000 « impatriés » de l'Est qui travaillent en France pour un salaire et des droits sociaux au rabais.

L'étude comparative documentée met en évidence l'indigence des moyens de la justice française par rapport à celle de nos voisins allemands, espagnols, belges, britanniques...
D'expérience, l'auteur prédit qu'il faudra dix ans au moins, - après la « désarkozysation » qui n'est pas encore amorcée – pour une mise à niveau dont l'impulsion viendra de l'Europe elle même.
Il faut en accepter l'augure.
A moins, qu'aux beaux jours de mai, la jeunesse de France ne chante à nouveau : «  c'est le mois de Marie, c'est le mois le plus beau... » (page 12). Marie du nom du remorqueur de Nantes, Maria, prénom de la veuve Blondeau dont les belles histoires nous ont été contées.
Monsieur Joxe a « Soif de justice ». 
Nous aussi.

mardi 18 février 2014

Loïc Le Floch-Prigent et Eric Cokini


J'ai croisé Loïc Le Floch-Prigent pour la première fois il y a 20 ans en Asie Centrale. Il dévalait les marches du palais d'un dictateur; pressé de rejoindre son Falcon à l'aéroport. 
Dans quelques heures à Paris, il rendrait compte de sa mission rocambolesque qu'avait secrètement orchestrée un truculent demi sel milliardaire et l'écrivaine adorée du Président.

Loïc Le Floch-Prigent avoue avoir souvent été naïf.
Lorsque la gauche prend le pouvoir en 1981, il est un des rares cadres supérieurs de l'industrie encarté au PS. Habile et convaincant, il est très vite propulsé à la tête des plus grandes entreprises publiques : Rhône-Poulenc, SNCF, GDF, ELF. Mais « le mur de l'argent » et « le grand capital » se dressent contre ce patron breton barbu même pas diplômé de l'ENA ni de l'X. L'aristocratie de la finance et de l'industrie ne le fréquente pas, elle lui délègue ses portefaix qui se chargent de le gruger. Il finira sa tranche de gloire au cachot de la prison de la santé avec d'autres arrivistes de l'époque. Le patronat qui haïssait Mitterrand s'est acharné par procuration sur ce patron singulier. Loïc Le Floch-Prigent homme de talent ordinaire propulsé par des circonstances extraordinaires ne méritait pas cet excès d'indignité.

Je l'ai revu l'été dernier à Mortagne au Perche à la Maison de la Presse. Il était attablé à la dédicace de son roman, un polard : « Granit rosse ». Que faisait le breton du Trégor en basse terre normande ? Nous avons échangé des banalités. Le Perche est le refuge des tourmentés. Il fait bon s'y retrouver. Je n'ai pas évoqué les épopées d'Asie Centrale. On s'est serré la main, j'ai mis son roman policier dans mon cabas. L'après-midi même, à l'ombre du pommier, j'ai lu la plaisante enquête de la brave Ernestine, crêpière du port de Trebeurden.

Me souvenant de ce bon moment de lecture, j'ai acheté la dernière livraison de Loïc Le Floch-Prigent.
« Le Mouton noir » est le récit de l'ultime épisode de la carrière aventureuse de l'homme d'affaires. A soixante dix balais, le retraité des tranches B et C ne s'est pas rangé des voitures, mais il a perdu la main, c'est évident. 
Il raconte par le menu comment il a été piégé à Abidjan, expulsé vers Lomé, privé de cinq mois de liberté, de confort et de soins. Pas de quoi en faire tout un roman. Sauf que Loïc Le Floch-Prigent n'est pas n'importe qui ! Alors l'histoire mérite un petit détour.

Sitôt interpellé par la police à l'aéroport d'Abidjan, l'homme d'affaires au carnet d'adresse prestigieux téléphone à tout va. Ministres, ambassadeurs, avocats... Il pense que c'est un malentendu et que des excuses vont le raccompagner à la passerelle. Mais l'avion part sans lui. Il s'impatiente, s'énerve un peu. Il prend deux baffes pour toute réponse à ses questions. Le lendemain, un consul vient s'assurer de sa bonne santé. Point.
Pour la chancellerie de France Monsieur Loïc Le Floch-Prigent est un simple quidam. On lui réserve le service minimum de circonstance en pareil cas. Les diplomates considèrent que son arrestation puis son expulsion vers le Togo est une banale affaire contentieuse et qu'il convient de ne pas de s'en mêler. L'absence de formes légales et de dossier probant ne sont pas des raisons suffisantes pour entraver l'injustice évidente d'un système corrompu.  

L'expérience de Loïc Le Floch-Prigent est édifiante car elle révèle la doctrine « midnight express » de non ingérence de la France dans la justice de plomb des dictatures.
Alors que l'Etat français dénonce les pays de non droit, il leur reconnaît le droit de dire l'injustice à des citoyens français encagés. Pire, il ne s'oppose pas leur extradition entre pays tiers. Ainsi, la République Française a t-elle laissé la Côte d'Ivoire livrer Loïc Le Floch-Prigent au Togo sur la simple allégation qu'il devait y rendre compte d'un différent commercial !
Comité de soutien, manifestations publiques, presse, télé, pétitions...Les amis influents de Loïc Le Floch-Prigent ont mis cinq mois pour contraindre les pouvoirs publics français à intervenir.

A la lecture de ce témoignage, on mesure la détresse de ceux qui n'ont pas l'entregent de l'ancien PDG puissant.
Contrairement aux Allemands, aux Néerlandais, aux Britanniques, aux Marocains... le gouvernement français vole rarement au secours de ses commerçants de l'international. L'Etat dépense des fortunes en appui et soutien de toutes sortes mais il n'accorde aucune protection aux acteurs de l'exportation. Le gouvernement ignore le réflexe « d'assistance à exportateur en danger », il campe sur ses principes de non ingérence. Le patriotisme économique est un slogan de communiquant.

Ainsi, depuis un mois, Eric Cokini « un VRP du made in France » est détenu à Moscou dans l'attente d'une extradition vers l'Ouzbékistan qui l'accuse de « délit économique et fiscal ». Paris ne bouge pas. Pourtant, les supposés délits commerciaux reprochés à Eric Cokini par l'Ouzbékistan sont étroitement liés à l'exercice de son métier d'exportateur. Depuis vingt ans cet homme vend des produits français. En reconnaissance, il a même été décoré par la République. Mais aujourd'hui qu'une cabale de prédateurs concurrents tentent de l'éliminer, ambassadeurs et ministres sont aux abonnés absents. Seul, un agent du Consulat de France vient de temps en temps vérifier que le détenu est toujours vivant.

Contrairement à Loïk Le Floch-Prigent, Eric Cokini ne figure pas dans le Who's Who's. Ses amis – ils sont 2 500 - ont lancé une pétition. Ce n'est pas encore suffisant pour faire bouger nos gouvernants.
Mais si Loïk Le Floch-Prigent, par solidarité, pouvait murmurer à l'oreille des puissants...

lundi 10 février 2014

Armes françaises pour le Liban



Charles de Gaulle fut le meilleur connaisseur des affaires levantines. Dès 1929, le futur héros de la France Libre, alors simple Commandant des renseignements militaires à Beyrouth, pressentait la leçon de cohésion que la France pouvait attendre du Liban.
Son lointain successeur le chef du deuxième bureau des forces armées libanaises multiplie les succès. En quelques semaines, il a interpellé et débriefé les têtes de réseaux terroristes salafistes que les mauvaises langues affirment avoir été instrumentalisés par l'Arabie Saoudite. Coïncidence, quelques jours plus tard, le roi Abdallah a spectaculairement sifflé la fin du jihad. Il a ordonné aux milliers de combattants saoudiens en Syrie et au Liban de déposer immédiatement les armes sous peine d'être jetés en prison à leur retour dans le Royaume. Cette décision inespérée est quelque peu passée inaperçue à Paris. Mais Obama, qui avait sans doute inspiré ce décret d'armistice a immédiatement annoncé qu'il irait à Riyad en mars prochain pour serrer les doigts du monarque et fixer les règles du « new Saudi-US deal ».

Et la France ?
Elle compte et se dépense.
Entre elle et le Liban, il y a un « bon d'achat » d'armes de trois milliards de dollars payé cash et d'avance par l'Arabie.

Les modalités pratiques de la transaction sont simples en apparence. La somme versée sur un compte du trésor à Bercy sera débitée au fur et à mesure des commandes libanaises. L'opérateur et le contrôleur de la transaction est ODAS, une structure détenue en majorité par les industriels de l'armement mais dont le PDG est désigné par l'Elysée. Sarkozy avait nommé son Chef d'Etat Major de la marine. Pour conduire cette entreprise sensible, Hollande s'apprête à récompenser la retraite du Chef de l'ensemble des ses armées.

Il faut reconnaître que la mission d'honorer un cadeau empoisonné hors normes est délicate. En acceptant le chèque des mains du souverain wahhabite en décembre dernier, le Président Hollande avait (peut-être) mesuré les difficultés de cette opération commerciale inédite.
Nul n'a encore bien compris le comment et le pourquoi de cette extravagante transaction ni les arrières pensées qui l'on motivée. En Orient, on adore le jeu des échecs et le billard à trois bandes, surtout lorsque la partie vaut trois milliards.

A peine François Hollande était-il de retour des sables d'Arabie que ses amis israéliens se sont mis à hurler dans la cour de l'Elysée. « c'est une trahison, nous ne laisserons pas la France exporter des armes à nos ennemis !» Puis à la cohorte des hébreux se sont jointes celles des Européens et des Américains reprenant en cœur « pas question que les armes françaises tombent entre les mains du Hezbollah que nous venons d'élever au rang d'organisation terroriste ! »

De leur coté les industriels marchands de missiles sont montés au créneau réclamant leur part du gâteau. Ils ont été priés de patienter, alors par précaution, ils ont repris langue avec leurs réseaux d'intermédiaires salivant par l'odeur alléchée.


Au Liban, les deux grandes familles chrétiennes et musulmanes se partagent à travers les dix huit communautés qui siègent au Parlement, la gouvernance des institutions. Le Liban est pluriel. L'harmonie est possible toutes les fois que l'étranger ne s'en mêle pas. Les Libanais savent d'où vient l'ingérence. 
A l'image du pays, l'armée libanaise est pluriconfessionnelle, mais soldats et officiers forment un corps uni  redoutablement performant au regard de ses moyens. L'armée est soudée face à la menace de son ennemi déclaré : Israël.
« Notre choix en tant que militaires est la persévérance afin de préserver cette nation, faire face à l’ennemi israélien, ses réseaux d’espionnage et ses avidités, lutter contre le terrorisme sous ses différentes formes, et traquer les saboteurs qui oeuvrent à porter atteinte à notre sécurité ». Ordre du jour du Chef d'Etat Major lors de la fête des Armées.

Il y a quelques jours, des plénipotentiaires parisiens se sont rendu à Beyrouth pour expliquer que seule la branche armée du Hezbollah était terroriste mais que les membres encartés au sein de l'armée libanaise ne l'étaient pas. Les Libanais, gens de grande subtilité ont apprécié l'exercice diplomatique et linguistique en souriant.
Puis les Français ont suggéré au patron des forces armées le Général Jean Kahwaji de passer commande de 60 000 uniformes Dior, ceinturons et bottines Hermes, baudriers et guêtres Louis Vuitton, montre-boussole Cartier. A discrétion, parfums et carrés de soie pour les épouses. Au prix unitaire et forfaitaire de 50 000 dollars et le compte est bon !
Furieux qu'on prenne les vainqueurs de la guerre contre Israël de 2006 pour une armée d'opérette, les généraux libanais ont présenté leur liste. A prendre ou à laisser. Puis ils sont allés à Riyad dire pis que pendre des frankaouis.
On en est là.
Pour sauver le bon de commande, Paris recherche désespérément l'homme providentiel aux idées simples qui saura décrypter l'Orient compliquée.

jeudi 6 février 2014

L'affaire Cokini


C'est une histoire qui se déroule en ce moment même. Elle sera sans doute portée à l'écran tant son scénario qui s'écrit au jour le jour est ahurissant.Tous les ingrédients d'un film à grand spectacle sont réunis.

Eric Cokini le héros, a le physique de Jean Marais, la fougue de Belmondo et le sourire craquant de Dujardin. L'épopée de ce Niçois est singulière. Dans les années 90 il bâcle ses études de commerce et part les mettre en pratique sur le terrain. Il bourlingue en Asie Centrale avec l'ambition de vendre du « made in France ». Il se déplace en stop, dîne et dort chez l'habitant. Ce VRP tricolore aux « pieds nus » est un spécimen rare. Persévérant et talentueux, il tricote dans l'ombre les carnets de commande des PME françaises. Il travaille sans filet, sans salaire ni note de frais. Il est son propre patron, se bagarre pour importer les marchandises, les transporter, les dédouaner, les faire payer. Il accumule les succès et les échecs. En quelques années son expérience est faite, il a appris les langues du pays, il commence à gagner sa vie, se marie, son gosse grandit. L'homme d'affaires devenu un quadragénaire prospère est courtisé par l'ambassade. Toutes les personnalités françaises de passage demandent à le rencontrer. On lui épingle une médaille pour son grand mérite d'être le spécialiste éclairant d'un des pays les plus opaques du Monde.

L'Ouzbékistan fait rêver les touristes, mais pour tout exportateur, la route de la soie est la pire destination. Elle est avec la Corée du Nord l'un des conservatoires du despotisme de notre temps. La police politique est omniprésente, la bureaucratie est kafkaienne. Le bien mal prénommé Islam Karimov a conservé son poste de dictateur à la chute de l'empire soviétique. Il accapare les deux principales richesses du pays : l'or et le coton. Sa famille s'occupe du reste. Souvent, la population gronde, des jeunes manifestent, la vallée industrielle de Fergana se révolte. Le sang coule dans l'indifférence de la communauté internationale trop heureuse de pouvoir compter sur ce gardien zélé de la frontière de l'Afghanistan qui pratique une islamophobie rassurante à la mode de l'ex-Union Soviétique.

Le Président Karimov a une fille: milliardaire à souhait. Blonde, voluptueuse, carminée jusqu'au bout des ongles. Gougousha est boulimique : artiste, diplomate, politologue, chanteuse, danseuse, jet-setteuse. Les américains la surnomme « la baronne du vol ». Elle a accaparé tous les circuits d'affaires et les médias avant de prétendre ouvertement à un destin politique. Rivale ou complice de papa ? Nul ne sait. Au Palais de Karimov, bien malin qui peut décrypter les règles du billard Ouzbek à trois bandes ? Officiellement, il y aurait de la brouille dans l'air car la fille pas sage vient de découvrir que son papa mettait des citoyens en cages pour un simple regard. Alors elle se répand sur les réseaux sociaux pour fustiger la situation des droits de l'homme en Ouzbékistan. En France, elle est surtout connue pour ses soirées fastueuses et ses démêlés avec un juge d'instruction qui l'accuse de blanchiment à grande échelle.

Il y a quelques années, Eric Cokini sans doute lassé par les charmes de la mafiocratie Karimov père et fille est revenu s'installer à Nice pour y soigner son fils malade et poursuivre son commerce avec des pays plus respectables. Il croyait la page ouzbek refermée. Mais le 14 janvier dernier il a été interpellé à l'aéroport de Moscou pour être extradé vers l'Ouzbékistan qui l'accuse de détournement et fraude fiscale. Flairant le piège grossier, la justice russe a temporisé en alertant l'ambassade de France qu'elle imaginait prompte à voler au secours de son ressortissant. Un fonctionnaire français s'est déplacé. Pour justifier le maintien de l'injuste incarcération qu'il pouvait lever d'une simple signature de garant, le vice consul de France a eu cette phrase réconfortante : « je n'ai pas d'instructions ». Le bon juge a promis de les attendre jusqu'au 14 février.
En France, les amis d'Eric se sont indignés. Plus de mille personnes ont pétitionné. Tous ceux qui ont un jour croisé le rire de Cokini se sont mobilisés. Il y a même deux anciens ambassadeurs de France qui multiplient les messages de détresse. A Paris, Président, ministres, diplomates, députés, sénateurs sont tous bien embarrassés car il y a les mystérieux intérêts supérieurs de l'Etat, les relations bilatérales, les contentieux en cours, les contrats attendus et puis dans quelques jours les JO de Sochi...

Ceci est une alerte !
Il se prépare à l'ombre des chancelleries de France un remake de « Midnight Express ».