samedi 18 décembre 2010

Le 980

Il y a trois ans les marchands d’armes britanniques se prenaient les pieds dans le tapis de la corruption pour la vente d’avions de chasse à l’Arabie. Le Serious Fraud Office avait relevé des irrégularités dans le bien nommé contrat Al Yamamah (le pigeon, en arabe).

À un journaliste qui l’interrogeait sur des mouvements de fonds suspects, le Prince Bandar, alors ambassadeur d’Arabie Saoudite à Washington, répondit : « so what ? » (en français « et puis après ? » en arabe « wallaw ? »).
De droit divin, l’Arabie est aux Saoud comme la Gaule fut aux Carolingiens et la France aux Bourbons. C’est un royaume. L’Etat c’est le roi. Le patrimoine du monarque se confond avec celui de l’Etat ; et inversement si le roi le veut.
Le père de Bandar est prince héritier, premier ministre et ministre de la défense. Son oncle, le demi-frère de son père est roi. Bandar n’a volé personne et n’a de compte à rendre qu’à Allah et Abdallah roi.

La suspicion des journalistes était absurde. Pourquoi Bandar aurait-il exigé un bakchich d’un fournisseur alors qu’il lui suffisait de puiser dans la cassette familiale pour satisfaire ses besoins les plus extravagants ? Peut-on imaginer que le roi se serait montré tant pingre sur la rente civile de son ambassadeur au point de le réduire à solliciter un side-job chez BAE pour arrondir ses fins de mois de dix millions de dollars ? Ceci pendant dix ans !
Mais à quoi aurait bien pu lui servir cette montagne d’argent ? À payer ses Cohiba ?

Abracadabrantesque !

La presse anglo-saxonne avait pourtant échafaudé cette invraisemblable invraisemblance et bien d’autres … Ainsi, l’indéfectible amitié entre les Bush et le Prince était notoire, mais de là à subodorer que l’altesse royale aurait financé les néo conservateurs américains avec de l’argent blanchi par British Aerospace ! Sournoisement et en langue anglaise les « dogs » du Guardian étaient sur le point d’écrire entre les lignes des choses bien plus abominables encore ! Le scandale du pigeon Al Yamamah allait compromettre le plus juteux marché de tous les temps.

Furieux les Saoudiens menaçaient de changer de fournisseurs. A Paris on se frottait les mains. Le Rafale était prêt à décoller. Mais à Londres, contre toute jurisprudence, le Premier Ministre Tony Blair siffla la fin de la récréation. Un décret interdit au Serious Fraud Office de poursuivre son enquête. La presse s’en indigna. So what ? La vérité en profita pour se défiler. No commissions, no rétro commissions. De son coté, le Prince saoudien ignominieusement mis en cause se fendit d’un communiqué bien senti : « Les allégations du Guardian incarnent l’apogée du mensonge et de la calomnie… Il est insensé qu’un être humain puisse croire que des virements, effectués conformément aux règlements des banques américaines et britanniques, puissent être gardés secrets à l’insu des gouvernements concernés ou des parties autorisées.»

Aujourd’hui, dans la France du commerce extérieur devenue arrogante et donneuse de leçon, chaque jour apporte son lot de surprises. Ce serait une erreur de manœuvre entre sous marins et frégates furtives qui aurait endeuillé onze familles. Des « spécialistes » nous expliquent comment de hauts responsables ont violé les lois pour vendre des armes à perte et enrichir leurs voyous de copains. Tout le monde se met à parler. Le PDG déchu, le directeur déçu, le DG âgé, le garde du corps reconverti, la standardiste émancipée, le majordome philippin, l’hôtesse en l’air, les ministres anciens, la maîtresse trompée, les voisins de pallier…La presse enquête, la justice vérifie. Ceux qui savent mentent ou se taisent, ceux qui ignorent échafaudent et supputent. La communauté de connivence est à l’épreuve. Le réseau KK se débine, la bande P4 guette le lampiste en fredonnant l’air de Guy Béart « le premier qui dit… la vérité… sera exécuté ».

A Riyad, le gouvernement a ouvert un numéro de téléphone gratuit pour recevoir les dénonciations de pot-de-limonade. Dans l'hexagone, les corbeaux français sont invités à composer le 980 précédé du code pays, ils sont assurés que l’on fera la rétro commission à Paris.

dimanche 12 décembre 2010

L’ami défunt

Sur la place d’un charmant village du Perche nous étions bien deux cents à guetter l’arrivée du cercueil. Le soleil était chaud, la vue magnifique. Bien sûr tout le monde pensait à lui. Allait-il jaillir de la boite un verre à la main pour nous entrainer en riant vers une nouvelle tranche de joie ? Il semblait que sa dernière blague fût de nous réunir dans un lieu de prière.
Comme à contrecœur on est entré dans la petite église. Le curé faisait la gueule. Il avait ses raisons. Sans doute, l’ami défunt n’avait-il pas remis les pieds sur les fonds baptismaux depuis belle lurette, mais comme toutes les familles celle de mon lâcheur de copain est faite de bigots et de mécréants. Alors dans la mort, il faut donner sa part à chacun.

Au programme musical distribué aux endeuillés : des cantiques du seigneur mais aussi des chansons de Ferrat et de Brassens. Mon compère était-il un patron de gauche ? Un chrétien charitable ? Un grand maçon ? Sans doute un peu tout à la fois, tout à sa foi ? Il était joyeux et généreux, amoureux des vivants. Etienne est mort d’un arrêt du cœur, c’est dire…

« Nous sommes ici tous ensemble réunis en prière pour dire adieu à Etienne.…»
Sur un mur de ma maison j’ai cinq Ouzbeks croqués dans les années cinquante par un peintre de talent. L’un d’entre eux est le portait tout craché du curé normand….

Au loin un âne lance une plainte ridicule qui trouble le recueillement…
Avec Etienne, on avait acheté à Tachkent des petits tableaux en se demandant pourquoi dans ce pays sans baudets, tant de peintres avaient été inspirés par cet animal ? On nous avait raconté qu’un ignare ayant été nommé par le Kremlin directeur des Beaux Art, alors tous les élèves en signe de protestation avaient présenté au concours de fin d’année une composition lui rendant hommage. On avait ri…Puis on s’était lancé dans une chasse aux toiles de bourricots.

L’Ouzbékistan fascine l’étranger pour l’or, la soie, le coton, le ciel, Samarkand, Kiva, Boukhara, les mers Aral et Caspienne. Mais le plus intéressant c’est le peuple. C’est le seul de l’ex URSS qui n’a renié ni sa culture ni ses traditions. Il n’y a jamais eu d’homo-soviéticus-ousbékitus. De ce point de vu Staline a échoué. Certes, en apparence la population est docile, paisible, elle s’adapte à toutes les contraintes, se résigne à toutes les injustices pourvu qu’on la laisse vivre comme ses ancêtres. L’Ouzbek est bon musulman mais picoleur et gai vivant. Il hait la soupe aux choux, adore le riz au suif de mouton. Il aime aussi manger du melon confit et boire du thé amer en sortant du sauna. C’est un agréable épicurien à l’affût du moindre prétexte pour exhiber ses dents en or dans un rire éclatant. Il ne faudrait pas pour autant prendre les Ouzbeks pour de ventripotentes chiffes molles. Depuis des siècles leurs forgerons martèlent les meilleures lames à égorger les ravisseurs d’honneur. On nous avait appris les gestes. Plus tard à Paris, les rares fois où j’avais revu Etienne, nous avions répété les postures en riant avant de trancher proprement un jesus de Morteau et le col de quelques boutanches.

« Alléluia ! Notre père qui êtes aux cieux… » Un halo de lumière perce les vitraux et vient éclairer le cercueil. Surpris, le prêtre marque une pose avant de reprendre sa prière d’une voix plus forte.

Tachkent est une bourgade de plusieurs millions d’hommes où les filles sont belles et drôles ce qui permet de voler la vie de l’instant car le drame est peut-être pour demain.
Nous étions deux couples éphémères assis autour d’une table de ripaille au restaurant du 17ème étage d’un vilain hôtel de luxe. Soudain tout s’est mis à trembler, des lustres sont tombés, les baies vitrées ont craqué, des femmes ont crié, un homme a hurlé. La secousse était interminable. On s’est regardé pétrifiés comprenant qu’il n’y avait pas d’échappatoire. Je ne sais qui a pris la main de l’autre nous entrainant finalement tous les quatre dans une étreinte sereine et résignée. La mort étant passée, nous avons achevé notre repas au champagne de France en chantant.
Puis pour célébrer notre résurrection, nous avons le soir même improvisé chez un ami musicien un concert avec une cantatrice éblouissante. La nuit s’est achevée dans un bouge à disco où les danseurs ivres lançaient en l’air des liasses de soums, la monnaie locale qui se vendait alors au kilo contre des dollars.
La Vodka était fraîche, les filles étaient belles, nous étions immortels.

Adieu l’Etienne je t’aimais bien…