dimanche 26 juillet 2015

Diogène et Descartes



Je n'ai pas de nom. Je suis chien. 
Comme tous ceux de ma race, je coule en Grèce une vie de patachon. En ce pays béni des canidés, je suis libre. J'erre à ma guise. Ni Dieu ni maître.
Dans leur sagesse mémorielle, les humains ont retenu que nous étions les lanceurs d'alerte infaillibles. C'est pourquoi dans un sursaut de raison, ils n'ont jamais tenté de nous domestiquer car ils savent d'expérience que dès que la terre s'apprête à trembler, nous nous mettons à hurler. Prévenus, les bipèdes se ruent hors de leurs maisons menacées d'éffondrement Depuis la nuit des temps, nous en avons sauvé tant et tant, qu'en reconnaissance ils nous ont à jamais affranchis de la laisse et du collier, ils nous nourissent copieusement et nous permettent d'errer à notre guise paisiblement.
Avec la douzaine de congénères qui partagent mon village, nous nous entendons bien. Il y a bien parfois des bagarres lorsqu'une chienne fait sa chienne, mais dans l'ensemble nul ne montre jamais les crocs. Le soir, notre petite meute se rassemble sur la dalle fraîche en face du port. On reste des heures à plat ventre le museau entre les pattes ou affalés sur le côté. On soupire, on s'ébroue, on va parfois lécher le flanc ou renifler le derrière d'un voisin... Les piétons nous évitent, les touristes craignent notre indifférence.

Certains tentent de nous amadouer avec des mots étrangers ou des croquettes d’importation immangeables. Parfois, un téméraire s'approche avec son meilleur ami enchaîné. Nos aboiements méprisants suffisent à le mettre en fuite. Pas d'esclaves chez nous ! Ce n'est pas que nous soyons racistes, oxi, tous les bâtards du monde sont les bienvenus, mais sans laisse ni maître.


Je suis Ulysse, mon prénom se transmet de grand-père en petit-fils depuis un beau voyage. Mon village est sans doute un joyau de la création car dès le printemps, tous les Crésus de la terre affluent dans des grands bateaux blancs. Ce matin, à l'aube, j'ai cueilli quelques figues au jardin et pris à la boulangerie un feuilleté au fromage que j'ai été manger sur le port.
Augure d'une journée chanceuse, le petit moteur a démarré au quart de tour projetant ma barque pétaradande vers le large  tranquille. Avant même d'arriver aux poulpes, ma mitraillette a tressauté (une mitraillette est une ligne de traîne portant une trentaine d'hameçons) faisant le plein de lisettes. Ici on n'aime pas trop les maquereaux, mais les Allemands et les Hollandais de passage en raffolent alors que le délectable poulpe les révulse. Nous les Grecs on l'adore sous toutes ses formes : grillé, bouilli, en sauce, en salade. Les huit bras à ventouses de l'octopus sont des concentrés de phosphore et d'intelligence qu'il convient de battre pour les attendrir avant de les cuisiner.


Sur les dix pièges que j'ai immergés hier, six ont fonctionné : quarante huit tentacules branches iront ce soir régaler les clients des restaurants chics du bord de mer.



Pécher le poulpe n'est pas une mince affaire car l'animal est malin. Il évite les hameçons et les filets, il se camoufle derrière un rideau d'encre, il se cache dans les rochers s'enfouit dans le sable ou les algues. Il faut ruser pour l'attraper. De Tyr à Carthage et de Bonnifacio à Corfou, la meilleure façon de capturer la pieuvre errante est de lui proposer le gîte d'une poterie. Mais pas n'importe laquelle ! Il faut qu'elle soit ronde et polie, que son goulot ne soit ni trop large ni trop étroit, et surtout que sa contenance soit en parfaite harmonie avec des proportions magiques que nul n'a jamais réussi à découvrir. C'est un secret que j'ai percé après avoir abandonné mes études d’architecture à Athènes. Je fabrique depuis, à l’abri des curieux, des pièges en argile infaillibles. Aucun poulpe n'y résiste. 

A Sivota, je suis une gloire. « Octo Ulysse », c'est mon surnom car jamais je ne suis rentré bredouille. Pourtant, je n'ai jamais songé déposer un brevet pour négocier avec les Japonais ; la fortune m'indiffère.
« Z », je vis ma vie, ça me suffit.

En cette chaude soirée d'été, Ulysse et chien contemplent d'un air blasé les bateaux des plaisanciers.
320 milliards à rembourser soupire Ulysse. Tous les Grecs cherchent une idée.

Nationaliser tous les yatchs puis les vendre aux enchères ?
Taxer l'entrée des vingt millions de touristes ?
Désarmer l'armée ? (6 000 blindés, 600 avions, 14 frégates, 11 sous-marins...)
Séparer l'église de l'Etat, réquisitionner les domaines, cesser de financer les 9 000 prêtres ?
Et pourquoi pas révéler le secret des poulpes ?

Ulysse et chien savent que de tout cela il ne saurait en être question.
L'Europe a son plan. Elle veut codifier et cadastrer la propriété, judiciariser la terre et les toits, imposer la laisse aux chiens et la niche aux hommes.

La finance internationale a sciemment laissé filer la dette, convoitant de s'approprier les inestimables richesses de l'Olympe : des mers transparentes, une terre généreuse, un ciel clément et lumineux sous lequel tous les humanidés et les canidés rèvent de mener comme Ulysse et chien une vie de délices.
La Grèce est la douceur sur terre, c'est l'un des dernier paradis inviolé de la création. Au Luxembourg, les promoteurs évaluent en salivant le pactole d'un Club Méditerranée bétonné sur treize mille kilomètres de rivage...
La Grèce est à l'Europe ce que la Corse est à la France : beauté sauvage insoumise et sage qui veut continuer de vivre comme ses ancêtres et refuse le modèle décadent parigot-berlinois.
C'est une guerre de civilisation, c'est Diogène contre Descartes !