jeudi 28 avril 2011

100 jours de révolution : demain la guerre ?

Devant les militants d’un parti pour lequel je n’ai pas voté j’ai disserté maladroitement des sujets du moment. Volontairement provocateur, je pensais être contredit. J’ai été sagement applaudi. Sans doute parce que j’étais sur une estrade et que l’on m’avait présenté à tort comme un expert et non comme un amuseur d’idées sérieuses.

Le monde arabe est singulier
A la différence de l’Europe qui est un patchwork de 27 pays, 500 millions d’habitants, 23 langues, le monde arabe; 22 pays, 350 millions d’habitants, est une entité homogène. Pas seulement par la langue commune à tous, mais aussi par le partage de la primauté de valeurs d’appartenance familiale. Même si les Egyptiens se posent en descendants des Pharaons et les Yéménites en héritiers de la reine de Saba, chaque arabe perçoit à travers sa lignée - ramifiée par ses aïeux en autant de branches que d’épouses – les liens de sang qui l’unissent à d’innombrables frères et sœurs. L’identité arabe n’est pas un concept, c’est une réalité tangible. Au quotidien, les comportements et les postures ne sont en rien différents depuis Tanger jusqu’à Mascate.
Même les religions ne sauraient distinguer la manière d’être et d’appréhender la vie du malékite par rapport au sépharade, du chrétien d’Orient par rapport au chiite. Tous les arabes vibrent à l’écoute d’une reprise d’Oum Khalthoum ou du murmure d’un poème d’Abou Kacem Chebbi. Chacun chez son voisin s’y sent comme chez soi car les modes de vie et les codes de conduite y sont semblables.
Cette conscience identitaire s’est exprimée au plan politique dans le panarabisme, dans l’engagement solidaire au côté des palestiniens et dans un modèle de société religieuse fondée sur la charia.
Il est étonnant que les révoltes arabes récentes ne revendiquent aucune de ces paternités. Ni à Sidi Bouzid, ni au Caire, Manama, Mascat, Qatif, Hodeida, Benghazi, Rabat, Damas…la foule n’a crié de slogans baathistes, antisionistes ou intégristes.
Tout aussi surprenant, ni les Tunisiens, ni les Egyptiens n’ont appelé à la constitution de brigades pour aller aider les révolutionnaires voisins à se débarrasser de leur despote. La révolution contagieuse n’a pas opéré de jonction.
Ni la Libye (pas encore) ni dans une moindre mesure l’Algérie (ça vient timidement) n’ont saisi l’opportunité historique que leur offrait les soulèvement tunisien et égyptien pour se solidariser spontanément dans la perspective d’une communauté d’intérêts économiques et politiques évidente. Les frontières (coloniales) restent imperméables. En Afrique du Nord, les circuits transitent par l’Europe.

Les facteurs d’une révolution
L’élection d’un homme doublement prénommé arabe - Barak et Hussein - à la Maison Blanche a fait naître un immense espoir. Le discours du Caire d’Obama en 2009 dans lequel il promettait son soutien à tout mouvement de libération démocratique a été passionnément entendu. Le monde arabe n’est pas en révolte seulement depuis décembre 2010. Les soulèvements et les répressions ont été innombrables depuis la décolonisation mais inaudibles en occident. La nouveauté avec Obama, c’est qu’il a exigé de Ben Ali et de Moubarak de laisser parler la rue et qu’il a ensuite demandé avec elle leur départ.
Bien sûr cette attitude est sélective et ambiguë. On peut se demander si Sarkozy aurait bombardé Carthage si Ben Ali avait fait tonner l’artillerie sur Sidi Bouzid, Kasserine ou Thala ?
Second facteur de mobilisation : la société civile et l’engagement personnel et physique d’une minorité agissante à l’immense courage. Des dizaines de milliers d’hommes et de femmes sont morts dans les geôles du monde arabe pour avoir osé tousser : syndicalistes, poètes, journalistes, fellahs, juges, avocats, militaires, commerçants…
Troisième élément : les réseaux sociaux. Grâce à Internet ; 30% de la population tunisienne et 20% de la population égyptienne sont connectés. Le premier parti politique tunisien est Facebook avec deux millions « d’amis ». Sur twitter, Slim 404 –devenu ministre – a rassemblé en quelques heures 20 000 partisans. Lina Ben Mheni, jeune bloggeuse parfaitement trilingue en a fait autant. Chaque citoyen arabe a désormais le sentiment de pouvoir devenir un Zaïm. Ceci augure peut-être d’une nouvelle forme de démocratie directe et réactive.

Islamisme
Les dictatures arabes doivent leur longévité à leur fonction supposée de rempart contre l’islamisme (identifié comme axe du mal et terroriste) ou contre l’immigration.
Pour la Tunisie et la Libye c’était les deux.
L’islam extrémiste est une réalité qui se propage grâce au prosélytisme d’une secte rigoriste ultra minoritaire et ultra riche : les wahhabites d’Arabie. Pour des millions d’intégristes, la gouvernance par la charia telle qu’elle est exercée en Arabie Saoudite est un modèle paradisiaque à répandre sur toute la terre pour le bien de l’humanité.
Mais la révolution arabe est khobziste (khobz : pain), elle serait même revendicative de la séparation du politique et du religieux donc anti-charia. En islam, l’immolation est un geste apostat ; or c’est de ce fait divers de désespoir qu’est né le soulèvement de Sidi Bouzid. La révolution arabe est de ce point de vue porteur d’espoir d’autant que les islamistes savent qu’ils ont été instrumentalisés par la dictature et que leur avenir politique réside non pas dans la radicalisation mais dans la modération de la voie turque, malaisienne, indonésienne et même indienne.

Immigration
L’immigration est une situation d’exclusion ressentie par tous les peuples des pétromonarchies arabes. En Arabie les esclaves du tiers monde représenteraient 40% de la population, 80% dans les émirats et au Qatar. En Libye, ils seraient deux millions à fuir la guerre. La Tunisie en a reçu des centaines de milliers, des philippins, des chinois, des bengladesh, des érythréens, des soudanais, des maliens…Pour un pays de 10 millions d’habitants, c’est comme si la France accueillait des réfugiés par millions.
L’attitude récente de l’Italie de Berlusconi est indécente, celle de la France n’est pas glorieuse. Comme si quelques milliers d’immigrés tunisiens à Lampedusa pouvaient mettre en péril l’économie de 500 millions d’européens.
Il ya quinze ans, la Grèce a reçu plus d’un million de Kosovar albanais qui fuyaient la guerre des Balkans. L’immigration est aussi affaire d’humanité. Si demain une catastrophe nucléaire du type Fukushima affectait la France, plusieurs millions d’Européens viendraient probablement se réfugier en Afrique du Nord.

Contre révolution
C’est le revers de la médaille dont on aurait tort de mésestimer la laideur. La Tunisie et l’Egypte étaient des maffiocraties c'est-à-dire des systèmes d’asservissement par la terreur au profit de l’enrichissement sans limite d’une « famille ». Lorsque l’on parle de dictature en Europe, ce n’est pas référent sauf pour les vieux espagnols, portugais et grecs. La plupart des régimes arabes sont de la pire espèce. Il s’agit d’un fascisme fondé sur la conviction de supériorité d’un petit groupe de prédateurs sur les autres hommes. La capacité de nuisance de la contre révolution arabe dépendra pour une large part de la complaisance de la communauté internationale. Or malgré les mandats d’arrêt, aucun complice de Ben Ali n’a été jusqu’à présent interpellé. A trop tarder, la justice n’en sera que plus expéditive.

Lendemains de révolution
Le soulèvement des peuples arabes a un dénominateur commun singulièrement admirable: il est pacifiste.
Même au Yémen où la tradition veut que chaque homme arbore un couteau et possède une kalachnikov, la foule par milliers défile chaque semaine à Sanaa, Aden, Taez sans violence. Les projectiles tueurs sont tirés par la police et l’armée et, accessoirement dans la province d’Abyan, par les drones de la CIA.
En Syrie, le régime massacre et tente de terroriser les jeunes lanceurs de pierres. A Bahreïn et au Yémen, l’Arabie Saoudite (avec le support des images de satellites français?) s’est portée en renfort de la répression épouvantable.
En Libye, adoptant une stratégie inverse, la France a entrainé l’Otan dans une guerre contre un dictateur qui était son ami il y a encore quelques mois.
Tous les régimes arabes se savent aujourd’hui condamnés. Ils sont le dos au mur et sous l’influence d’intérêts qui peuvent les conduire dans des aventures aux conséquences tragiques. Nul n’a encore pris la mesure de la révolution arabe qui dépasse en ampleur et en enchainement celle de l’Iran et peut-être même celles de Russie et de France.
Quelle sera la résistance des pacifistes pour refuser la guerre vers laquelle toute révolution trouve sa maturité ? Aujourd'hui, sans exception, les armées arabes sont en alerte rouge. C’est un funeste présage.

mardi 26 avril 2011

Danse et musique à Bonnétable

C’est une histoire à la Clochemerle, ridicule et cruelle, qui oppose dans le Perche Sarthois la France d’en haut à celle d’en bas. Elle se déroule à Bonnétable, ville ainsi nommée parce que les ducs de La Rochefoucauld y faisaient ripaille. Les nobles ont administré la ville pendant des lustres, et puis, démocratie aidant, ils ont cédé la bourgade de quatre milliers d’âmes et de douze mille bovins aux représentants du peuple.

De leur passé au service des seigneurs, bonnétabliens et bonnétabliennes ont conservé le goût des arts. De la musique avant toute chose, mais du menuet aussi. C’est ainsi qu’il y aura bientôt trente ans, quelques esprits éclairés et autres rejetons oubliés de fières lignées créèrent une école associative de danse et de mélodie. L’affaire pris de l’ampleur jusqu’à compter 330 élèves, soit à l’échelle de la petite ville, un habitant en âge de marcher sur 10 et à l’échelle des environs, un habitant sur quinze. C’est considérable !

Mais le succès fait toujours des jaloux, surtout parmi les pêcheurs de voix. Le maire du coquet patelin voisin de Beaufay, comptable-expert de son état dans le civil tomba en jaunisse. Fort de son entregent régional il conçu de faire financer par la communauté des petites communes dont il est président la création d’une école concurrente. Toutefois, pour assurer la réussite de son projet, il fallait d’abord mettre en faillite le vieil établissement. Alors depuis des mois un plan de déstabilisation est savamment mis en œuvre: noyautage des instances de la vénérable association, harcèlement des douze enseignants et de leur directeur, pressions sur les élèves et cerise sur le gâteau : suppression de la subvention municipale qui couvrait le tiers du budget.

Sur le site web de la future école publique, qui sera elle intégralement payée au prix fort par le contribuable, la communauté de communes invite ses administrés à se préinscrire pour la rentrée de septembre. Reste que la bolchévisation de la culture est une priorité des édiles sarthois mal perçue des manants irréductibles. Dans les chaumières on aiguise les archets en prévision de la prochaine fête de la musique.
Il va y avoir du bruit dans le Landernau d’autant qu’il se dit que le Premier Ministre qui est « un pays » a demandé à son Préfet en gants blancs de dépêcher une brigade de sapeurs pompiers pour aller surveiller le feu qui couve façon Sidi Bouzid.

En écoutant la gracieuse danseuse venue me dire à l’ombre des frondaisons de lilas odorants du printemps percheron toute l’indignation qui sourde dans les campagnes, je me demandais si en lançant un post sur la toile, le hasard trouverait un journaliste ami pour relayer le désespoir des joueurs de fluteaux de Bonnétable.

http://www.petitionenligne.fr/petition/petition-pour-le-soutien-a-lequipe-pedagogique-de-lecole-de-musique-et-de-danse-de-bonnetable/1250

La France et la Libye pour les nuls

La Libye est un patchwork de plus de cent tribus. Kadhafi avait mis en place un système politique inédit de « bedouinocratie » qui est aujourd’hui à la dérive. Depuis 40 ans les révoltes ont été incessantes. La plupart étaient fomentées par les USA, GB et FR et concernaient la région de Derna, Tobrouk, Benghazi où se trouve le pétrole. La rébellion islamiste de 1996 et la répression de la mutinerie de la prison d’Abou Salim en 2005 ont définitivement coupé Kadhafi de la population sans que pour autant une alternative émerge.

L’ingérence armée en Libye est un « hold up » franco-britannique pour ouvrir une relation tout à fait bénéfique avec le nouveau pouvoir de Benghazi dont on espère qu’il saura se montrer généreusement reconnaissant. Accessoirement l’opération permet de geler les avoirs libyens en banque à Paris et Londres (une paille de 200 milliards dit-on) et de mettre sous tutelle les revenus du pétrole de la Cyrénaïque.
Le pacte entre Sarkomeron et les insurgés de Benghazi est probablement de même nature que celui scellé jadis entre Roosevelt et Fayçal pour la fondation de l’Arab American Petroleum : gagnant/gagnant, fifty/fifty.

On peut s’offusquer de la manœuvre audacieuse d’une coalition de prédateurs soucieux de leurs intérêts. Mais peut-on en matière de politique étrangère se contenter de jouer à la marelle ?
Tous les efforts alternés de domestication et de déstabilisation du régime libyen ayant échoué lamentablement depuis quarante ans, la tentation était grande de mettre à profit une conjoncture internationale favorable.

Les états-uniens sont empêtrés dans un déficit incompatible avec une nouvelle guerre ; les Russes ont une armée tout juste capable de réprimer les pauvres Tchétchènes, les Chinois ne sont pas encore menaçants.
Au niveau régional, la Turquie n’a pas atteint l’influence à laquelle elle aspire ; l’Algérie est en état insurrectionnel permanent ; l’Egypte et la Tunisie libres ne sont plus solidaires du dictateur Libyen.
Quant aux autres pays arabes, leurs dirigeants passent leur vendredi dans un jet prêt au décollage pour le cas où le peuple à la sortie des mosquées se ferait trop menaçant.
Enfin, au plan interne, le vieux Kadhafi complètement azimuté n’offre plus à ses tribus que la perspective d’une gouvernance par des rejetons minables.
Dans ce contexte Français et Britanniques auraient eu tort de se priver de l’occasion de faire main basse sur le grisbi!

Mais pas question d’avouer au grand jour la tentative de rapine avec préméditation! On tourne autour du jackpot car il faut ménager les lecteurs de la Comtesse de Ségur. C’est pourquoi les chapardeurs ont imaginé un roman.

Il était une fois un charmant écrivain-philosophe-reporter-millionnaire-chemise et dents blanches qui s’en était allé prendre le soleil à Benghazi. Là-bas, il vit des choses vilaines qu’il s’empressa de raconter dès son retour à Paris.
Le chef des cœurs valeureux en apprenant que la liberté était bafouée en Libye tomba de l’armoire. Indigné, il alerta ses camarades de la bande des G8. C’étaient tous des dégonflés surtout l’Allemande qui lui dit : « vas-y toi-même ! ». Seule, l’Albion se montra bonne camarade et aussi le grand Ricain qui pour ne pas perdre la face, balança depuis un rafiot une centaine de pélots en limite de date de consommation.
Dans la bande des G20 aucun des costauds ne voulut être de l’expédition mais le plus petit, un émirat habitué aux placements à risque, pour faire l’intéressant fit un pas en avant. Une autre principauté du Golfe qui ne fait partie d’aucune bande fayotta ses services contre la promesse d’une invitation pour un week end à Deauville en mai prochain.
Les autres gangs de Rapetou les 15, les Afros, les Rebeu, les BRICS, tenus à l’écart du coup, ruminent depuis leur déconvenue dans l’attente de jours meilleurs.

Dans l’hexagone, pour ne pas heurter l’intelligence des votants, les politicards s’en vinrent à suspecter quelques manœuvres façon billard à trois bandes. Ainsi, il y aurait chez les cht’i un profond sentiment de solidarité avec les Tripolitains, de nature - si l’on en croit les instituts de sondage - à faire basculer le vote de toute une région.

D’autres observateurs aguerris évoquent plus sérieusement l’émergence d’une nouvelle doctrine française en matière de politique arabe : Paris interdit aux dictateurs de tirer sur leur peuple sous peine de représailles sanglantes.
Pour la petite histoire, il parait qu’en décembre dernier, la célèbre ex-ministre aurait menacé de bombarder le Palais de Carthage ! Ce qui aurait précipité la fuite de Ben Ali.
Fort de cette réussite, l’Elysée aurait décidé de pousser l’expérience plus au sud et de libérer la rue arabe depuis la méditerranée jusqu’à l’océan Indien.
Vaste programme !

lundi 25 avril 2011

Une femme à l’IMA, un militant à l’UNESCO

C’est une nomination passée inaperçue : Madame Mona Khazindar devient la première femme en charge de l’Institut du Monde Arabe à Paris, établissement pourtant réputé jusqu’ici pour sa misogynie. L’évènement est doublement emblématique car la nouvelle Directrice Générale est de nationalité saoudienne, du nom de la dynastie qui règne sur le pays d’Arabie où les femmes sont des Cosette.Elles ont deux droits : celui de se taire et celui de se voiler la face. Pas question pour elles de voyager seules, de conduire, de travailler aux cotés des messieurs, de faire du sport et quantité d’autres choses encore. C’est pourquoi, l’élection par un collège d’ambassadeurs arabes d’une saoudienne - certes parisienne de longue date, trilingue et parfaitement compétente - symbolise une avancée de la cause féministe arabe à Paris.

L’Institut du Monde Arabe est un merveilleux bâtiment de verre et d’acier conçu par Jean Nouvel. Vitrine de la culture arabe et parfois aussi islamique, l’Institut est une bibliothèque, un musée, un forum, un théâtre, un cinéma, un restaurant, une salle de concert…bref un lieu polyvalent de mixité et d’échanges unique en son genre. Mona Khazindar à l’IMA, c’est une luciole d’espoir lorsque l’on sait que l’Arabie Saoudite est privée d’expression culturelle : ni cinémas, ni théâtres, ni opéras…Certes on y trouve des musées. Celui de Riyad est fort beau, mais attention il y a des jours réservés aux hommes seuls, et d’autres aux « familles ».

La lutte des femmes arabes pour leur émancipation est ignorée des français. Rares sont les journalistes qui lisent les blogs des saoudiennes décrivant leur vie quotidienne. Dans une double page consacrée au royaume wahhabite, Le Monde a dernièrement réussi le tour de force de ne parler ni de la cause des femmes ni de la terreur que leur inspire la Commanderie pour la vertu et contre le vice. Le quai d’Orsay en mal d’audace serait bien inspiré d’oser demander l’accréditation d’une ambassadrice de France à Riyad !

Une autre nomination discrète mais tout autant emblématique est celle de Kémaïs Chammari, premier ambassadeur nommé par le pouvoir intérimaire tunisien postrévolutionnaire. On aurait pu s’attendre à ce que Tunis ait pour priorité de désigner des plénipotentiaires à Paris, Washington, Bruxelles ou Moscou. Pas du tout. Le premier ambassadeur est celui près l’UNESCO. Primauté de la culture que Tunis entend mettre au fronton de sa politique de transition vers la démocratie. Certes le patrimoine tunisien de l’humanité est inestimable, certes il a été honteusement mercantilisé par des satrapes, mais la culture est essentielle à la démocratie comme rempart absolu contre les fascismes et l'obscutantisme.
Les couleurs, les mélodies, les rondeurs, le rire, la joie, les gourmandises, la fête, la nouba, la chirha, le kif, bref le paradis sur terre est le vaccin contre l’intégrisme. A l’aube de la démocratie le choix principal se résume entre le bonnet de coton et le bouquet de jasmin, entre la Tunisie libertine, festivalière et joyeuse et celle d’une médersa austère de Landru et Belphégor.

On pouvait penser qu’à la veille des élections, les islamistes mettraient de l’eau dans leur orgeat ! Du tout, ils ont attaqué en bandes organisées les principaux bordels de Tunisie, lesquels se sont bien défendus. Les dames sont sorties dans leur plus simple appareil en fouettant les intrus à coup de serviettes, semant la panique chez les pudibonds, sous les regards d’une foule de polissons goguenards, ravis de se rincer l’œil à bon compte.

Quelques jours plus tard, la parité homme femme dans les listes électorales était décrétée. Les deux évènements sont sans rapport.
Désormais, en Tunisie ce n’est plus un homme/une voix mais un homme plus une femme égale deux voix. C’est la première et la plus belle victoire des femmes démocrates tunisiennes.

L’Ambassadeur Chammari près l’UNESCO est une figure internationale de la défense des droits de l’homme. Sa silhouette qui porte la trace de tant de mauvais coups est bien connue des services de police tunisiens qui ont traqué ses moindres faits et gestes pendant quarante ans sans d’ailleurs jamais bien comprendre pourquoi. Durant ses années d’exil en France, le militant Ambassadeur avait l’habitude d’entendre chez ses interlocuteurs bienveillants : « commencez par vous libérer par vous-même, on viendra ensuite vous aider !»

Aujourd’hui il fait la tournée de son épais carnet d’adresses parisiennes. Oh ! Les démocrates de France sont des gens de parole mais pour tenir leurs promesses ils doivent attendre les élections... Non pas celles en Tunisie, mais celles du printemps 2012 en France.
Car il est possible que le nouveau locataire du faubourg Saint Honoré décide alors de sortir de l’espace Schengen pour pouvoir accueillir librement et sans restriction dans l’hexagone tous les tunisiens qui le souhaitent !

mardi 5 avril 2011

Bourguiba à Monastir

En fait de palais la résidence d’été du Président de la République tunisienne à Skanès est une belle villa au style épuré des années 6O. C’est l’œuvre magistrale et accidentelle d’un séduisant architecte disparu depuis sans jamais avoir réussi à égaler son ouvrage de jeunesse. De larges espaces de marbre blanc ouverts sur des pelouses, une grande piscine aux carreaux bleutés avec un îlot où se balancent deux palmiers. L’agencement intérieur est sobre. Aucune dorure. Des murs recouverts d’ardoises, de simples pierres, des panneaux de cuir et de cuivre, des fresques en céramiques et des tapisseries aux couleurs chaudes signées d’artistes nationaux. Le mobilier minimaliste et anguleux complète l’allure de cette demeure hollywoodienne d’où l’on s’attend à voir surgir les époux Kennedy.

En ce mois d’août des années quatre-vingt, le Président Bourguiba qui a l’âge du siècle, estive dans sa ville natale. C’est là qu’il recevra plusieurs jours durant les représentants des provinces venus célébrer l’anniversaire de sa naissance dans le cadre de joutes oratoires à sa gloire.

Un rituel important rythme le quotidien de l’homme et du pays : celui du bain. Chaque jour, une longue limousine noire flanquée d’une douzaine de motards en grand uniforme rouge et blanc, vient se ranger devant le perron de la villa. Le Combattant Suprême en peignoir de bain blanc s’y installe avec son médecin et un ami. Doucement, comme au ralenti, le cortège démarre toutes sirènes hurlantes et va se ranger au bord de la mer, quatre cents mètres plus loin.
Derrière le muret qui sépare le palais de la plage publique, un attroupement acclame bruyamment la présidentielle arrivée. En récompense, le père de la nation lève le bras dans leur direction, les youyous et les applaudissements redoublent. Il esquisse quelques gestes de gymnastique, puis traverse la plage suivi par un cameraman et deux assistants en costume-cravate dont la difficile mission consiste à filmer la baignade tout en évitant que le câble qui relie la caméra au camion de la régie TV ne touche l’eau. A la sortie du bain, l’exploit sportif du Président - et aussi celui de l’équipe de télé - est salué comme il se doit par la foule. Le baigneur illustre remonte dans la limousine, les motards font hurler leurs sirènes…

Le soir, dans une salle à manger du palais, on a dressé une quinzaine de couverts. Le Président Bourguiba accueille ses invités et les installe avec une exquise prévenance. Des personnalités et ministres de passage partagent le dîner. Au bout de la table, face au chef de l’Etat, trône une énorme télévision qui après les hors d’œuvres est subitement allumée. Le silence se fait. C’est l’heure de l’émission quotidienne « les orientations présidentielles » consacrée à la diffusion d’un court extrait de l’un des très nombreux discours de l’homme de l’indépendance. C’est un face à face troublant. Mais Habib Bourguiba semble indifférent à lui-même. Le journal télévisé ouvre ensuite sur l’activité du leader. La diffusion de la séquence de la baignade sur fond de musique horripilante est interminable. Le silence autour de la table se prolonge avec l’énoncé des autres titres de l’actualité.

Sur un geste la télévision est éteinte. La conversation reprend. Elle roule autour de propos de table. Le Président a un menu spécial et des envies gourmandes de jus de citron doux, de grains de raisins épluchés… Les habitués ont chacun leur menu. Les invités goûtent à tous les plats. Plongé dans ses pensées Bourguiba dévore son repas sans beaucoup lever la tête de son assiette.
Lorsqu’il se redresse enfin comme pour réclamer l’attention, il proclame d’une voix forte: « la Pologne, ce Walesa…c’est très important ce qui s’est passé à Gdansk, le monde va changer…» Il se lève, remercie ses hôtes de leur compagnie et se retire dans sa chambre pour écouter les nouvelles de Pologne à la radio.