lundi 17 janvier 2022

Le dangereux métier de journaliste en Tunisie

Au milieu du siècle passé alors que la Tunisie vient à peine d’accéder à l’indépendance, deux reporters d’un hebdomadaire parisien sont accrédités pour aller faire un reportage à la frontière tunisienne et approcher les forces de libération nationale algériennes qui affrontent l’armée française. À Tunis, ils sont reçus par les autorités bien disposées à faciliter leur reportage. Le ministre de l’Intérieur téléphone au gouverneur d’une région du Nord-Ouest, un homme affable, apprécié du Président, grand diplomate, maniant le verbe avec raffinement. Celui-ci donne immédiatement des instructions à son délégué, un ancien fellaga dévoué mais couillon « … tu en prends bien soin, tu t’en occupes personnellement et tu me les ramènes avant le dîner » lui dit-il. Las, par une tragique interprétation des mots en allusions, l’homme exécutera les journalistes avant de les livrer sur le plateau d’une camionnette au gouverneur que le spectacle fit tourner de l’oeil. Le pouvoir attribua ces meurtres à un commando du FLN infiltré et le sinistre malentendu demeura secret.

Habib Bourguiba tenait le pays d’une main de fer mais, soucieux de son image et de celle de la Tunisie, il respectait la presse, surtout celle de l'étranger. Les seigneurs des médias de l’époque, Jean Lacouture, Jean Daniel, Béchir Ben Yahmed avaient table ouverte à Carthage; malgré ses articles incisifs qui fâchaient Carthage, le correspondant du Monde Paul Balta y était lu à la pointe du crayon; le couple  Matthews envoyés spéciaux de la BBC et  du New York Time n’ont jamais été inquiétés dans leur havre de Sidi Bou Saïd où défilait l’opposition; l’étonnante et inoubliable Tanya sera la première journaliste à annoncer le coup d’état qui renversa Bourguiba.


Le nouveau dictateur qui s’installe à Carthage en 1987 le général Ben Ali surnommé « bac moins trois », déchiffrait mal le français. Son ministre de l’Information s’en chargeait, et pour plaire, s’évertuait en manoeuvres de séduction et de franche corruption. Quelques plumitifs parisiens s’y laissèrent prendre, mais ces thuriféraires, sans doute pour mieux être payés, en faisaient des tonnes au point d’être discrédités par leurs lecteurs et méprisés par leurs confrères. Alors  les services de police multiplièrent les pièges à chantage et les opérations d’intimidation. Le 11 novembre 2005 Christophe Boltanski, écrivain et grand reporter à Libération est agressé en plein jour par six hommes dans une rue du centre de Tunis. Gazé, il reçoit des méchants coups et se prend une estafilade profonde au couteau dans le dos. Ce n’est pas une agression banale. Chacun comprend qui sont les « voyous ». Le ministère de l’Intérieur ouvre une enquête pour la forme. L’ambassadeur de France ne lève pas un sourcil, il envoie au chevet du blessé un jeune vice-consul porteur du conseil d’aller se faire hospitaliser à Paris. Six années plus tard, au lendemain de la révolution, des hauts gradés du ministère de l’Intérieur avoueront aux cyber activistes de Nawaat avoir agi sur ordre du Président  Ben Ali qui avait demandé au directeur de la sécurité de « punir » le journaliste français aux articles audacieux.


Vendredi dernier 14 janvier 2022 à Tunis, quelques centaines de militants parviennent à gagner l’avenue Bourguiba malgré les innombrables barrages filtrants des forces de l’ordre qui quadrillent la centre ville. Les manifestants veulent célébrer la fuite de Ben Ali le 14 janvier 2011, date devenue l’anniversaire (contesté) de la « Libération » du pays. Prétextant le Covid, le Président Saïed a interdit le rassemblement. 

Les policiers sont plus nombreux que les manifestants mais tous les journalistes et correspondants sont présents. Une dizaine d’entre eux sont insultés et bousculés.

Mathieu Galtier l’envoyé de Libération, de Jeune Afrique et RFI est particulièrement menacé. Il est soudain violemment interpellé par des policiers puis tabassé dans un fourgon: il hurle: « je suis un journaliste français…ana sahhafi françaoui »  Rien n’y fait, les coups pleuvent. Commissariat, notes et film confisqués, hôpital, 15 jours d’incapacité, la correction est sévère. Comme Boltanski, Galtier s’en souviendra. Ses confrères de Mediapart, du Point, du Monde et La Croix… tous les envoyés de la presse française et étrangère méditent la leçon. Nul ne croit à une bavure. Les services de sécurité tunisiens sont expérimentés, entrainés et disciplinés, ils ne lèvent jamais la matraque - surtout sur un journaliste étranger - sans  ordre de leur hiérarchie. Qui est responsable ? Un quotidien algérien irrévérentieux titre « Le dérapage de trop de Kaïes Saïed ». Une enquête est en cours. En coulisse l’affaire aura des répercussions. Par une coïncidence innocente sans doute, le même jour, l’ambassadeur de France était reçu au ministère tunisien des Affaires étrangères. Dans un communiqué, chef d’oeuvre de diplomatie subliminale, où l’agression de Mathieu Galtier n’est pas même évoquée: ambassadeur et ministre « … se sont félicités de la qualité de la relation … (et) les prochaines échéances en préparation permettront de renforcer encore l’amitié entre la France et la Tunisie » Trois jours plus tard, dans un tweet, l’ambassadeur de France déclare « sa solidarité » et le site ministériel France Diplomatie d’ajouter une alerte aux Français de Tunisie: «  Il convient en particulier de se tenir à l’écart de tout rassemblement » Sans doute à cause du Covid !


https://nawaat.org/2012/05/05/la-verite-devoilee-de-laffaire-christophe-boltanski/

https://www.liberation.fr/international/afrique/le-correspondant-de-libe-en-tunisie-tabasse-par-la-police-20220114_IL5CIWQLNFHHBCZ3A7B5WSZRTE/

https://www.liberte-algerie.com/international/le-derapage-de-trop-de-kais-saied-371662