jeudi 23 décembre 2021

La Tunisie à petit feu

Le premier des printemps arabes sera le dernier à avoir vécu. Après que les analystes auront tenté de comprendre le moment présent, l’histoire dira les causes de la lente agonie de la démocratie parlementaire en Tunisie. En attendant, chaque jour qui passe additionne les signaux faibles d’une tragédie indéfinissable qui sourde et menace d’emporter le pays vers d’inédites aventures.

La souffrance silencieuse des Tunisiens

C’est un peuple habituellement aux aguets des petits plaisirs quotidiens: souriant, amical, insouciant et serein car intimement convaincu de la bienveillante protection du plus haut. L’espoir d’une récompense éternelle allège le poids parfois trop lourd de l’existence. En Tunisie, rien ne dure, tout est éphémère, chaque destin est écrit: mektoub.

Une étude menée en 2020 par le très réputé institut Pew Research révèle que les Tunisiens sont parmi les plus croyants du monde. Sans y paraître, la religion est au coeur de toutes leurs espérances. Allah qui accorde la vie est le seul à pouvoir la reprendre. Mais alors que le Coran prescrit (29-4) « ne vous tuez pas vous même », chaque mois, de pauvres diables  s’immolent dans d’ultimes souffrances pour gagner l’enfer des « harragas ». En arabe « brûleurs ». On brûle le feu rouge, on brûle la politesse, on brûle la frontière, enfin pour en finir, on brûle l’interdit suprême en s’incendiant soi-même. Dix ans de « révolution » n’ont pas réussi à enrayer l’épidémie de désespoir née sous la dictature. 


Au feu !

Le dernier flambeur a choisi le hall d’accueil du parti islamiste Ennahdha. La torche vivante a vite embrasé l’immeuble. Une fumée noire et des appels au secours s’échappaient des étages. Dehors, les badauds faisaient cercle, bras tendu smartphone au poing, commentant en direct l’événement aux copains: « regarde, regarde, à la fenêtre c’est Ali Larayedh (ancien Premier ministre) il va sauter !il saute !… il est blessé… » Nul ne songe à quérir une échelle ou avancer un camion à hauteur du premier étage; contemplative, la petite foule attend les pompiers. Le mort et les dix huit blessés seront vite oubliés.


L’événement dominical a occulté l’avertissement solennel publié par les sept ambassadeurs du G7 accrédités à Tunis:  « …nous réaffirmons notre attachement à un processus politique inclusif et transparent… suivant un calendrier précis, pour permettre le retour rapide au fonctionnement des institutions démocratiques, avec un Parlement élu jouant un rôle significatif » Ce communiqué a eu pour effet immédiat la promesse solennelle du Président Kaïes Saïed de convoquer des élections législatives pour décembre … 2022. Dans 12 mois ! Washington  s’est trouvé officiellement satisfait de cette échéance lointaine mais le sénateur démocrate Chris Murphy qui s’est rendu en Tunisie en septembre dernier a estimé que « les États Unis ne peuvent pas financer les attaques contre la démocratie….et devaient reconsidérer leur soutien à l’armée tunisienne ». La plupart, les capitales occidentales ont suivi ce mouvement de contentement mesuré en déplorant l’échéance tardive de la feuille de route du Président Saïed.


Démocratie consumée 

Voici cinq mois que le parlement est militairement interdit de siéger; les députés ne perçoivent plus d’indemnité, leur couverture sociale a été supprimée, certains sont en prison ou en résidence surveillée, d’autres sont interdits de voyager… Chacun nourrit la crainte que « l’état d’exception à la mode tunisienne » soit irréversible car depuis la nuit des temps, celui qui s’empare du pouvoir se travestit rapidement en tyran à vie.

Les Représentant du Peuple qui ne se sont pas discrètement ralliés font le dos rond. Peu d’entres eux osent s’exposer, la plupart se taisent, se terrent, certains partent se réfugier à l’étranger. Les vieux réflexes de l’ère Ben Ali reviennent. On se méfie, la rumeur courre sur les conversations  écoutées et les déplacements épiés. « Je jette l’éponge, je ne veux pas retourner en prison » confesse un ancien leader politique. Seuls quelques téméraires résistent. C’est le cas de la députée Abir Moussi qui se réclame de l’héritage de Bourguiba et tape indistinctement sur le bonnet blanc de Cheikh Ghannouchi et le blanc bonnet de Kaïes Saïed. Mais aucun élu n’a offert sa poitrine aux baïonnettes qui entravaient l’exercice de la souveraine nationale. Dans l’indifférence, l’ancien Président de la République Moncef Marzouki vient d’être condamné à 4 ans de prison ferme par contumace pour crime d’opinion. Rentrera t-il à Tunis pour se soumettre à l’injustice ? Dans la rue, les manifestants peinent à rassembler plus d’un millier de partisans quelque soit la cause. Cette passivité signe la désaffection pour le combat politique et la démocratie qu’attestent les résultats aux élections municipales partielles récentes dans la circonscription de Nabeul où le taux de participation a oscillé entre 2 % et 5% ! 


L’énigmatique Zaïm

Cette renonciation générale permet au Président Saïed de grignoter tous les pouvoirs. Il est chef des armées, de la police, de la magistrature, du gouvernement…il se mêle de tout, se noie dans les détails du prix de la tonne d’acier et du kilo de cuisses de poulets. Chaque jour apporte son lot de discours incohérents amplifiés par l’usage immodéré de mots savants et de phrases tarabiscotés. Le téléspectateur rumine « Je vis de bonne soupe et non de beau langage » il cherche à comprendre entre farce de Molière et tragédie de Camus. Le Président sature les médias au point que l’irrévérencieux blogger anonyme « Z » se demande s’il ne « participe pas (lui-même) indirectement à donner de l’épaisseur à un crétin qui s’est retrouvé par un accident de l’histoire, chef de l’État »

De leur côté, les chancelleries aidées de psychologues tentent de décrypter les pensées cachées du Président qui leur rappellent celles de Khaddafi. Mais le leader libyen avait les moyens pétro-gaziers de ses fantasmes et de ses utopies alors que la Tunisie est réduite à tendre la main. 


L’alliance  « historique » 

L’Algérie vient d’accorder à la Tunisie un nouveau prêt de 300 millions de dollars qui s’ajoutent aux 700 millions consentis les années précédentes. Il permettra de couvrir ses échéances les plus pressantes et de retarder de quelques mois la banqueroute. Lors de sa visite à Tunis le 15 décembre, le Président algérien Tebboune entouré d’une imposante délégation a signé pas moins de 27 accords bilatéraux. Cette solidarité fusionnelle n’est pas nouvelle; elle avait été esquissée en 1973 par Boumedienne et Bourguiba pour équilibrer l’axe éphémère entre Le Caire et Tripoli.  Aujourd’hui c’est pour contrer la menace de guerre qui sourde aux frontières tuniso-libyennes et algéro-marocaines. 


Le conflit israélo-arabe a migré en Afrique du Nord

Alger a particulièrement apprécié la posture résolument anti-sioniste de Kaïes Saïed qui a reçu il y a peu de temps le Président Mahmoud Abbas. Cette visite coïncidait avec l’accord de coopération militaire signé de l’autre coté du Magreb entre le Maroc et Israël qui a mis en fureur les algériens car « il constitue une menace majeure pour la stabilité de l'Algérie et de la Tunisie » et appelle à « mettre d'abord l'Algérie et la Tunisie à l'abri d'une agression extérieure » (L’Expression)

Les confrontations à bas bruits entre les sociétés militaires privées de toutes nationalités en Libye et la crise aigüe entre le Maroc et l’Algérie sur fond d’ingérence israélienne peuvent dégénérer en conflit ouvert qui embrasera le Maghreb et le Sahel.


La France derrière l’Europe 

La passivité des démocrates tunisiens et la situation géopolitique du moment militent en faveur d’une normalisation du coup d’état tunisien désormais sous protection algérienne. Les opposants tunisiens qui se présentent à la compassion des capitales européennes sont reçus chaleureusement mais très discrètement.  « On reste vigilant, les Tunisiens sont libres de leur destin. Saïed n’est pas le clone de Sissi ou de MBS et rien n’indique clairement qu’il va ressusciter Saddam ou Khaddafi » Le Quai d’Orsay soupèse le poids de la nouvelle configuration régionale et marche sur des oeufs. L’axe Tunis-Alger risque de se prolonger vers Ankara, Moscou…et constituer une menace pour l’Union Européenne dont le Conseil sera dès janvier et pendant six mois, présidée par la France. 


https://www.leaders.com.tn/article/32789-aziz-krichen-comprendre-le-moment-present

https://www.pewresearch.org/global/2020/07/20/the-global-god-divide/

https://www.murphy.senate.gov/

http://www.debatunisie.com/

https://www.monde-diplomatique.fr/1974/02/BALTA/32094

https://www.lexpression.dz/nationale/le-serment-de-tunis-351592