vendredi 25 novembre 2011

Marzouki, le Président sans cravate

Ils ont d’abord été dirigés par un grand cerveau malade, puis par une petite cervelle névropathe ; c’est sans doute pourquoi, dans leur grande sagesse, après des décennies de migraines, les Tunisiens ont choisi de désigner à la tête du pays un neurologue.
L’élection du Docteur indigné Marzouki est une revanche sur ses confrères qui en 1987 avaient déclaré Bourguiba sénile et le satrape digne de lui succéder.

Le personnage est à l’image de ses lunettes : immenses et carrées. Posture élancée, look pressé, col ouvert sans cravate. Le Président Moncef fils de Mohamed El Bédoui Marzouki est un authentiquement bédouin têtu et sans concession ; noblesse qu’il n’a jamais cherché à travestir. En arabe comme en français il parle tranchant avec force et conviction. Auditeur des souffrances et des humiliations, lui-même victime de la terreur, il sera audible et probablement suivi largement par le peuple tunisien. Les pouvoirs de sa fonction ont été sérieusement amputés, mais il portera haut la voix de la Tunisie, pays connu désormais du monde entier comme le symbole de la colère.

Son arrivée au palais de Carthage ne sera pas sans écho ni conséquence car c’est la première fois –après Mandela - qu’un militant actif des droits de l’homme est élu à la tête d’une nation. En terre arabe, c’est du jamais vu, c’est révolutionnaire ! Auparavant, nul cauchemar semblable n’avait hanté les dix mille et une nuits des autocrates de la Ligue arabe ! Comment sera-t-il reçu dans cette assemblée ? Qui osera lui donner l’accolade ? Qui osera ne pas la lui donner ?
Le nouveau Président est inclassable, il n’est pas du sérail, pas fils de, il est l’obligé de personne. A leurs yeux il cumule les tares : de gauche, droits-de-l’hommiste, savant, écrivain, orateur, monogame, et surtout, musulman-arabe-tunisien dans l’ordre et le désordre.

Si les inégalités et les bakchichs reculent en Tunisie, si la peine de mort est abolie, si la femme reste l’égale de l’homme, si l’exécutif, le législatif et le judiciaire deviennent indépendants, si la démocratie de l’alternance s’impose, alors le monde arabo islamique connaîtra une formidable renaissance. Marzouki et ses anciens compagnons de prison ont un an pour réussir la désincarcération des Tunisiens et leur insertion dans un modèle de gouvernance au parfum de pain et de jasmin.

Les premiers gestes du Président seront épiés car lourds de symboles.
Déjà, alors qu’il n’est pas encore intronisé, il vient de faire preuve d’audace (peut-être suicidaire) en refusant de recevoir une délégation du lobbying juif américain. Ceci augure de l’indépendance et de la liberté que chaque Tunisien attend.
On dit que le pouvoir transforme l’homme, mais il est peu probable qu’à 67 ans le militant entame une carrière de parvenu.

Chacun spécule à sa manière sur l’avenir des relations carthago-élyséennes. Elles nous réserveront des surprises ! C’est une certitude.

A une seule lettre près, l’anagramme de Marzouki le rapproche de son homologue français. Mais il s’agit d’un « S » : majuscule, tortueux, serpentin sans trait d’union. L’accroche sera difficile, la poignée de main molle. Le Président français ira-t-il à Carthage après avoir fait étape à Canossa ?

Une rumeur circule au Bistro de la Muette.
La cellule loisir du Château planche sur les vacances présidentielles hivernales. L’affaire n’est pas simple. Le yacht de l’ami désintéressé est au carénage, le Maroc est squatté par le retraité du FMI, l’Algérie est cinquantenaire, la Libye inconfortable, Assouan est assiégé, Petra emmuré, le Golfe est dangereusement persique, il n’y a bien Israël mais…
Plus éloignées du champ de bataille annoncé, il y a l’Italie pluvieuse, Malte l’ennuyeuse, la Grèce dégage…Reste la perfide Turquie qui propose un laissez-passer incognito pour quinze jours tout compris à Finike. C’est une gentille station balnéaire près d’Antalya. Mais un attaché que la généreuse hospitalité ottomane intriguait a découvert que c’est là que se déroula la fameuse bataille de Sawari !

Finalement, après dix huit réunions fébriles trois options ont été retenues : Disney, Brégançon et La Lanterne.
Le Président, s’est emporté : il veut passer Noël à Tabarka !

vendredi 18 novembre 2011

Le Qatar, un confetti puissant

Etat lilliputien super gagnant au loto de la mondialisation, l’Etat du Qatar ne peut être décrit que par des superlatifs.
Grand comme la basse Normandie, peuplé comme la Lozère, bientôt premier producteur de gaz du monde, le Qatar est riche comme Crésus.
C’est une péninsule plate et aride accrochée aux sables d’Arabie qui s’avance au Nord dans le Golf persique vers l’Iran dont elle partage les gisements offshore. Le pays offre des paysages désolants de steppes caillouteuses battues par les vents brûlants sous un ciel rarement clair. La terre la plus ingrate du Moyen-Orient est la propriété de quelques milliers de bédouins obstinés qui ont survécu dans ce milieu hostile à toute forme de vie.

J’ai découvert le Qatar au siècle dernier.
A ma descente d’avion par un soir d’hiver tempéré, je sautai dans le taxi d’un brave Egyptien qui me fit la conversation. Pendant que nous roulions, je tentai à travers la vitre de percer la nuit avare de réverbères. Je demandai au chauffeur de me montrer le centre ville : « mais nous venons de le dépasser ! » me dit-il en riant avant de m’abandonner sur un terrain vague où broutaient quelques chameaux face à l’un des deux hôtels nouvellement construits de la capitale.
Trente ans plus tard, ce n’est plus Doha mais Manhattan et la Baie des Anges sur la même carte postale. La métamorphose est facile me direz-vous car l’argent peut tout ! Et au Qatar, ils en ont tellement qu’ils sont obligés de travailler pour le dépenser ! Pourtant, bien d’autres pays arabes fortunés sont à plaindre. Soyons juste, la prospérité du Qatar où tous les services publics sont performants et gratuits, vient de la sagacité de ses habitants et de la perspicacité de ses dirigeants.
Dans les années 80, le Qatar n’était qu’une promesse de richesse vulnérable, à la merci du premier mercenaire venu. Par chance, les prédateurs étaient occupés à d’autres grandes manœuvres en Irak, en Russie et en Asie centrale. Doha sut se faire oublier et avaler toutes les couleuvres. Cette diversion lui permit de se préparer à gérer les revenus de ses gazoducs en construction mais aussi de nourrir une folle ambition : celle de conquérir le monde. Personne n’en sut rien ; fort heureusement, car tous auraient ri de cette grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf. Les plus brillants potaches de la famille régnante s’attelèrent à ce rêve insensé de devenir, par l’argent, le centre de l’univers. Ils déclinèrent leur stratégie en plusieurs étapes : d’abord se protéger, ensuite exister aux yeux des autres, puis s’immiscer dans les affaires du monde avant de s’imposer enfin comme le siège de la « World Company ».

Vu du ciel, le Qatar ressemble à un gigantesque porte-avion. Pour éloigner les envieux de la compétition et considérant sans doute qu’il avait du sable à revendre, l’Emir offrit aux Etats Unis le droit d’implanter la plus gigantesque base militaire du Moyen-Orient. Ce cadeau bien pensé le protégea à bon compte des velléités de ses voisins proches et plus lointains. Ensuite, par des achats bien ciblés et des gracieusetés bien ordonnées, il acquit facilement les protections complémentaires de Paris et de Londres.
Mais le meilleur des boucliers stratégiques reste l’homo sapiens, espèce rare en cette contrée. Alors à la vitesse grand V, le pays s’est peuplé d’immigrés. Ils sont à présent plus d’un million : américains, européens, arabes, asiatiques. Ils débarquent par centaines chaque jour dans l’eldorado gazier. Ils y séjournent le temps de leur CDD. Une ville de 120 000 habitants a été créée pour Exxon, Shell, Total et leurs associés qataris. Ras Laffan est un hyper-méga-complexe de liquéfaction de gaz que l’on visite en hélicoptère.
La capitale Doha s’est spécialisée dans l’événementiel. Si vous souhaitez organiser les Jeux Olympiques, un tournoi de bridge, le séminaire de votre entreprise, le championnat du Monde de tartiflette ou l’anniversaire de votre petit neveu, Doha EST le lieu. Rapport qualité-prix imbattable. Les hôtels sont luxueux, les buffets pantagruéliques, le service docile et prévenant. Les galeries commerciales bien climatisées offrent un shopping aux meilleurs prix. Carrefour a aménagé son hypermarché façon Venise avec des gondoles électriques qui baladent les clients sur des canaux aux eaux translucides. Au pont du Rialto reconstitué, la pizza est fameuse !

Pour crier au monde la nouvelle de sa naissance le Qatar a créé Al Jazeera, chaine satellitaire d’information continue regardée de Nouakchott à Basrah, par un arabe sur six. Et ce n’est pas un hasard car elle est de très loin la meilleure chaine de télévision. Ses scoops sur Ben Laden lui ont conféré une audience planétaire, mais surtout a permis au monde d’apprendre l’existence de l’Emirat et de mesurer son influence idéologique considérable. Depuis qu’elle émet aussi en langue anglaise, elle rivalise désormais avec CNN et la BBC grâce à des correspondants et des bureaux dans toutes les capitales.
Au surplus, à coup de millions, le Qatar invite les leaders de toutes les disciplines : culturelles et artistiques, économiques et politiques, scientifiques et sportives. Si vous avez un nom qui résonne dans le Landerneau, vous serez immanquablement convié.
Aucune célébrité ne résiste au meilleur tour operator du moment. Jugez plutôt. Une limousine viendra vous prendre à votre domicile, vous déposera à la passerelle d’un jet privé avec chambre à coucher où vous pourrez faire un somme le temps du voyage. A l’arrivée, le traitement VIP sera à la hauteur de votre étonnement, vous serez reçu brièvement mais avec une exquise courtoisie par une altesse. Vous serez ensuite confié à un auditoire d’experts de toutes nationalités à la compétence avérée, qui vous écouteront avec un intérêt immense. Après un repos bien mérité et le temps qu’il vous plaira de flâner, votre avion vous ramènera à la maison. Enfin, c’est avec tact et discernement que vous serez défrayé fort généreusement. Si votre notoriété ne mérite pas ce traitement privilégié, vous recevrez un voucher pour un siège en first ou classe affaires et un chambre au Ritz ou au Sheraton. Voici pourquoi les happy few adorent Doha. Pour eux, c’est Cannes et Davos toute l’année !

La diplomatie du carnet de chèque est efficace. Nul n’y résiste. Doha a les meilleures relations du monde avec tout le monde. C’est pourquoi tous les ennemis du monde s’y réconcilient ou font semblant. Le ministre des affaires étrangères du Qatar est un Talleyrand sans équivalent arabe qui dispose des moyens de ne jamais dire non.
A travers les placements immobiliers de son fonds souverain l’émirat est partout y compris dans les contrées les plus fermées et les plus reculées comme les Dahlaks en Erythrée. Les investissements multinationaux dans le gaz, le pétrole, le téléphone, l’eau, les transports complètent un maillage d’influence planétaire surprenant. Depuis la mort d’Arafat, la révolution égyptienne, la folie syrienne et la sénilité saoudienne, la diplomatie qatari a champ libre, elle fait feu de tout bois et s’impose comme le leader des états arabes.
Bien entendu cette boulimie est suspecte. Elle est mise au compte d’une servitude sioniste, ou néoconservatrice américaine ou même ultra libérale européenne…En vérité, les Qataris ne sont pas des laquais mais des malins. Ce ne sont pas des vendus, c’est le reste du monde qui est à vendre. Dés qu’un oursin diplomatique pique le pied de Washington, Londres, Téhéran, Alger, Paris, Moscou, le reflexe est d’appeler Doha. La caricature du genre fut l’épopée des infirmières bulgares, emprisonnées en Libye, libérées par la France avec des qatari riyals.
Depuis, l’Elysée considère le Qatar non seulement comme le partenaire privilégié de sa politique arabe mais aussi comme un auxiliaire précieux dans ses affaires de culte. Ainsi, il y a trois ans, alors que le Ramadan ne coïncidait pas encore avec les vacances estivales, les élus du 92 en présence du Préfet, du fils du Président de la République française et de l’ambassadeur de l’émir recevaient deux centaines de musulmans du canton autour d’un somptueux iftar dans une salle décorée d’un gigantesque drapeau du Qatar. Le partenariat Qatari-Français ne manque pas de surprendre, il ne se limite pas au tiroir-caisse.

Mais après avoir joué les mécènes et les intermédiaires généreux, Doha entend désormais peser de tout son poids sur le destin des musulmans de France, d’Europe et d’ailleurs.

Son ingérence dans la révolution puis dans la contre révolution arabe est manifeste, tant par le rôle d’Al Jazeera que par le soutien financier des mouvements islamistes. La participation militaire symbolique (Le Figaro s’est trompé de deux zéros en l’évaluant à 5 000 hommes) en Libye avec l’OTAN est une nouveauté dans la mesure où le Qatar revendique une victoire, et partant les dividendes d’une paix qu’il a largement anticipée en se faisant attribuer la gestion du pétrole libyen pendant les hostilités. L’intronisation et le parrainage du très chariatique CNT a surpris. Lors de la conférence de presse de la « victoire » à Paris, l’Emir a répondu qu’il n’avait pas besoin d’invitation pour se rendre à Tripoli car il se considére en Libye comme chez lui. La formule très diplomatique a réveillé des souvenirs chez les nationalistes arabes, mais elle est porteuse d’ambiguïté car pour les idéologues bien en cours à Doha, la nation arabe sera islamique ou ne sera pas.
Il est révélateur que Rachid El Ghannouchi, le très habile leader du parti tunisien Ennahda victorieux des élections, se soit précipité à Doha afin d’inviter l’Emir à venir assister à l’inauguration de la constituante à Tunis. Sans doute l’Emir lui aura-t-il répondu qu’il était chez lui en Tunisie et qu’il s’y rendrait quand bon lui semblera et probablement avec des amis français…

La Tunisie et la Libye offrent des opportunités inespérées non seulement pour les puissances pétro-gazières mais aussi pour l’école musulmane de la péninsule arabe. Le wahhabisme d’Arabie Saoudite est présenté comme rétrograde, son rival du Qatar comme progressiste. Les deux sont respectables. Mais chez eux.
Jusqu’à quel point les jeunes démocraties musulmanes du Machrek pourront-elles préserver leur identité et s’épargner la charia ? Quel dessein se cache derrière la main généreuse du Qatar ?

lundi 7 novembre 2011

Alerte à la démocratie en Grèce et en Tunisie

Je lis la presse. Papandreou, traité comme un moins que rien au G20. Pire qu’un ex-dictateur maghrébin. Pour un peu on lui aurait tiré un Hellfire depuis un drone survolant la croisette.

Les commentateurs hellénophobes s’en donnent à cœur joie.
Les Grecs ? Des menteurs, des profiteurs, des métèques. Des prétentieux sortis de la cuisse de Jupiter sous le prétexte que leurs ancêtres ont inventé la démocratie dix siècles avant l’Hégire ! Ils mériteraient qu’on leur envoie le général BHL !

Pourtant, le petit peuple Grec a traversé la nuit des temps en préservant sa langue sa philosophie, sa manière d’être. Il est vieux comme le Parthénon mais il n’a pas attendu l’âge de la consommation pour apprendre l’art de déguster les offrandes de l’existence. Ce pays élu du ciel rassemble tant de beauté et de douceur qu’aucun avenir meilleur ne saurait lui être proposé sauf celui de le laisser vivre en paix.
Le Grec est un sage. D’expérience il sait que le pouvoir est sale, que les chefs sont corrompus, que l’injustice est fatale. Au pays de la demos kratia le peuple demos n’a jamais vraiment cru en son pouvoir kratos. Depuis trois mille ans, il est volé ; il s’en accommode avec fatalité.

L’Europe par ses bienfaits a transformé la Grèce en pays Potemkine.
A coups de milliards, elle y a construit des stades, des routes, des aéroports, des voies de communications modernes pour que les tomates de Hollande et la féta de Normandie distribuées par Carrefour puissent irriguer le moindre village. A la parade, le pays aligne une armée suréquipée de milliers de blindés et autre joujou capable de contenir une invraisemblable invasion russe ou ottomane.
Mais derrière ce paravent d’opulence, la vie quotidienne est laborieuse et frugale.

Pendant des décennies, la Grèce a été méthodiquement banqueroutée alors que les experts regardaient en l’air en sifflotant. L’Union Européenne des banquiers ayant trop prêté se réveilla finalement.

Découvrant qu’une fois de plus les Karandopoulos avaient piqué dans la caisse, le peuple des cigales s’est cotisé pour rembourser. Les salaires, les retraites ont été amputés de vingt et plus pour cent, les taxes et impôts ont doublé. Les bakchichs aussi. Car ce cancer métastase tous les services publics et même les hôpitaux où le patient paye pour une piqure, un lit, une couverture…pire qu’en Afrique. L’école est une garderie gratuite mais seuls les cours du soir payants offrent une chance d’accéder à l’instruction.
Encouragés par ces premières bonnes dispositions, les huissiers de l’Europe ont exigé un effort supplémentaire. Alors les Zorba ont pris la rue et leurs politiciens en otage. Ils ont crié qu’ils ne voulaient plus entendre le dictat des estivants européens.

Ils ont hurlé : Europe δεν !

Mais comme l’Europe n’entend pas le grec et que le malentendu entre mal entendant risquait de perdurer, le Premier Ministre Papandreou traduisit la revendication hellène en langue latine : ad referendum !
Alors, l’indignation fut générale, la bourse chuta, on convoqua le malotru à Cannes, on le fit attendre à genoux sur les marches du Palais, avant d’accepter finalement avec indulgence son acte de contrition. Ah mais !

Demain la Grèce sera anarchie, dictature, ou demoskratia, elle sera sauvée par les Turcs, les Arabes ou les Chinois, mais elle ne sera plus jamais européenne.

Haro aussi sur la Tunisie. La presse se déchaîne.

C’est la fin de la saison du jasmin, de l’alcool de figue et des câlins tarifés sur la plage d’Hammamet. On dit que les club-Med de Djerba imposeraient désormais le port du maillot de bain intégral.
Du jour au lendemain, par la seule magie des urnes, les paisibles musulmans malékites lotophages sont devenus de farouches salafo-wahhabo-pachtoun –jihadistes avec un Laguiole entre les dents !

Nul n’a relevé que l’élection de la constituante porte l’espoir d’un compromis entre le pouvoir du livre et celui du peuple. Car pas plus en Islam qu’en toute autre religion la démocratie n’est en odeur de sainteté. Après le Liban et la Palestine, la Tunisie rejoint le club très fragile des démocraties arabes. C’est un événement considérable ! Pourtant, Paris refuse l’évidence de l’augure d’un pays converti au débat et à l’alternance.
Il se trouve même des éditorialistes savants qui font d’audacieux rapprochements entre Ben Ali et le bon Shah, Ghannouchi et le méchant Khomeiny, Persepolis et Tunis !

La rue ne s’est pas embrasée pour déménager la Kasbah à la Zitouna. Les peuples arabes se sont soulevé tout comme ceux de l’empire russe à la fin des années 80 parce qu’ils étaient saturés d’injustice.
L’histoire tunisienne chemine plutôt celle de la Pologne où Ben Ali a fait ses classes ; il avait d’ailleurs pour Jaruzelski une déférence filiale. Les deux dictateurs sont tombés de manière semblable : poussés par la foule et abandonnés par leurs protecteurs étrangers. Les dissidents « catholistes » polonais ont contribué à la chute du régime tout comme les opposants tunisiens. A l’époque l’Occident unanime avait chaleureusement salué la victoire de l’église sur la dictature communiste. Comparaison n’est pas raison mais elle permet de relativiser et d’espérer qu’à l’exemple des intégristes polonais qui ont mis de l’eau dans leur jus de betterave, les salafistes tunisiens allongeront leur sirop d’orgeat. "L’extrémisme est soluble dans la démocratie".C'est une profession de foi compatible.

L’examen des chiffres du scrutin montre que l’on est loin du raz de marée Ennahda constaté hâtivement par la presse. Certes ce parti arrive en tête des suffrages exprimés mais les autres courants séculiers alliés font jeu égal. Avec 5 sièges, les « passéistes » représentés par l’ancien ministre de la défense de Ben Ali fait à peine mieux que l’antique parti communiste. Enfin, un bon tiers de la population en âge de voter ne s’est pas déplacé. Cette dernière mesure est inquiétante car elle révèle la proportion d’insoumis à la révolution et surtout d’inconvertis à la démocratie.
Sans doute une partie de ceux là ont-ils perdu espoir. Leur attente urgente n’est pas celle des urnes mais de l’assiette.
Au Sud surtout, la pauvreté grignote chaque jour davantage le plaisir de vivre dans le plus doux pays du monde.
Les vainqueurs des élections savent que demain il faudra décréter la solidarité : un revenu minimum, la gratuité des soins, satisfaire les revendications, assainir la police, libérer la justice, rassurer les patrons…La chantier est immense. La création d’un espace économique commun avec la Tripolitaine n’est pas une chimère !

La Tunisie a changé. La France ne s’en est pas aperçue. Ses hommes politiques persistent à se complaire dans une attitude de « vigilance » alors qu’ils avaient une confiance totale dans le satrape et sa clique. Depuis les élections, aucun homme politique français n’a été aperçu à Tunis. Il est vrai que la saison ne s’y prête guère et que les messagers parisiens habitués du Spoon de Carthage et de La Résidence de Raouad ne sont pas du même monde que les futurs ministres tunisiens dont il est à parier que peu d’entre eux seront des anciens de Saint-Cyr, de Saint-Pères ou de Saint-Guillaume.
Le prochain gouvernement de la kasbah sera un cercle de "carcinocrates" totalisant des années de prison. Les sécularistes et les islamistes étaient frères de geôles. Ils ont partagé le couffin hebdomadaire.
Libérés, ils ont aussi subi la ségrégation de l’ambassade de France ; en exil, ils ont bénéficié de la coopération « exemplaire » entre la rue Nélaton et l’Avenue Bourguiba.
Alors, une déclaration chaleureuse à l’exemple de celles –diplomatiques ou sincères - de Washington, Madrid ou Bruxelles eut été bienséante en cette circonstance rare, propice à l’oubli d’un passé qui fâche. Las, la classe politique n’a eu que des paroles de défiance.

La « mère des arts des armes et des lois » est fâchée avec la Tunisie et la Grèce qui osent dévoyer la démocratie « à la Française », elle parait appeler de ses vœux le retour des colonels et du général.

mardi 1 novembre 2011

La grippe tunisienne

La grippe qui fauche les vieux à l’entrée de l’hiver est venue frapper à ma porte. Mon voisin Normand m’a apporté une fiole de réconfortant miracle avec son mode d’emploi. « Tu mets ta chéchia au bout du lit. Tu sirotes. Quand tu en vois deux, tu es guéri ! »

A peine convalescent, on me pousse à prendre position. « Alors la Tunisie ? Islamiste ou séculariste ? »
Je soupire et feins l’assoupissement.

Que sais-je des militants d’Ennahda ? Quels crimes ont-ils commis autres que ceux attribués par le satrape ?
Premier prisonnier politique de Ben Ali, Si Mahmoud grand père de mes enfants, avait été jeté dans le pavillon des islamistes. L’usurpateur espérait qu’ils le lyncheraient. Ils l’ont protégé. A son procès, Maître Mourou est venu l’embrasser montrant ainsi qu’il n’était pas dupe.
A la prison, chaque soir après dix heures, les tortionnaires arrivaient. Coups et hurlements. Les nervis « attendrissaient » la viande de leur semblable, trop hallal à leur goût.
Vous n’aimez pas beaucoup les islamistes, constatait alors un ministre français au cours d’un diner avec son homologue. Mais au contraire « je les aime saignants » s’esclaffait le tunisien en entamant son beefsteak. Triste époque !

Notre vieille maison à Hamilcar, œuvre d’un ancien colon italien orientaliste, avait un petit minaret. C’est sans doute pour effacer l’offense que Ben Ali l’aura fait raser ; à moins que ce ne soit pour que l’un de ses protégés puisse construire la demeure de ses ambitions.

Voici pourquoi les benalistes tunisiens anti-islamistes qui étaient d’authentiques fascistes ne seront jamais mes amis.

Leurs amis de France non plus.
Depuis 1993, et sans que rien n’ait jamais pu lui être reproché, Monsieur Karkar était assigné à résidence dans une chambre d’hôtel au fin fond de la France profonde. L’homme tenu en laisse devait se présenter deux fois par jour au commissariat.
Hier seulement, la mesure vient d’être levée. Il faut dire que Salah Karkar est co-fondateur du parti qui vient de gagner les élections en Tunisie. La France retiendra t- elle la leçon qu’il ne faut jamais chercher à appliquer sur son sol la loi d’un dictateur étranger ?
Ce n’est pas certain.
En attendant, j’invite le retourné d’exil à venir s’installer chez Monsieur Tahar Materi occupant l’ancienne Dar Belhassine où je l’y rejoindrai volontiers avec toute ma famille aux prochaines vacances.

Bien sur, je suis partial et satisfait. Mais quel démocrate le serait à moins.
Entre la peste et le choléra, entre la dictature et l’obscurantisme, je choisi la grippe.