vendredi 19 décembre 2014

Tunisie, pour qui vote le diable?



Jamais campagne électorale n'aura été aussi déséquilibrée. La guerre médiatique a méthodiquement fusillé le sortant dont on peut se demander par quel miracle il pourra être épargné d'un score humiliant dimanche prochain.
Pourtant, Beji Caïd Essebsi, proclamé vainqueur avant l'heure était au départ totalement disqualifié par son grand âge et son parcours de monocrate.
Imaginez une présidentielle française avec pour candidat Charles Pasqua ? Aucune chance direz-vous. Eh bien pas en Tunisie !

L'équipe de communication du patriarche a d'ores et déjà réussi un tour de force prodigieux qui fera écho dans le tiers monde. Il est désormais prouvé qu'il est possible d'installer dé-mo-cra-ti-que-ment un candidat parachuté quel que soit son handicap. C'est une question d'adresse et de moyens. L'éclatante expérience du laboratoire tunisien occulte l'ignominieux contre-exemple égyptien. Tant mieux !


Le second tour des élections présidentielles tunisiennes avait retenu deux candidats au casting diamétralement opposé.
Marzouki, 69 ans, président provisoire depuis trois ans ; docteur en médecine, militant des droits de l'homme, progressiste partisan du dialogue, y compris avec les islamistes.
Caïd Essebsi, 88 ans, avocat, ancien ministre de l'intérieur et des affaires étrangères de Bourguiba, ancien président de l'assemblée nationale sous Ben Ali, conservateur libéral, laïciste anti islamiste.
Dans un pays jeune, sensible à la morale religieuse et marqué par les séquelles de cinquante années de dictature, la partie était en apparence déséquilibrée. Pourtant, le « candidat du passé » a mené une habile offensive méthodique de déstabilisation laissant peu de chance à son rival.

L'occupant de Carthage a été affublé sur les réseaux sociaux du sobriquet de « tartour » pantin, guignolo, pître, ses proches supporters et anciens militants ont été méthodiquement retournés. Les réseaux sociaux ont été inondés d'articles souvent diffamatoires et parfois orduriers. Dialogues et face à face ont été refusés, la machine à propagande largement financée et relayée par lappareil rénové de l'ancien régime s'est évertuée à faire apparaître Marzouki comme un fantasque à l'esprit dérangé. Un quotidien français a même osé résumer sans appel le choix électoral : docteur maboul ou vieux sage .
Les communicants ont efficacement cadré Marzouki de laxiste, complice des islamistes, qataristes, jihadistes, salafistes, terroristes...bref comme le candidat de l'aventure et du désordre. Ils ont valorisé Caïd Essebsi : garant de l'autorité et de l'ordre, partisan de la séparation de la Kaaba et de la Kasbah.

Les électeurs ont-ils été dupés ? Oui car pour l'essentiel ils seront restés sur leur faim. Quel programme quel destin pour le pays ? Et le chômage, l'éducation, le clivage socio-économique nord sud, le devenir avec le voisin de Libye... ? Tout a été occulté, tout a été centré sur les mouvements islamistes et leurs complices les collaborationnistes rendus responsables de toute les barbaries.

Pourtant, Ennahdha ne présentait pas de candidat, il s'est abstenu de soutenir officiellement ou de désavouer publiquement l'un ou l'autre des prétendants à la présidence. Ses représentants ont multiplié les poignées de main et les risettes avec une parfaite équité...
Savant calcul ou sage conduite, l'avenir dira si la posture était salutaire ou suicidaire.
Finalement, l'islamisation de la société tunisienne aura été le seul et unique débat de cette élection dont le résultat semblait programmé.

Mais un événement sidérant est advenu dont il est difficile de mesurer à chaud la portée.

Mercredi, alors que la campagne électorale s'achevait, le terroriste numéro un de Tunisie a diffusé en vidéo sur le net une diatribe promettant le sang à tous ceux qui s'opposent à la propagation du califat. « Nous allons revenir et tuer plusieurs d'entre vous. Vous n'allez pas vivre tranquillement tant que la Tunisie n'applique pas la loi islamique »
Le personnage est à prendre au sérieux et mérite un bref rappel de ses états de services.
Boubaker Ben Hakim el Karoui, est né à Paris où il a grandi. Adolescent il fréquente les agités d'une mosquée du 11ème arrondissement. Devenu adulte, il part au Levant où les autorités syriennes l'emprisonnent pendant un an avant de l'extrader. Arrêté à son retour en France, il est condamné en 2008 à 7 ans de prison. Remis en liberté en 2011 il s'évanouit dans la nature. Se souvenant sans doute de sa double citoyenneté française et tunisienne, il assassine en février puis en juillet 2013 deux députés de la constituante Belaïd et Brahmi avant de disparaître à nouveau alors que tous les services de police et de renseignements sont à ses trousses.
Depuis le 2 décembre 2012, « la loi pénale française s'applique aux crimes et délits qualifiés d'actes de terrorisme commis à l'étranger par un Français ou par une personne résidant habituellement sur le territoire français. » On peut donc oniriquement supposer que le parquet de Paris a fait diligence et que les brigades anti-terroristes françaises prêtent main forte à leurs collègues tunisiens pour mettre hors d'état de nuire Karoui el Françaoui.

Dans sa harangue de mercredi, le terroriste a également appelé au boycott du scrutin tunisien qualifié d'acte de mécréance.

On verra dimanche si cette apparition du diable a une influence sur le choix des électeurs.


illustration Armand Goupil

jeudi 11 décembre 2014

Tunisie, vers la République de Papy Caïd Essebsi ?


Le 21 décembre, les électeurs de la juvénile démocratie tunisienne éliront peut-être un nouveau doyen d'âge parmi les chefs d'États du monde. Certes, il y a bien la reine d'Angleterre ou les Présidents protocolaires d'Italie et d'Israël qui rendent quelques mois à Monsieur Béji Caïd Essebsi, mais comparaison n'est pas raison. Dans l'histoire contemporaine il y a aussi un précédent douloureux, celui de Pétain. Cette référence historique n'est pas désobligeante ni péjorative pour le candidat tunisien à qui chacun souhaite un destin apaisé, mais elle montre l'immense désarroi des Tunisiens, une détresse comparable à celle des Français dans la débâcle de1940. Le chef de la France vaincue avait 84 ans, le prétendant Président tunisien vient d'en avoir 88 !
Puisque rien ne lui a été épargné, la Tunisie ne semble pas craindre l'ultime naufrage de l'âge.

Pour prendre la mesure de l'événement, il faut imaginer la fiction d'une élection entre Giscard d'Estaing et Hollande !
On se souvient des circonstances de la chute de la dictature tunisienne en 2011 - 338 adolescents tués -, on sait la détresse d'une jeunesse diplômée-chômeuse en attente d'un exil au péril de sa vie, alors la popularité du patriarche de la politique tunisienne est bien l'empreinte d'un pays complètement déboussolé.
Ce phénomène du recours aux grands anciens n'est pas isolé, déjà la Troïka issue de la révolution avait hissé à la tête de la Banque Centrale (au bord de la faillite) une compétence de 82 ans, et tout récemment, l'Assemblée des Représentants du Peuple a désigné au perchoir un député de 80 printemps lequel selon la constitution, assurera de surcroît l'éventuel intérim de la vacance provisoire ou définitive du Président de la République.

Certes, Sidi Béji est alerte et fringant. Bien conservé. Le mental est bon. Le bagout est intact. Le physique bien meilleur que celui de Bouteflika d'Algérie ou d'Abdallah d'Arabie. Mais la forme de l'impétrant n'explique pas tout.
La tradition identitaire patriarcale et l'inconscient collectif mémoriel sont aussi à l'origine du choix des 1,3 millions de sauve-qui-peut qui on voté pour lui au premier tour.

En Tunisie on naît fille de ou fils de. Sur les papiers officiels, le prénom est toujours suivi de celui du père et du grand père. On est Tartempion ben Papa ben Papy.
« Oueld chkoun ? » (fils de qui ?) s'entend demander invariablement le jeune de moins de quarante ans rencontrant un aîné. Le culte du père est un marqueur de la société tunisienne. Nul ne saurait exister sans lui. Celui qui n'en a pas n'existe pas. Celui qui le renie n'existe plus. Le géniteur, plus encore le grand père ou l'aïeul est l'objet de toutes les attentions. En famille chacun se mobilise pour lui assurer le meilleur bien-être et lui épargner toute contrariété. En public, il est assuré de ne jamais faire la queue aux guichets ni de rester debout dans l'autobus ni de porter un quelconque fardeau. Chacun recherche sa compagnie, il est écouté avec d'autant plus d'attention que son âge est avancé. En Tunisie, le vieillard tout comme l'enfant est roi.
Seul un garçonnet de 8 ans aurait pu concurrencer sérieusement le vénérable Béji sur le terrain affectif.

Dans cette élection, le culte du géronte alimente une propagande subliminale. Nul n'est dupe, mais personne n'ose en parler. Critiquer la vieillesse c'est faire preuve de bassesse et puis ça attire le mauvais œil.
Le pays n'a pas fait sa révolution culturelle !
À Tunis, railler un senior est assimilé à de l'indécente maltraitance. La presse ne tarit pas d'éloges sur la performance physiologique du candidat épargné par les stigmates de la sénescence. Chacun feint d'oublier que Bourguiba, déchu pour « sénilité » en 1987 avait alors quatre ans de moins que Caïd Essebsi aujourd'hui.

Pourtant, parler politique en Tunisie, c'est immanquablement évoquer Bourguiba. Alors que plus de la moitié de la population n'a pas connu son règne, il reste le personnage le plus populaire du pays. Dans les conversations, chacun évoque son souvenir par des mimiques ou des anecdotes exagérées et infondées. Devant un public enthousiaste et subjugué, l'acteur talentueux Raja Farhat fait revivre sur la scène des théâtres l'illustre personnage. Sur Youtube on visionne par milliers les archives des rencontres du grand homme avec Kennedy, de Gaulle, Nasser, Khaddafi....! La légende du « Combattant suprême » est ancrée dans la mémoire collective. Cette idolâtrie puérile est encouragée par les réactionnaires dont la filiation avec Bourguiba, le plus souvent usurpée, dissimule leurs turpitudes des années Ben Ali. De leur coté, se souvenant que la réalité n'était pas si rose, les islamistes et les progressistes sont bien moins expansifs.
Finalement, on peut se demander si le score de Caïd Essebsi qui fut son ministre de l'intérieur puis des affaires étrangères, n'exprime pas par procuration, un retour d'affection posthume pour Habib Bourguiba, « le père fondateur de la Tunisie moderne »

Les Tunisiens n'ont pas retenu la leçon de l'histoire. Le grand âge est celui de la dépendance. Déjà, un cercle de marionnettistes avides se presse. La famille, les amis, les médecins sont assidument courtisés en prévision de la distribution des prébendes
Le Président sortant Marzouki, piégé par le vieillard, se contente de dénoncer le péril d'un retour à l'autoritarisme et à l'affairisme. D'évidence, si son rival l'emporte, la révolution marquera une pause dont nul ne peut prévoir la rigueur et la durée. Car contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture hâtive de la nouvelle constitution, le pouvoir du Président de la République est tout à fait considérable. Le nouvel élu sera le tripe chef : de la sécurité intérieure, des armées et de la diplomatie. Ce n'est pas rien ! Rappelons que la guerre de Libye fait rage à la frontière, que les terrorismes ont assassiné deux députés et des dizaines de militaires, qu'enfin, la communauté internationale indifférente se contente de multiplier les messages de sympathie pour « le modèle démocratique tunisien ».

vendredi 28 novembre 2014

Tunisie terre d'élections


L'opinion est lasse. Le chemin de la démocratie est interminable. Le prix de la liberté est trop cher. Le chômage a augmenté, le niveau de vie a baissé, les services publics se sont dégradés, l'insécurité s'est généralisée. Les Libyens réfugiés encombrent les écoles et les hôpitaux ; les contrebandiers trafiquent aux frontières ; les terroristes venus de nulle part sèment la terreur ; les voyous du dictateur sont de retour... Pour le quidam, le khobziste ou le trimard, l'espoir d'une vie meilleure diminue au fil des scrutins.
La communauté internationale flatte à l'envi l'exemplaire démocratie du jasmin, mais personne n'aide vraiment les Tunisiens ! Certes, on ne pouvait pas s'attendre à ce que les pétro monarchies encouragent le printemps arabe ? Mais ni les Etats Unis, ni l'Union Européenne, ni même la France n'ont mis la main à la poche pour amorcer l'indispensable « plan Marshall ». Ils n'ont même pas permis la restitution des milliards que Ben Ali avait volés grâce à leur complicité.
Attendent-ils pour se montrer généreux que le futur président tunisien, comme son homologue égyptien, décrète l'état d'urgence et fasse condamner à mort quelques centaines d'islamistes ?


Après la révolution de 2011, le débat démocratique en Tunisie a été opacifié par l'écran de la religion, réduisant la confrontation des idées politiques à une bipolarisation sommaire entre « islamistes » et « laïcs ». C'est une problématique d'importation, car ici, l'habit ne fait pas l'imam ! Tous les Tunisiens, musulmans à 99%, sont profondément religieux. Tous savent (plus ou moins bien) le Coran, faire la prière et réciter la chahada qui leur a été murmurée dès la naissance. Nul ne s'affranchit des célébrations familiales du ramadan et de la fête du mouton. Les mariages exclusivement civils sont rares. Tous les Tunisiens sans exception sont inhumés en terre, dans la tradition de la religion. En Tunisie, les agnostiques se taisent, les athées se dissimulent ou s'exilent.
C'est sans doute pourquoi l'Assemblée a unanimement - majorité islamiste comprise – adopté une constitution qui écarte la charia des affaires de l'état. Dans son préambule la loi suprême proclame clairement : « l'attachement de notre peuple aux enseignements de l’Islam, qui a pour finalité l’ouverture et la tolérance aux valeurs humaines et aux hauts principes universels des droits de l’Homme ». La référence aux droits de l'Homme, ce n'est pas rien ! Quels autres exemples ailleurs, sur les doigts d'une main ?

Dans un second temps, « le parti islamiste », Ennahdha, sévèrement critiqué pour sa piètre gouvernance a renoncé au pouvoir, puis il a admis sa défaite aux élections législatives, enfin, il s'est abstenu de présenter un candidat aux Présidentielles. On peut douter de sa sincérité, soupçonner une stratégie machiavélique, hurler à la duplicité ! Il n'empêche, Ennahdha peut désormais et jusqu'à preuve du contraire, être qualifié de « parti démocrate musulman » car il a par le vote et les actes accepté la séparation de la religion et de l'État, et surtout l'alternance.

Ceci n'a pas empêché Caïd Essebsi, arrivé en tête des suffrages au premier tour de scrutin des présidentielles d'accuser son rival Marzouki d'être soutenu par des « islamistes, salafistes, djihadistes ». La tentation monocratique reste forte.
Pourtant, la campagne électorale avait permis à chacun des 27 candidats dont une seule femme, tous laïcs, de présenter leur programme. Beaucoup de démagogie et de populisme, quelques étincelles de lucidité et de sincérité. Hamma Hammami représentant l'union de la gauche héroïque est arrivé en troisième position avec 7,8%, l'utra-droite Slim Riahi 5,5% et l'unique candidate Kalthoum Kannou a obtenu un score affligeant de 0,58%.
Qui à voté qui et pourquoi ? Les énigmes sont innombrables car la sociologie de la Tunisie – on l'avait oublié - est d'une extrême complexité.
La bipolarisation des résultats correspond à celle de la géographie: Marzouki arrive en tête dans le sud Caïd Essebsi dans le nord. En France, les 70 mille votants ont fait le choix inverse.
Au total six points et deux cent mille voix séparent le Président sortant de son opposant, ancien ministre de tous les régimes, arrivé en tête avec 39% des suffrages.

En décembre prochain, le choix des Tunisiens sera cornélien.

Marzouki a l'âge de Juppé, Caïd Essebsi celui de Giscard d'Estaing. Imaginez le face-à-face ? Dans un pays où l'âge médian de la population est de 31 ans, ces élections révèlent le désespoir d'un peuple fatigué d'être trompé.

Tout sépare ces deux hommes qu'une post-retraite inattendue a arraché à leurs paisibles parties de chkoubba et de belote.

Sidi el Béji Caïd Essebsi est un « beldi » , bourgeois natif de la capitale dont la famille cultive depuis des générations l'art et la manière de se démarquer des « barani », terme qui regroupe tous ceux qui ne sont pas du même monde. Les « beldi » forment la caste « des cent familles tunisoises » alliées par des mariages croisés depuis plusieurs générations. Ils ont leurs rites, leur parler, leur code de bienséance. Ils se considèrent un peu comme sortis de la cuisse de Jupiter, détestent les mésalliances et répugnent à fréquenter les inconnus au sérail. Cette condescendance exacerbe les frustrations des imbéciles et des parvenus qui ambitionnent d'en être. Le bien mal né dictateur Ben Ali s'y employa avec des méthodes trébuchantes ou brutales. Ainsi parvint-il à séduire pour ses rejetons quelques augustes noms.

Les « beldi » affichent toujours une parfaite solidarité de façade, ce qui ne les empêche pas de s'entre déchirer discrètement. Il y a des lustres, l'un de mes aïeux accorda la main de sa fille à un illustre notable de la capitale lequel en échange maria son ainée (issue d'une vieille épouse de son harem) à son nouveau beau frère. Voici pourquoi, très simplement, par plusieurs branches et rameaux imbriqués : j'en suis. Alors, en dehors des cercles de l'entre soi, il serait inconvenant de ma part de casser publiquement du sucre sur le dos d'un Caïd Essebsi et de dévoiler ici quelques confidences qui démangent les doigts de mon clavier.
Mais il faut souligner la performance du patriarche qui est parvenu à agréger sur son nom une partie de la « classe moyenne » et tous les militants et sympathisants de l'ancien parti unique. Ce mouvement qui pèse plus du tiers des votants permet de mesurer l'ampleur de la nostalgie collective. Indubitablement, l'intronisation de Sidi El Béji « el beldi » à la magistrature suprême marquerait une forme de restauration de l'ancien régime inespérée depuis la déposition du Bey en 1957 !...

Marzouki est fils de Mohamed el Bédoui (le bédoin). Ce patronyme flatteur qui exprime la noblesse chez les gens du sud est synonyme d'inculte chez les citadins imbéciles. Moncef Marzouki est un érudit, docteur en neurochirurgie, polyglotte, militant de tous les instants. Grande gueule assurément, celle de la conviction et de l'entêtement. Au lendemain de la révolution, son parcours de combattant pour les droits de l'Homme et son sens du compromis lui ont valu d'accéder à la Présidence provisoire de la République. À Carthage, l'homme a unanimement déçu ; probablement parce qu'il est resté lui-même. Car « le Président sans cravate » n'a pas modéré son caractère ni changé ses habitudes de vie ; pas plus qu'il n'a cherché à travestir son allure ou corriger ses postures. Honnête ou psychorigide ? Probablement les deux à la fois. Refusant les conseils de consultants intéressés, il a laissé proliférer les insultes et les quolibets qui sont devenus le lot de ses sorties en public. Mais in fine, cet excès lui vaudra peut-être un regain de sympathies parmi ceux qui doutaient de sa sincérité.
Tout comme le leader islamiste Ghannouchi qui est apparu indulgent vis à vis des extrémistes, le Président provisoire légaliste a été faible avec les caciques du dictateur déchu qui sont aujourd'hui rassemblés autour de son rival. Ses principaux soutiens sont les oubliés des banlieues et des provinces, les « bidoun », les sans rien et aussi quelques bataillons de démocrates laïcs ou islamisants qui lui sont reconnaissants de ne pas avoir transformé Carthage en propriété familiale.

Le pays a besoin d'unité et de cohésion, il attend des deux patriarches beaucoup de sagesse, surtout de la part du perdant, car quelle que soit l'issue des élections, la jeune démocratie tunisienne devra surmonter les épreuves d'un environnement indifférent ou hostile. 

mercredi 12 novembre 2014

Cheikh Saud, le Qatari


C'était le plus riche collectionneur d'oeuvres d'art du monde. Son budget était illimité. Au plus fort de sa gloire, on murmurerait qu'il dépensait allègrement un million d'euros par jour. C'était très en deçà de la réalité, puisqu'en 2004 ses achats franchirent le milliard.
Ce petit homme maigre et fragile aux allures d'étudiant fortuné était un passionné. Chaque mois, il venait à Paris chiner quelques merveilles pour remplir ses musées. Pendant que son Airbus particulier patientait à Roissy, il recevait dans la suite d'un palace de la capitale les plus grands experts en objets rares. Il appréhendait sa mission comme un sacerdoce. Infatigable acheteur. Du matin jusqu'au soir, il sillonnait la ville ; entre deux visites chez les galeristes, il picorait un cornet de frittes et se précipitait vers une exposition à Beaubourg ou l'atelier d'un artiste en banlieue. Il voulait tout savoir, tout voir, tout acheter. Des toiles, des estampes et des gravures, des sculptures, des photographies, des automobiles, des pièces de monnaies, des livres et même des vélos. Dans les salles des ventes de Londres, New York, Paris, aucune surenchère ne l'a jamais vaincu.

Cheikh Saud bin Mohamed Al Thani était un rejeton génial de la famille régnante du Qatar qui avait conçu pour son pays une ambition démesurée ; il voulait embellir la laideur désespérante du paysage et rendre Doha admirable à défaut d'être vivable.
Le Qatar c'est un néant. Pays sans passé ni vestige. Terre ingrate de cailloux grisâtres. Ciel voilé. Vents sableux qui piquent les yeux. Chaleur suffocante la moitié de l'année. Mais par une circonstance atténuante, le destin a doté son sous sol et ses fonds marins d'une poche de gaz qui génère au budget de l'Etat un excédent annuel de 50 milliards. Ce qui offre les moyens à toutes les ambitions.
Celle du jeune ministre de la culture était de rassembler dans son pays ingrat quelques uns des chefs d'oeuvres créés par l'homme. Il commença par concevoir les écrins.

Projetant un programme de construction titanesque de plusieurs dizaines d'ouvrages dédiés à l'enseignement et la culture – pas moins de sept musées -, il convoqua par le truchement de ses ambassades les meilleurs architectes du monde. Aucun ne prit la peine de se déplacer pour aller rencontrer ce trop jeune mégalomane présomptueux. Alors il sauta dans son Airbus et leur rendit visite l'un après l'autre. Mon pays n'est rien leur dit-il, je veux le faire exister à travers vos œuvres de verre et de béton. Les maîtres posèrent d'extravagantes conditions qui furent toutes acceptées, alors ils ouvrirent aux Qatar leurs imaginations talentueuses : Nouvel, Pei, Wilmote, Izozaki, Foster, Carlatrava...
Aujourd'hui grâce à Saud Al Thani, Doha est devenu la cité témoin de l'architecture contemporaine. Certes, à Dubaï et à Abu Dhabi dans les Emirats Arabes Unis voisins des constructions prestigieuses et spectaculaires ont jailli du sol sableux, mais le pire côtoie le meilleur ; à Riyad en Arabie, à Kuwait ou Bahrein, le pire l'emporte ; mais à Doha, l'excellence est partout.

En quelques années, Cheikh Saud était devenu un membre accepté du gotha mondial des arts, mais aussi des sociétés protectrices d'espèces animales menacées. Ses moyens financiers inépuisables n'étaient pas les seules raisons de cette consécration, cet autodidacte boulimique de savoir avait le regard aiguisé et l'intuition fulgurante de l'artiste.
Puis un jour de 2005 on se sait pas très bien pourquoi, son étoile pâlit. L'Emir l'assigna à résidence. Son discrédit se répandit comme une trainée de poudre. Le Cheik en blanc n'avait plus aucun crédit. Avait-il trop dépensé ? S'était-il fait escroquer ? Avait-il exposé trop véhémentement et trop publiquement sa haine de l'occupant sioniste en Palestine ? Saud Al Thani perdit toutes ses responsabilités officielles. De ministre de la culture, il devint simple gérant d'un patrimoine immobilier milliardaire. Il vivait entre sa prodigieuse villa de Doha et celle de Londres au milieu d'objets rares. 

C'est la que subitement, il est décédé dimanche dernier. Il avait 48 ans.
Le lendemain, à Genève, naissait la légende de son parcours mystérieux avec la vente aux enchère du joyaux de sa collection de montres pour la modique somme de 24 millions de dollars !

Cheikh Maktoum contre Daech


Voici six mois que les insurgés d'Irak et de Syrie ont conquis un territoire dont la surface, la population et les ressources surpassent désormais la plupart des Etats arabes. Voici trois mois que la communauté internationale coalisée dans une formidable armée aérienne bombarde les positions terroristes. Sans résultat. Les hordes sauvages du calife sont toujours à l'offensive pendant que les armées régulières semblent incapables de les repousser, ni même de les contenir.
Bien qu'il soit difficile d'évaluer la réalité du terrain faute d'observateurs de la presse libre et en raison de la formidable propagande de guerre, le déséquilibre des forces qui s'affrontent est sidérant.

D'un coté une poignée de milliers de jihadistes équipés d'armes légères montées sur des Toyota blanches, quelques blindés et des missiles filoguidés, l'ensemble bénéficiant d'un soutien logistique impressionnant servi par des filières invraisemblables de contrebandiers.
De l'autre, des armées de professionnels : près d'un demi million d'hommes conseillés par la fine fleur des forces spéciales occidentales, appuyés par des dizaines de satellites, drones, hélicoptères, Tornado, F16, Rafale, missiles de croisière.... 
Pourtant, les barbus consolident leurs positions et menacent toujours Baghdad. Devant eux, une partie de la population fuit ; celle qui reste se soumet à l'ordre nouveau purifié de toutes les tares de l'ancien régime. La corruption, le clientélisme et l'injustice disparaissent, sans doute momentanément. La charia impitoyable frappe distinctement. Avant de se retirer des villes conquises, les combattants du calife restaurent l'administration épurée et s'en retournent  à leur croisade d'éradication de la mécréance.

Cette guerre est vouée à l'échec car on ne se bat pas contre des idées avec des bombes et des missiles.

Parmi les discours des chefs d'Etats, le plus pertinent est incontestablement celui de l'Emir de Dubaï.
Il ne se contente pas de constater que « les conditions de misère et d'injustice fertilisent l'intolérance, l'extrémisme religieux et le terrorisme », il propose des solutions.

On pourrait ironiser sur le toupet de ce multi milliardaire à prétendre donner des leçons. Pourtant, Cheikh Mohamed Ben Rached El Maktoum, vice premier ministre de la fédération des cinq petits Emirats Arabes Unis, sait de quoi il parle. Il y a encore quarante ans, son peuple était misérable. Aujourd'hui c'est l'un des plus prospères du monde. Le bien vivre y est une réalité partagée par l'intégralité des citoyens. Ils ne sont que 800 mille, ils font vivre 8 millions d'immigrés de toutes nationalités dans des conditions sociales très satisfaisantes par comparaison avec tous les pays du Moyen Orient. Les cités de Dubai et d'Abu Dhabi sont des eldorados vers lesquels affluent non seulement les jeunes élites arabes, mais aussi celles d'Europe et d'Asie. 
Economie florissante, développement durable exemplaire, plate forme internationale des arts et de la technologie modernes. En 2020, Dubaï organisera l'Exposition Universelle. La première dans cette région du monde. 25 millions de visiteurs sont attendus.
La réussite des EAU est impressionnante. Certes, le pétrole y est pour quelque chose mais l'intelligence pour beaucoup, car en comparaison avec le naufrage de pays généreusement dotés comme l'Algérie, la Libye ou l'Irak, les Emirats Unis sont une singulière exception dans le monde arabe. De surcroît, et à l'inverse de leurs voisins salafistes du Qatar et d'Arabie Saoudite, les émiriens sont tolérants, patriotes et perspicaces.
Autant de raisons pour écouter l'un de leurs chefs nous donner des leçons.

Partant du constat que « la flamme du fanatisme ne peut être éteinte par le seul usage de la force » Cheikh Maktoum propose trois remèdes : que les musulmans proclament leur répulsion pour l'idéologie de haine propagée en leur nom, qu'ils éradiquent la pauvreté dans les pays arabes et qu'enfin ils y promeuvent le développement durable car « rien n'est plus puissant que l'espoir d'une vie meilleure. » Vaste programme aurait dit de Gaulle ! Pour autant, l'analyse et les remèdes sont pertinents.
Le Cheikh éclairé sait bien que l'islamisme radical est alimenté par la doctrine sectaire de son puissant voisin salafiste, alors c'est par un euphémisme de bienséance diplomatique qu'il cite en exemple le programme de dé-radicalisation du Royaume d'Arabie Saoudite.
Il s'agit d'un camp de redressement et de réhabilitation pour anciens terroristes. L'établissement de grand confort est conçu comme un centre de remise en forme avec balnéothérapie et cours intensif de pacifisme par des avatars d'imams wahhabites formatés « peace and love ». Le ministre de l'intérieur saoudien est très fier de son gadget expérimental qu'il fait visiter à ses collègues étrangers de passage. Sur les 3 000 pensionnaires de la première promotion, seulement 300 récidivistes sont repartis au jihad sitôt libérés. Devant ce succès, les Américains et les Européens ne tarissent pas d'éloges hypocrites sur l'initiative des pyromanes-pompiers. Des centres analogues mais bien moins confortables existent également dans une quinzaine d'autres pays notamment en Egypte, en Algérie et en Israël. Mais ce n'est qu'un début. Le marché de la dé-radicalisation est en plein devenir. Un récent rapport de l'ONU évalue à 150 mille la population jihadiste accourus de 80 pays vers la Mésopotamie durant le dernier semestre.

Mais revenons à la déclaration de Maktoum qu'il faut lire absolument car elle est une lueur de raison dans l'obscurantisme ambiant de l'Orient du moment. 
En voici les liens de la version anglaise et française :


mercredi 29 octobre 2014

En Tunisie la révolution n'est pas soluble dans les urnes


Tunis Bab-Saadoun : la rue grouille d'une jeunesse fraternelle. Le barbu déguisé en pachtoun côtoie la midinette maquillée en minijupe ? Le choix de civilisation s'étale sur la voie publique. Pour les islamistes la vêture n'est pas un accessoire de mode, c'est l'habit inconfortable et contraignant qui rappelle à tout instant la soumission à sa religion. Pour les séculiers le look est le message de la séparation de la mosquée et de l'Etat.
Malgré les apparences, le principal clivage politique n'est pas là. Il est dans la conversion à la démocratie.

Celle-ci est encore timide : 45% des Tunisiens en capacité de voter n'ont pas été s'inscrire sur les listes électorales. Sans doute incrédules dans la capacité d'un pouvoir librement élu à éradiquer l'injustice et la corruption. Probablement aussi par soumission à la fatalité de leur misère, celle de la masse immense des petits, des sans grades et sans dents:  journaliers au chômage, domestiques placés, pauvres diables errant en attente d'un passage clandestin vers Lampedusa où d'un mercenariat au Levant. Ceux là n'ont pas osé réclamer la citoyenneté.   
Autre indicateur de la désillusion, le taux d'abstention des inscrits : 38%. Comparé à celui de la France, il est raisonnable, mais bien trop élevé en la circonstance.
Dans le Sud déshérité, à Sidi Bouzid, ville d'où s'est propagée la révolution des immolés, la population a boudé les urnes. La participation enregistrée est l'une des plus faibles du pays : 47%. C'est 13 points de moins que le score national ! A Tozeur, ville natale du célèbre poète Chabbi et citée-palmeraie désertée par les touristes, seul un inscrit sur deux s'est déplacé. Même constat dans les villes sinistrées du Nord : Kasserine, Siliana...


Pourtant, ce constat ne doit pas gâcher la fête de la démocratie
Le peuple tunisien a librement voté.
Des bataillons de scrutateurs étrangers ont validé la régularité du scrutin.
A nouveau, tout comme en 2011, le monde entier incrédule est ébahi. Oui les arabes sont capables de s'unir pacifiquement, oui l'islam n'est pas incompatible avec la démocratie.
Chacun recherche les causes de cette vertu politique singulière. Certes, les Tunisiens sont éduqués, organisés, syndiqués ; les élites sont clairvoyantes, la police vigilante, l'armée légaliste. Les Tunisiens ne sont pas riches, ils ont peu de pétrole. Mis à part les touristes nul ne souhaite envahir leur beau pays.
Tous sont musulmans. Incontestablement. L'ancrage est profond. Ils observent les mêmes rites et partagent les mêmes traditions et adorations (parfois païennes). Depuis des siècles, l'école coranique tunisienne a toujours réussi à repousser l'hégémonisme des salafismes sectaires orientaux. C'est plus difficile aujourd'hui car le wahhabisme d'Arabie et du Qatar achète tout, même les consciences ! Mais il faut faire confiance au Phéniciens-Tunisiens pour prendre l'argent sans aliéner leur histoire et leur identité. Encore faudrait-il que l'Occident y mette du sien.

Nidaa Tounes arrivé en tête du scrutin. C'est un rassemblement hétéroclite de partisans d'un Etat séculier. Il lui reviendra de conduire le nouveau gouvernement. A l'Assemblée législative, il occupera selon les derniers chiffres provisoires, 83 des 217 sièges ; ce qui est insuffisant pour commander. Une soixantaine de représentants du parti islamiste Ennahdha formera un incontournable bloc discipliné. Deux autres partis : l'un de gauche, l'autre populiste auront un petit groupe d'une dizaine de parlementaires.
Le reste formera l'aile introuvable de la chambre. Ces minoritaires sont condamnés à se rallier ou à se singulariser. Dans cette catégorie figure les partisans du Président de l'Assemblée constituante sortante et celui du Président de la République qui enregistrent l'un et l'autre une sévère déconfiture et ne disposeront que de quelques strapontins.

Dans ces conditions, sur quel programme les élus parviendront-ils a créer la synthèse qui leur permettra de gouverner ?
Car il faudra bien dépasser le débat religieux/séculiers et se mettre d'accord sur une politique commune pour redresser l'économie du pays.
La plate-forme libérale Nidaa/Ennahdha devra concilier les exigences du parti rassembleur de la gauche de Hamma Hammami fort d'une douzaine de députés et surtout, celles de la puissante centrale syndicale UGTT. Enfin, le contre-pouvoir de la jeunesse qui a éradiqué la dictature sera vigilant pour empêcher l'éventuel retour au pouvoir des prédateurs.


L'élection tunisienne est une nouvelle étape glorieuse de l'histoire du pays. Malgré les flambées de violences circonscrites et les coups de force avortés, la cohésion nationale a tenu, l'unité a vaincu. Après avoir débattu pendant près de quatre ans, le peuple souverain s'est exprimé. Il est l'unique rescapé de 350 millions d'arabes envieux.
La naissance d'une démocratie parlementaire en Tunisie est la seconde révolution dont il faut attendre une salutaire propagation car selon l'expression du leader islamiste Ghannouchi, c'est la seule petite lueur qui reste allumée dans la nuit du printemps arabe. Gardons nous bien de  souffler !

lundi 20 octobre 2014

Tunisie élections: Slim Riahi


Dans la moiteur d'un été qui s'éternise, Tunis bruisse. Le chauffeur pressé, furieux de se retrouver dans une impasse klaxonne devant le mur « il y a une semaine on pouvait passer ! » mais depuis, un petit futé s'est approprié la chaussée pour agrandir son pavillon. Demi tour, appels de phare, une main sur le volant, l'autre prévient à grands gestes en hurlant « c'est bouché ! » . Slalom entre les poubelles renversées, incursion sur les trottoirs défoncés, invectives, insultes, les carrosseries se frôlent à se toucher. A tout prix il faut dépasser, c'est une question de fierté. Victoire dérisoire sur la berline blanche pilotée par une bourgeoise au visage masqué par d'énormes lunettes de soleil ; ses lèvres vermillon vomissent un tombereau d'insanités. Plus loin, à l'angle de la Place Pasteur et de la rue Alain Savary, le conducteur pile pour laisser passer une camionnette qui attendait patiemment. Amabilités, remerciements. Chacun adapte sa conduite à la tête du client. Hostile, indifférente, courtoise. Sans raison apparente. Pourquoi ? « Alech ? Hakka ! » C'est comme ça ! Incivilités et urbanités se succèdent. Le code est absent. La route est à moi, que les autres s'écartent ! La police est invisible, les feux rouges sont clignotants, les panneaux sont interdits de signalisation. Le chaos est général mais par un miracle inexplicable, les voitures avancent.

L'expression politique est à l'image de la circulation routière; anarchique, impulsive, brinquebalante. Elle trace son chemin mais à chaque tournant on sent que tout peut dégénérer en un effroyable enchaînement de mortels accidents.

Le débat est libre ; totalement, permanent, passionné, passionnant. La campagne électorale prend parfois l'allure d'un Barnum show à l'américaine. Il ne manque que les majorettes. L'argent de la propagande coule à flot.
Chaque soir, sur les places ou les jardins publics, les organisateurs dressent en hâte un chapiteau avec calicots, affiches, sono. Des rangées de chaises sont alignées. Un service d'ordre est organisé. Le candidat extrait d'une limousine est hissé sur une estrade. Il tente laborieusement de galvaniser un auditoire fatigué pourtant acquis d'avance. Il y a aussi quelques badauds qui espèrent un petit cadeau. Le meeting se termine invariablement aux accents de l'hymne national, puis les hommes (peu de femmes) se dispersent vers les terrasses de cafés pour prolonger les discussions devant la télévision.

Les Tunisiens zappent les chaînes, guettent la réplique qui fait mouche, le bon mot, ils s'indignent ou applaudissent, ils cherchent les accents de sincérité, débusquent les duplicités et comptent les points. La plupart ne savent pas pour qui ils vont voter. Au gré des émissions, ils changent d'avis et de champion. Mis à part les islamistes et des anti-islamistes, les déterminés sont rares. Entre la mosquée et le bistro, il y a un boulevard. On prédit qu'un tiers de l'électorat votera Ennahdha, qu'un autre tiers ira vers Nidaa, reste un tiers d'indécis.

Les Tunisiens dont le pouvoir d'achat se dégrade chaque jour observent avec impuissance les mutations de leur économie. Les touristes et les investisseurs désertent le pays, le commerce informel approvisionne les marchés clandestins. Aux frontières de l'Algérie et de la Libye, les contrebandiers font la loi. La corruption reste active, la justice est toujours l'exception. Difficiles dans ces conditions de voter « utile » et pour le changement.
Le citoyen a l'impression d'être un cobaye de laboratoire, observé par des scrutateurs surgis des quatre coins du monde : journalistes, experts es-démocratie de l'ONU, de l'Union Européenne, de la Francophonie, de l'Organisation de l'Union Africaine, et même de la Ligue Arabe ! Il se sent investi d'une responsabilité d'autant plus pesante que la pression des médias est permanente.
La valeureuse Haute Autorité chargée de veiller à l'équité télévisuelle est débordée. Le spectacle des joutes politiciennes déloyales éclipse tous les autres, à l'exception du foot bien sûr.

Justement Slim Riahi, un mal connu fortuné, surgi de nulle part, s'est offert coup sur coup le principal club de football du pays et une chaîne de télé. Deux jokers qui pourraient bien lui valoir un destin suprême.
La candidature de ce petit homme souriant aux allures de play boy des banlieues n'avait pas attiré l'attention jusqu'à ce qu'un sondage le crédite de la capacité de bousculer les têtes de listes aux législatives mais aussi de mettre en ballotage le Président de la République sortant Marzouki, ou l'inoxydable patriarche des compromis Caïd Essebsi qui sont donnés favoris.

Slim Riahi est une énigme, un OVNI. Dans une Tunisie où chacun sait qui est qui, on lui cherche en vain un rattachement familial, une identification régionale, tribale, villageoise. Qui sont ses amis d'enfance, ses copains d'école, ceux de ses frères, sœurs, de ses voisins ? Dans les salons habituellement très informés de La Marsa, nul ne sait répondre.
L'homme est un authentique parachuté. Né à Bizerte, sa famille a immigré en Libye quand il avait huit ans. Il a fait ses études et prospéré sous le protectorat du clan Khadafi.
Riahi est le pur produit de la fusion discrète des populations tunisiennes et libyennes.
Deux millions de Libyens vivent actuellement en Tunisie. Au temps de Ben Ali, le flux était inverse. Jadis les Tunisiens partaient en nombre travailler chez leur voisin du Sud, aujourd'hui, les Tripolitains affluent en Tunisie pour y vivre à l'abri de l'anarchie. Ce mouvement migratoire affecte depuis cinquante ans une proportion décimale des habitants de chacun des deux pays.
A ce titre, la candidature de Riahi « le Libyen » affiche la réalité fusionnelle de deux peuples que la frontière coloniale et l'égocentrisme des dictateurs ont toujours tenté de séparer sans succès.

Riahi se prétend fabuleusement riche et généreux mais il n'y a pas traces de ses prodigalités ni de ses avoirs à Londres où il réside habituellement. Selon wikipédia Mister Slim serait de surcroît sujet naturalisé britannique de sa Majesté.

Quarante deux ans, le visage poupin, souriant, volontaire,la poignée de main facile. Archétype du marchand baratineur sympa. Le gendre idéal. Assuré, sans complexe, il ambitionne de conduire le pays comme on mène une « affaire » avec pragmatisme et détermination. Ya qu'à, faut qu'on...Il incarne la réussite de l'émigré retourné au pays pour transmettre les recettes de sa prospérité. Son message résolument populiste est magistralement orchestré par une machine électorale sophistiquée qui dispose de moyens financiers illimités.

Le parti de Slim Riahi, l'Union Patriotique Libre, s'est doté d'un vice-Président-directeur de campagne dont le parcours est singulier.
Ahmed Kedidi, septuagénaire tassé, ancien député dans les années 80, devenu professeur à l'université du Qatar et pigiste à Al Jazeera, s'opposa modérément et habilement à Ben Ali qui en fit son ambassadeur à Doha. La Révolution le surprit dans sa chancellerie. Très vite il retourna sa veste, et se précipitant à Al Jazeera dénonça les turpitudes de ses amis de la veille ; démontrant ainsi qu'il n'était pas seulement un homme des réseaux de l'ombre, mais aussi un opportuniste tacticien (ce n'est pas la girouette qui tourne, c'est le vent  disait l'inoubliable Edgar Faure).
En France, Kedidi est un ami de Jacques Cheminade, l'ancien candidat malheureux aux présidentielles de 2012. Son programme farfelu de colonisation de la planète Mars n'avait convaincu que 0,25% des électeurs français. A propos de la Tunisie, Cheminade au lendemain de la Révolution, appelait à remonter les filières des complicités de Trabelsi et du Général Sériati. Il suggérait subsidiairement la mise en eau de mer des chotts du sud tunisien. Pourquoi pas ?
Kedidi conseille par ailleurs les affaires arabes de Lyndon LaRouche, citoyen américain conspirationniste, fondateur d'une nébuleuse organisation internationale politico-sectaire qui s'est récemment fait remarquer en comparant Obama à un singe puis en distribuant des affiches du President américain affublé de la moustache d'Hitler. Par ses discours pro-palestiniens qui font florès au Moyen Orient cet économiste hurluberlu milliardaire s'est constitué au fil des années quelques relations dans les pétro-monarchies du Golfe.

Qui sont les autres mécènes du tandem Riahi-Kedidi ?
A Tunis, « les milieux diplomatiques » bruissent du retour en influence de Kamel Eltaief, une autre éminence grise de la politique des affaires.

Décidément en Tunisie, l'argent ne veut pas lâcher le pouvoir !
C'est inquiétant mais c'est faire un procès d'intention aux Tunisiens que de craindre qu'ils ne sauront pas discerner les patriotes désintéressés parmi ceux qui se présentent à leurs suffrages. 

vendredi 10 octobre 2014

Tunisie élections: madame Kalthoum Kannou

La Tunisie n'a pas fini d'étonner. Contre vents et marées, malgré l'économie en déclin et le terrorisme sporadique, la démocratie progresse. Au terme d'une longue gestation, la constitution adoptée il y a neuf mois va enfin être mise en œuvre.

Le 26 octobre prochain, les citoyens désigneront parmi 15 mille candidats les 217 députés qui composeront la nouvelle Assemblée des Représentants du Peuple. L'élection aura lieu « au suffrage universel, libre, direct, secret, honnête et transparent » conformément aux dispositions de la loi suprême et selon le mode de scrutin le plus équitable de la proportionnelle au plus fort reste. D'aucuns prédisent que la chambre sera introuvable, c'est faire injure aux serments de cohabitation proclamés solennellement par les dirigeants des principaux partis politiques. Quels que soient les déséquilibres politiques l'Assemblée des Représentants sera cohabitationniste et consensuelle à l'exemple de l'Assemblée Constituante qu'elle va remplacer.

Puis, le 23 novembre, les Tunisiens seront à nouveau appelés dans l'isoloir pour le premier tour de l'élection à la Présidence de la République. Il y aura 27 candidats en lice.
La constitution qui inaugure le premier régime parlementaire du monde arabe cantonnera le nouvel occupant du Palais de Carthage dans un rôle strictement représentatif. « Symbole de l'unité, garant de l'indépendance et de la continuité de l'Etat », il détermine les politiques générales dans les domaines de souverainetés : défense, sécurité, affaires étrangères.
Il faut applaudir et se réjouir que de par ses responsabilités restreintes, le futur Président tunisien sera plus proche de ses homologues italien et suisse que français ou algérien. De surcroit, ce pouvoir à minima, conféré par le suffrage universel lui permettra de tenir la dragée haute à la tribune des assemblées de dictateurs arabes dont il sera (hélas) l'unique et éclatante exception.

Le Président sortant, le Docteur Moncef Marzouki, se représente. Ce militant des droits de l'homme n'a pas démérité, mais son âge est insolent : 70 ans c'est beaucoup trop vieux dans un pays où la moyenne est de 30 ans. Que dire de son principal rival Béji Caïd Essebsi, 88 ans et des autres candidats tout autant respectables comme, Mustapha Ben Jaafar, 74 ans et Néjib Chabbi, 70 ans qui sont pour l'instant crédités des meilleurs chances de l'emporter. « Ya Haj dégage ! » clameront gentiment les insolents titi de Bab Souika et de Sidi Bouzid en rappelant l'article 8 de la nouvelle constitution : « la jeunesse est une force agissante dans la construction de la nation »
Fort heureusement, il est improbable que les autres candidats, bonimenteurs populistes et anciens caciques du Général Ben Ali, créent la surprise.
Une certitude, il n'y aura pas de Président islamiste. Ennahdha, premier parti politique de Tunisie sera absent du scrutin car ni son Président Rached Ghannouchi, ni son très populaire vice Président Abdelfattah Mourou ne se sont présentés. Ce sont des sages en âge et d'habiles stratèges qui briguent la réalité du pouvoir issu de l'élection des députés et qui délaissent la parade présidentielle des inaugurations et des réceptions. Mais il n'est pas du tout exclu qu'ils soutiennent opportunément l'un des prétendants entre les deux tours du scrutin.

La surprise pourraient venir d'ailleurs.

Une femme, une seule, est candidate.
Kalthoum Kannou sauve l'honneur de la Tunisie. Sera-t-elle l'héroïne d'un singulier rendez-vous avec Bourguiba, le fondateur adulé de la Tunisie moderne ? De celui qui fit inscrire sur son tombeau à Monastir son épitaphe mérité « ci-git le libérateur de la femme tunisienne » ?
Kalthoum porte les espoirs de pérennité de l'oeuvre principale de l'homme illustre.
Elle est née l'année de la proclamation de la première République Tunisienne. Sa famille est originaire de Kerkennah, une petite île au large de Sfax dont les habitants ont la réputation d'être des résistants teigneux à l'adversité. Kalthoum, fille d'un militant syndicaliste de l'UGTT y a grandi avant d'aller militer à la faculté de droit de Tunis.
Devenue magistrate, elle dérange le pouvoir ; son intransigeance et son activisme lui valent plusieurs mutations. La clique d'affairistes de Ben Ali obtient son exil d'abord à Kairouan, puis au fin fond du pays, à Tozeur où elle élève seule ses trois enfants. Juge d'instruction, Présidente de l'Association des Juristes tunisiens, elle revient à Tunis aux premiers cris de la révolution.
Kalthoum Kannou est une candidate libre et indépendante. Elle n'est soutenue par aucun parti, aucune fortune, aucun lobby. Elle vilipende la corruption, terreau fertile où prolifère l'extrémisme religieux qui prêche la justice.
Elle vient d'entrer en campagne avec une énergie singulière. Ses chances objectives sont minimes car il ne lui reste que quelques semaines pour convaincre que la Tunisienne est l'avenir de la Tunisie.... et que Bourguiba, sans hésiter, aurait voté pour elle.

lundi 29 septembre 2014

Tous des égorgés


« Ya dhabbah ! » Peut-être m'avait-il bousculé ? Je me suis retourné. Je l'ai vu. Alors j'ai explosé. « Maudite soit la religion de ta mère qui t'a enfanté.... tartuffe, renégat, apostat... » Le barbu déguisé en Pachtoune s'est vite éloigné vers la sortie du centre commercial entrainant une Belphégor aux yeux clairs et un enfant en poussette. A-t-il compris ? Savait-il l'arabe ? Alors qu'autour de moi un petit attroupement se formait il a brandi l'index, prenant Allah à témoin. J'ai hurlé en français « égorgeur ! » Un vigile qui passait par là m'a emprisonné dans ses bras « calmez vous monsieur, vous avez raison, je vous comprends je suis musulman, calmez vous... »
Nous sommes tous Gourdelisés. 
Il est devenu insupportable de croiser les signes ostensibles qu'arborent les salafistes : le poil au menton, les sandalettes, le pantalon sous la jupe, le sourire béat et le regard fixe vers l'au-delà. Désormais, la passante innocente en hijab m'insupporte. Je change de trottoir en demandant pardon.
En tuant Hervé Gourdel l'assassin a essaimé la révolution arabe dans la suspicion de la rue française.
Pour abroger leur destin de misère, les Tunisiens par centaines s'étaient immolés. Puis, les Libyens, les Syriens et les Irakiens se sont entretués par milliers. La Bastille c'était Sidi Bouzid, la terreur, c'est Mossoul. Le Tigre est rouge de sang depuis Mossoul jusqu'à Bagdad.
Mais la Loire a déjà donné ! En quoi sommes nous concernés ? Les Français qui connaissent pourtant l'Histoire n'ont hélas retenu de l'Orient que les croisades, les colonies et les bonnes affaires. Ils ont ignoré que les droits de l'homme, l'Etre suprême et autres laïcités y étaient des concepts incongrus et que seul le dogme de la religion dominait la pensée politique. En Israël les intégristes sont au pouvoir. Chez les arabes, le salafisme, passéiste, sectaire, régressif, ultra minoritaire a été propagé à coups de milliards par la monarchie saoudienne, une pétaudière de 4 000 richissimes princes corrupteurs. C'est depuis l'Arabie que l'idéologie de la contrainte, de l'exclusion et de la cruauté a proliféré. Le modèle saoudien a été exporté et testé en Afghanistan. Aujourd'hui, il est appliqué en Irak et en Syrie. Car dans le triste Etat islamique du Levant, les libertés publiques tout comme en Arabie Saoudite ont été assassinées. La femme y est devenue objet empaqueté, les hommes et les enfants sont endoctrinés à coups de fouets : interdiction de rire, de chanter, de danser, de fumer, d'écouter de la musique, pas de théâtre ni de cinéma, de salles de sport...la joie de vivre a été abolie.
Mais à la différence de Mossoul il faut reconnaître qu'à Riyad la capitale de l'Arabie Saoudite, on décapite proprement. Cela se passe le vendredi en place publique. Le bourreau pique le dos du condamné à la pointe du sabre, instinctivement le pauvre diable agenouillé se redresse et tend le cou, la lame le fauche dans l'instant. « La tête vole, le sang jaillit, l'homme n'est plus ».

Barbarie d'un autre âge que la France n'a pas oublié.
Le Docteur Louis et Monsieur Guillotin étaient des humanistes soucieux d'épargner l'agonie des suppliciés. Ils avaient scientifiquement étudié le tempo du trépas afin qu'il soit instantané. La mise en scène du réveil à l'aube, le petit verre de gnôle, le crucifix brandi par le prêtre, les ciseaux du barbier sur le col et les mèches... bref, avant même d'avoir atteint l'échafaud, le cœur du condamné défaillait. La lame du couperet le faisait repartir de plus belle provoquant un geyser d'hémoglobine. La foule acclamait l'exploit.
La machine tranchait les têtes par milliers. Par pitié sans doute, les enfants et les femmes enceintes étaient épargnés, mais pas les vieux dont une centaine, y compris une impotente de 88 ans, furent proprement étêtés. La guillotine était devenue la façon la plus à la mode de mourir. Bravant l'issue fatale, les snobs faisaient la fête sur la charrette: « on eut juré qu'ils partaient vers un voyage de plaisir » écrivait la Comtesse Dash. La romancière, par prémonition sans doute, avait adopté ce pseudonyme qui deviendra à la lettre près, la francisation de l'acronyme arabe (dawlat islamiya fil iraq wa sham) : Daesh.

C'était il y a deux siècles et des années. C'était hier !
Las, la Mésopotamie rejoint l'Europe dans l'histoire de l'horreur. Dieu, comme d'habitude, est le grand absent, car mêmement aujourd'hui la religion est étrangère au sang répandu en son nom.
Dans l'Etat du Levant, la foule vocifère à pleins poumons qu'Allah est grand.
Allah en colère les entend. Il réserve son châtiment à ces mutants qui ont commis le plus grand des crimes en assassinant malproprement.
Car celui qui n'applique pas à l'homme la loi que l'islam réserve pourtant aux animaux n'est plus un musulman.
L'imam An Nawawi, Cheikh de l'islam dont l'interprétation du Coran fait jurisprudence depuis huit siècles recommande pour l'abattage rituel « de ne pas affuter le couteau près de la bête et de ne pas égorger l'une en présence de l'autre ». Il préconise de coucher l'animal sur le flanc et d'éviter de lui lier les pattes afin d'éviter de l'effrayer inutilement.
Le calife apostat est un méprisable boucher.

Le 4 octobre prochain, la planète musulmane célèbrera Aïd al Adha la fête du sacrifice. En France, en hommage à la mémoire de Gourdel l'égorgé, d'aucuns épargneront le mouton.