Le 21 décembre, les électeurs de la juvénile démocratie tunisienne éliront peut-être un nouveau doyen d'âge parmi les chefs d'États du monde. Certes, il y a bien la reine d'Angleterre ou les Présidents protocolaires d'Italie et d'Israël qui rendent quelques mois à Monsieur Béji Caïd Essebsi, mais comparaison n'est pas raison. Dans l'histoire contemporaine il y a aussi un précédent douloureux, celui de Pétain. Cette référence historique n'est pas désobligeante ni péjorative pour le candidat tunisien à qui chacun souhaite un destin apaisé, mais elle montre l'immense désarroi des Tunisiens, une détresse comparable à celle des Français dans la débâcle de1940. Le chef de la France vaincue avait 84 ans, le prétendant Président tunisien vient d'en avoir 88 !
Puisque
rien ne lui a été épargné, la Tunisie ne semble pas craindre
l'ultime naufrage de l'âge.
Pour
prendre la mesure de l'événement,
il faut imaginer la fiction d'une élection entre Giscard d'Estaing
et Hollande !
On
se souvient des circonstances de la chute de la dictature tunisienne
en 2011 - 338 adolescents tués -, on sait la détresse d'une
jeunesse diplômée-chômeuse en attente d'un exil au péril de sa
vie, alors la popularité du patriarche de la politique tunisienne
est bien l'empreinte d'un pays complètement déboussolé.
Ce
phénomène du recours aux grands anciens n'est pas isolé, déjà la
Troïka issue de la révolution avait hissé à la tête de la Banque
Centrale (au bord de la faillite) une compétence de 82 ans, et tout
récemment, l'Assemblée des Représentants du Peuple a désigné au
perchoir un député de 80 printemps lequel selon la
constitution, assurera de surcroît
l'éventuel intérim de la vacance provisoire ou définitive du
Président de la République.
Certes,
Sidi Béji est alerte et fringant. Bien conservé. Le mental est bon.
Le bagout est intact. Le physique bien meilleur que celui de
Bouteflika d'Algérie ou d'Abdallah d'Arabie. Mais la forme de
l'impétrant n'explique pas tout.
La
tradition identitaire patriarcale et l'inconscient collectif mémoriel
sont aussi à l'origine du choix des 1,3 millions de sauve-qui-peut
qui on voté pour lui au premier tour.
En
Tunisie on
naît
fille de ou fils de. Sur les papiers officiels, le prénom est
toujours suivi de celui du père et du grand père. On est Tartempion
ben Papa ben Papy.
« Oueld
chkoun ? » (fils de qui ?) s'entend demander
invariablement le jeune de moins de quarante ans rencontrant un aîné.
Le culte du père est un marqueur de la société tunisienne. Nul ne
saurait exister sans lui. Celui qui n'en a pas n'existe pas. Celui
qui le renie n'existe plus. Le géniteur, plus encore le grand père
ou l'aïeul est l'objet de toutes les attentions. En famille chacun
se mobilise pour lui assurer le meilleur bien-être
et lui épargner toute contrariété. En public, il est assuré de ne
jamais faire la queue aux guichets ni de rester debout dans l'autobus
ni de porter un quelconque fardeau. Chacun recherche sa compagnie, il
est écouté avec d'autant plus d'attention que son âge est avancé.
En Tunisie, le vieillard tout comme l'enfant est roi.
Seul
un garçonnet de 8 ans aurait pu concurrencer sérieusement le
vénérable Béji sur le terrain affectif.
Dans
cette élection, le culte du géronte alimente une propagande
subliminale. Nul n'est dupe, mais personne n'ose en parler. Critiquer
la vieillesse c'est faire preuve de bassesse et puis ça attire le
mauvais œil.
Le
pays n'a pas fait sa révolution culturelle !
À
Tunis, railler un senior est assimilé à de l'indécente
maltraitance. La presse ne tarit pas d'éloges sur la performance
physiologique du candidat épargné par les stigmates de la
sénescence. Chacun feint d'oublier que Bourguiba, déchu pour
« sénilité » en 1987 avait alors quatre ans de moins
que Caïd Essebsi aujourd'hui.
Pourtant,
parler politique en Tunisie, c'est immanquablement évoquer
Bourguiba. Alors que plus de la moitié de la population n'a pas
connu son règne, il reste le personnage le plus populaire du pays.
Dans les conversations,
chacun évoque son souvenir par des mimiques ou des anecdotes
exagérées et infondées. Devant un public enthousiaste et subjugué,
l'acteur talentueux Raja Farhat fait revivre sur la scène des
théâtres l'illustre personnage. Sur Youtube on visionne par
milliers les archives des rencontres du grand homme avec Kennedy, de
Gaulle, Nasser, Khaddafi....! La légende du « Combattant
suprême » est ancrée dans la mémoire collective. Cette
idolâtrie puérile est encouragée par les réactionnaires dont la
filiation avec Bourguiba, le plus souvent usurpée, dissimule leurs
turpitudes des années Ben Ali. De leur coté, se souvenant que la
réalité n'était pas si rose, les islamistes et les progressistes
sont bien moins expansifs.
Finalement,
on peut se demander si le score de Caïd Essebsi qui fut son ministre
de l'intérieur puis des affaires étrangères, n'exprime pas par
procuration, un retour d'affection posthume pour Habib Bourguiba,
« le père fondateur de la Tunisie moderne »
Les
Tunisiens
n'ont pas retenu la leçon de l'histoire. Le grand âge est celui de
la dépendance. Déjà, un cercle de marionnettistes avides se
presse. La famille, les amis, les médecins sont assidument courtisés
en prévision de la distribution des prébendes
Le
Président sortant Marzouki, piégé par le vieillard, se contente de
dénoncer le péril d'un retour à l'autoritarisme et à
l'affairisme. D'évidence, si son rival l'emporte, la révolution
marquera une pause dont nul ne peut prévoir la rigueur et la durée.
Car contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture
hâtive de la nouvelle constitution, le pouvoir du Président de la
République est tout à fait considérable. Le nouvel élu sera le
tripe chef : de la sécurité intérieure, des armées et de la
diplomatie. Ce n'est pas rien ! Rappelons que la guerre de Libye
fait rage à la frontière, que les terrorismes ont assassiné deux
députés et des dizaines de militaires, qu'enfin, la communauté
internationale indifférente se contente de multiplier les messages
de sympathie pour « le modèle démocratique tunisien ».
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