dimanche 29 septembre 2019

Chirac chez Bourguiba

Bien avant le Roi du Maroc et le Sultan d'Oman, le Président Bourguiba fut l'amphitryon de Jacques Chirac. Il n'était pas d'année sans que le député ou ministre leader du RPR de l'époque ne passât quelques journées d'hiver au Sahara Palace dans la douce palmeraie de Nefta aux portes du désert. Promenades romantiques; réunions discrètes et tractations secrètes avec des hommes politiques de tous bords; rencontres « fortuites » avec des touristes; parties de rigolade chez le mage Taleb Ammar qui lisait l'avenir dans le sable; farniente au bord de la piscine en bouffant des dattes et des amandes un verre de bière à la main. Dans cet espace de liberté et de laisser- aller, jamais épié ni trahi, Chirac se sentait à l'aise. Il se ressourçait mieux qu'en Corrèze. Bourguiba qui veillait sur sa tranquillité le conviait à déjeuner lorsqu'il sollicitait une audience.

En 1981, le Président tunisien qui passe prématurément pour gâteux à cause d'une mâchoire tremblotante provoquée par une opération dentaire malheureuse, suit d'heure en heure la campagne présidentielle française. Le Président Giscard d'Estaing qui se représente pour un second mandat, et pour lequel son homologue tunisien a une admiration fidèle, risque d'être mis en difficulté par la candidature incongrue de Jacques Chirac son allié d'hier. C'est une trahison marmonne sans cesse Bourguiba qui redoute l'élection de Mitterrand avec lequel, malgré de nombreux amis communs, il n'a jamais copiné. Les résultats du second tour le mettent en fureur. Chirac a fait perdre la droite. Il est aussitôt déclaré persona non grata à Carthage.
À force d'interventions et de manœuvres de séduction, Bourguiba finit pas se laisser convaincre de le recevoir, mais de façon strictement protocolaire. Après tout, Chirac est maire de Paris.

Dans un carnet de mémoires, un témoin rapporte la scène : 
Flanqué de l'ambassadeur de France, Chirac tout sourire se précipite et débite un compliment chaleureux. Long silence de Bourguiba qui fait semblant de chercher ses mots, puis déclame la célèbre tirade de Flambeau d'Edmond Rostand dans l'Aiglon

Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades,
Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades,
Sans espoir de duchés ni de dotations;
Nous qui marchions toujours et jamais n'avancions....

Et reprenant son souffle, Bourguiba théâtral enchaine

Et voilà ! C'est le traître d'Essonnes !
Et pour dire : trahir....le peuple – tu frissonnes ? -
Le peuple a fabriqué le verbe raguser !
Ne vous laissez donc pas en silence accuser

Chirac est blême, le sourire éclatant est crispé. Il fait mine de ne pas avoir compris l'allusion au Maréchal Marmont, duc de Raguse qui trahit Napoléon. 
Pendant des mois, en petit comité, Bourguiba s'amusera à conjuguer le verbe "chiraquer" avant d'être lui même... mais ceci est une autre histoire.





samedi 28 septembre 2019

Comment le Yémen a vaincu MBS et Trump

À la façon de Geneviève Tabouis, l'auteur de ces lignes prédisait il y a quelques années que la coalition militaire saoudienne se casserait les dents au Yémen. Aujourd'hui, non seulement une armée de squelettes affamés a repoussé les légions de mercenaires conduites par des officiers repus, mais elle menace directement les infrastructures vitales de l'Arabie et fait trembler les marchés de Londres et de New York. Elle pourrait bien demain imposer ses conditions à la reddition des Saoudiens qui prétendaient hier encore la soumettre.
Asterix le Houthi
La référence à Astérix n'est pas caricaturale quand on mesure l'écart entre les forces en présence. À l'origine on trouve d'un côté la résistance des Houthis soit environ cent mille combattants qui ont conquis la capitale Sanaa avant de fédérer la plupart des tribus du nord et du sud à l'exception de l'Hadramaout occupé par Al Qaïda. De l'autre côté à l'offensive, les forces armées d'Arabie et des Émirats Arabes Unis coalisées, servies par des régiments de mercenaires, le tout formé et équipé par les États Unis et l'Europe. Soit des centaines d'avions de combat, des milliers de chars et de canons, une puissance de feu en matériels conventionnels terrestres et aériens supérieure à celle de la France. 
Depuis 42 mois, le Prince MBS héritier du Royaume d'Arabie tente de mettre à genoux ses voisins : 16 000 raids aériens selon les agences de renseignement soit un chapelet de bombes toutes les deux heures, des offensives de chars, des tirs de salves de missiles... Bilan : des centaines de milliers de civils tués ou mutilés, des millions d'affamés.
Rares sont ceux qui avaient prédit que les agressés résisteraient jusqu'au dernier, mais aucun n'avait imaginé que les petits guerriers yéménites en jupe bariolé renverseraient la situation militaire en leur faveur. Tout comme le Hezbollah au Liban qui nargue Israel, les Houthis à la tête du Yémen défient l'Arabie Saoudite. Ces « ONG de résistance armée » mettent en échec les forces d'États puissants. Ce type de confrontation par procuration n'est pas inédit, mais ce qui est nouveau c'est que les armes du pauvre se révèlent bien plus dissuasives que celles du riche.
La révolution des armements
La couteuse quincaillerie exposée dans les salons internationaux de l'armement est frappée d'obsolescence. Les armes cybernétiques et téléguidées sont bien plus redoutables que les chasseurs bombardiers, les tanks, les frégates et même les portes-avions. Elle menacent désormais les infrastructures stratégiques et mettent en échec tous les systèmes de défense. La récente attaque qui a perturbé la production pétrolière saoudienne en est un récent exemple. 
Il faut savoir qu'avant d'être exporté, le pétrole d'Arabie doit être débarrassé de ses impuretés en passant dans de gigantesques « lessiveuses ». La principale d'entre elles, Abqaiq, a été bombardée le 14 septembre dernier ; paralysant le quart de la production de l'Arabie pour des mois voire des années, car on ne trouve pas sur étagère les pièces de rechanges pour ce type d'installations. Le coup est très dur pour la Saudi Aramco qui était sur le point de lancer son offre de privatisation. Qui en ce moment voudra se porter acquéreur d'une entreprise ciblée ? C'est de surcroit un signe de malvenue pour Abdulaziz ben Salman, fils du roi et frère de MBS qui venait d'être fraichement nommé ministre de l'énergie.
Cet attentat revendiqué par les Yéménites est un secret mystère. D'où ont été tirés les projectiles ? Les radars des avions AWACS, les satellites géostationnaires, les drones de haute altitude et autres observateurs d'alerte sophistiqués capables de détecter une taupe dans votre jardin n'ont rien vu venir. La confirmation de l'usage de projectiles furtifs à longue portée indétectables constituerait une révolution sans précédent dans le petit monde de l'armement car il conférerait à son possesseur une supériorité décisive sur tous les théâtres d'opérations. Quel est le pays qui a mis au point le missile invisible ? Question qui taraude tous les États Majors militaires du monde au point que certains « spécialistes » préfèrent pour se rassurer, attribuer les frappes à un essaim de deux douzaines de petits drones téléguidés par des opérateurs à vue ou dissimulés à quelques kilomètres de la cible. Ils évoquent des engins aux composants disponibles dans le commerce pour cinq à dix mille euros qui auraient été astucieusement armés et bricolés par des émules de MacGyver. Les drones auraient été acheminés en pièces détachées par des caravanes de dromadaires, puis assemblés discrètement sous des tentes qui auraient pareillement dissimulées les rampes de lancement. Pour échapper aux radars, les engins auraient volé en rase motte depuis les quelques kilomètre qui les séparaient de leurs cibles. Cette hypothèse est plausible, mais elle suppose de solides complicités locales et révèlerait alors l'existence d'une « cinquième colonne » d'insurgés maquisards saoudiens. Ce que nul penseur unique ne saurait admettre car en son royaume, MBS n'a plus d'ennemi encore en vie.
Cet acte de guerre spectaculaire a secoué le prix du baril et effrayé les marchés qui se demandent avec colère quelles seront les prochaines cibles de ces yéménites qui ont désormais la folle audace de s'attaquer au pétrole sacré.
Les américains prévoient le pire
Pour connaître les prochains objectifs dans le collimateur des Yéménites, nul besoin d'être devin. Il suffit de parcourir l'excellent travail des chercheurs américains qui ont probablement quelques lecteurs dans les montagnes reculées du Yémen. Le 5 août dernier, sous le titre « Iran’s Threat to Saudi Critical Infrastructure » the Center for Strategic & International Studies qui est proche du Pentagone, publiait la liste des sites saoudiens vulnérables. Le talentueux CSIS rappelait que la production du pétrole d'Arabie est stabilisée dans des usines de stabilisation dont la plus vulnérable est Abqaiq ». « ...Abqaiq is the most vulnerable. It is the world’s largest oil processing facility and crude oil stabilization plant, with a capacity of more than 7 million barrels per day (bpd) ».  C'est précisément celle qui a été attaquée le 14 septembre. Autres maillons faibles pointés dans ce rapport, les deux stations de pompage de l'oléoduc de 1200 km reliant le golfe à la mer Rouge: Al-Duwadimi et d’Afi . Bien vu. Elles ont été attaquées et gravement endommagées en mai dernier. Pudiquement, le rapport ne dit pas que les boucliers d'interception Thaad acquis en 2017 pour 15 milliards de dollars et les 6 batteries de Patriot à un milliard pièce n'ont rien vu passer ! Il préconise même le renforcement de ces couteux équipements inopérants, alertant au surplus que des menaces d'attaques pèsent sur neuf raffineries et sur les trois terminaux du plus grand port pétrolier du monde, Ras Tanura. Les conséquences internationales de leur neutralisation ne sont pas documentées, mais on imagine avec peine les conséquences d'un super choc pétrolier. Des observateurs se sont demandé à qui profiterait une soudaine flambée du prix du baril de pétrole ? À l'Iran, à la Russie, aux États Unis.... ? Et si tout simplement les Yéménites et un groupe de réfractaires saoudiens s'étaient alliés pour punir et chasser les Salman du trône ? Il est révélateur que ces attaques n'aient fait aucune victime : comme si on avait voulu épargner la fratrie et surtout, ne pas se comporter comme les sanguinaires que l'on combat.
L'arme de dissuasion suprême
Sous la pression de cette avalanches de menaces, les négociations en coulisses vont bon train. Les Emirats Arabes Unis qui ont perdu des dizaines d'officiers dans les combats d'Aden et d'Hodeida sont terrorisés à l'idée d'une attaque sur Dubaï ou Abu Dhabi qui aurait des conséquences inimaginables sur leur devenir. Alors, ils ont préféré jeter l'éponge et se sont retirés du bourbier. Reste l'Arabie de Ben Salman et l'Amérique de Trump qui s'obstinent encore, croyant que quelques GI et rampes de missiles de plus pourront sauver leur dynastie d'une déchéance programmée. Dans ce contexte, il est probable que les Yéménites qui exigent en préalable l'arrêt des bombardements, feront encore monter la pression et réclameront des compensations et réparations pour dommages de guerre. Le CSIS documente d'autres infrastructures vulnérables. Notamment les systèmes de contrôle et d'acquisition de données en temps réel (SCADA) qui a déjà été attaqué par des hackers, mais surtout il mentionne l'arme suprême, non encore été utilisée : celle de la soif. L'eau de mer désalinisée représente 70% de la consommation d'eau potable de l'Arabie. Il existe 7 500 usines de traitement sur le Golfe Persique. La plus gigantesque au monde est celle de Ras el Khair. C'est un otage en puissance. Le complexe industriel alimente en eau douce la ville de Riyad grâce à deux tubes d'acier de 2 mètres de diamètre et de 450km de long qui débitent 800 mille m3 par jour ! L'attaque ou le sabotage des installations de Ras el Khair condamnerait à la débandade 6 millions d'habitants. Les prédicteurs savants ont calculé que la population aurait très exactement huit jours pour évacuer la capitale. Attendez vous donc à savoir que le pire sera peut-être évité.

lundi 16 septembre 2019

Tunisie Kaïs Saïed, l'homme providentiel ?


En deux semaines, un nouveau zaïm est sorti du rang. Crédité de trois pour cent des intentions de vote en début de campagne au premier tour de l'élection présidentielle, cet inconnu des médias est largement sorti en tête du scrutin et sera probablement proclamé le mois prochain huitième Président de la République Tunisienne.
Le pays était empêtré dans des querelles politiciennes sans issue et soudain le peuple a voté : « dégage ! » Tous les partis politiques ont été balayés. 24 des 26 candidats ont été éliminés parmi lesquels un ancien Président de la République, le Premier ministre en exercice, deux anciens Premiers ministres, le Président de l'assemblée, une palanquée d'anciens ministres...Finalement l'électorat aura pour une large part sanctionné des incapables avérés par leur bilan catastrophique.


Le constat premier glorifie la démocratie. L'incubateur tunisien est prometteur, sa vivacité est de bonne augure pour l'avenir. On croyait l'opinion tunisienne ficelée par les combines, influencée par les réseaux sociaux, soumise à la dictature des médias, bref sensible aux propagandes de toutes sortes. Il n'en est rien. L'électeur est clairvoyant. Avec colère il a sélectionné pour le second tour deux finalistes clivants : Kaïs Saïed,19% des voix est professeur de droit, son challenger l'homme d'affaires Nabil Karoui, 15% est en prison. Par ce choix singulier et inattendu, les tunisiens clament leur soif de justice et leur mépris pour ceux qui ont tenté de les instrumentaliser.

Nabil Karoui a bénéficié de l'effet de victimisation. Le Chef du gouvernement, le tunisois (beldi) Youssef Chahed, probablement à l'origine de l'arrestation de son rival s'est tiré une balle dans le pied. Chez les bédouins, l'enfermement n'est pas une infamie, au contraire, c'est une marque de fierté. Ainsi, comme pour convoler il faut prouver son audace, il n'est pas rare que le fiancé provoque le gendarme pour passer son brevet de témérité. Autres électeurs attendus sans surprise : les plus démunis ont voté pour celui qui depuis trois ans sillonne le pays avec des vivres et des médicaments. Il y a aussi les femmes qui se sont solidarisées avec Salwa Smaoui Karoui, l'épouse exemplaire du prisonnier, propulsée devant les caméras pour plaider en faveur de son mari : sobre, éloquente, sincère, admirable. Mais l'avenir est sombre. Nabil Karoui sortira-il de prison pour affronter le second tour ? Sera t-il jugé et condamné dans les prochains jours ? Sera t-il judiciairement empêché de se présenter et dans ce cas, obligé de céder sa place à l'islamiste Abdelfattah Mourou arrivé en troisième position? Sera t-il gracié in extrémis ? L'imbroglio tunisien réserve encore des scénarios surprises dont quelques uns pourraient être violents. L'Élysée surveille la situation comme le lait sur le feu.


Kaïs Saïed est tout l'inverse de Nabil Karoui. Il déteste le clinquant et dédaigne l'argent. Pas le genre col ouvert et tape dans le dos. Il s'exprime en arabe classique : la phrase est courte, le verbe précis, le geste rare. Ascète jusque dans son apparence. Stricte costume sombre posé sur un corps longiligne au ventre plat. Droit comme un i, il se déplace avec lenteur, maîtrisant l'effet de sa présence sur l'assistance. Il y a de l'aristocrate chez cet homme au regard droit. Il n'a pas de parti, pas de mouvement, pas de communicant. Il ne court pas les micros et les caméras. Nul n'est parvenu à lui arracher quelques confidences. Son aspect d'homme ordinaire est extraordinaire. Dans un pays où le moindre petit chef joue les importants et roule carrosse, il prend le bus ou le métro, échange avec le passant, loge dans un appartement conforme à son salaire de fonctionnaire. Ce professeur de droit respecté par ses étudiants est un pur produit de l'élite académique tunisienne, il n'a pas fait d'études à l'étranger et il ne figure sur aucune liste des invités dans les ambassades. Patriote, intègre, indépendant, il est porté par son slogan « le peuple veut », évocation intelligente du célèbre vers d'Abu Kacem Chebbi chanté par tous les révolutionnaires des printemps arabes « si un jour le peuple veut revenir à la vie... » Élu Président, Saïed proposera à la nouvelle assemblée qui sera désignée le 6 octobre prochain d'amender la constitution pour renverser la pyramide des pouvoirs et innover une forme de démocratie participative. Homophobe avoué, opposé à l'égalité successorale des genres, favorable à la peine de mort, ses détracteurs le disent borné, anarchiste, islamiste, facho... mais ils savent que plus il sera insulté, plus il engrangera les suffrages. Pour autant, saura-il soumettre les forces de l'argent qui depuis quarante ans font la pluie et le beau temps ? Il y a du de Gaulle chez cet homme providentiel qui se fait une certaine idée de la Tunisie. Son élection à Carthage marquera un tournant majeur dans le processus de la révolution démocratique tunisienne et par mimétisme, peut-être aussi le début de nouveaux chambardements dans le monde arabe.


mardi 10 septembre 2019

Tunisie, la démocratie à l'épreuve de Nabil Karoui


Au terme d'une campagne électorale passionnée et passionnante suivie à la loupe dans tous les pays arabes, les Tunisiens voteront le 15 septembre pour le premier tour de l'élection présidentielle. Trois semaines plus tard, ils seront appelés à élire leurs députés. Le laboratoire de la démocratie arabe qui compte 11 millions d'habitants affiche deux centaines de partis politiques, quelque 15 000 candidats à la députation et 26 à la magistrature suprême. Cette vitalité masque la situation politique complexe d'un pays à la recherche de son destin post révolution.
Une démocratie représentative en panne La liste des candidats à l'élection présidentielle trouve un ancien Président, trois anciens Premiers ministres, neuf anciens ministres, huit médecins, quatre avocats... Sauf surprise improbable, la Tunisie ne sera pas présidée par une femme. Elles sont seulement 2 à se présenter. Pour témoigner de l'exception tunisienne, c'est bien peu. Ce renoncement est une violence faite à elles mêmes car tant qu'elles ne se mêleront pas de politique à parité, la démocratie sera tronquée.  
L'an dernier, les deux tiers des inscrits se sont abstenus de voter aux municipales. Tout comme celles de la dictature d'hier, les institutions d'aujourd'hui restent perçues comme les lieux de partage d'un pouvoir détourné au profit de quelques malins. La jeune constitution qui repose sur des mécanismes du passé ne paraît pas répondre aux aspirations participatives et de partages qui s'expriment sur la toile et dans les lieux publics. Ainsi, le nombre d'inscrits sur Facebook et sur les listes électorales est équivalent. Les réseaux sociaux sont devenus le lieux d'échanges politiques où chacun affiche ses préférences, ses indignations, ses opinions et ses choix. Cette dynamique revendicative d'expression directe se prolonge dans la rue où l'on observe pas moins de vingt manifestations par jour. La plupart sont spontanées. Cette forme d'expression a le mérite d'échapper à toute propagande des médias, sans pour autant être à l’abri des officines spécialisées dans la manipulation et l'influence de masse. 
Une soif de justice  Il y a huit ans, le dictateur s'enfuyait en Arabie avec un butin estimé par Transparency International à 13 milliards de dollars soit le tiers du PIB annuel. Par une déraisonnable comparaison cela représenterait 400 milliards d'euros à l'échelle de la France ! À ce jour, Ben Ali et sa mafia n'ont pas restitué grand chose. Dictateur est un job en or sans risque. Sur les hauteurs de Sidi Bou Saïd, son Palais semble attendre son retour. Les membres de sa famille et ses complices ont été mollement poursuivis. La plupart des procès traînent en longueur ou se concluent par des transactions.  Selon que vous serez puissants ou misérables... 
Aucune des lois liberticides qui permettaient au satrape d'intimider les citoyens n'a été abolie. Elles continuent de jeter en prison des milliers de personnes pour des délits de pacotilles : fumeurs de joints, flirt, homosexualité, adultère, chèques sans provisions, suspicion de malversation... Le pouvoir s'accommode d'un code pénal de fer que les juges qu'il a nommés appliquent sans états d'âmes.  
Les Tunisiens ne cherchent pas la revanche, seulement la justice. Ils se souviennent qu'il y a six ans, deux de leurs députés étaient abattus en pleine rue. C'étaient les plus brillants, les plus populaires, ils portaient l'espoir d'un avenir de justice et d'équité. Hélas, dans un pays où tout se sait; où les traditions ancrées par des décennies de délation facilite la tâche des agents qui traquent les cachotteries; où des centaines de barbouzes de toutes nationalités coopèrent à la lutte contre le terrorisme international....dans ce pays là, après six ans d'enquêtes à rebondissements, nul ne sait comment, pourquoi, et par qui ils ont été assassinés. « Il ne faut pas que des révélations viennent diviser les Tunisiens ». Argument suprême qui permet d'enfouir dans l'oubli toute volonté de vérité et de justice.
Une sécurité discrète mais omniprésente Depuis l’assassinat de Belaïd et Brahmi, les hommes politiques peuvent obtenir une protection rapprochée. Ceux qui n'en n'ont pas se sentent menacés ou négligés, alors par peur ou pour jouer les importants, ils demandent au gouvernement un garde du corps. Il y a quelques rares exceptions comme celle de la députée Bochra bel hadj Hamida Présidente de la Commission des Libertés Individuelles et de l'Égalité. Mais la plupart des autres personnalités bien moins menacées paradent et frissonnent d'importance aux côtés d'un cerbère à oreillette. Il faut reconnaitre que la situation sécuritaire générale est préoccupante. L'observatoire Marsad, relève que le budget du ministère de l'intérieur a doublé depuis la révolution « Cette hausse s'explique par les besoins accrus en équipements et en ressources humaines dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ». Les effectifs des forces de l'ordre, police et gendarmerie, sont de 80 000 hommes ; ils seront augmenté de 7 000 hommes d'ici la fin de l'année. La densité policière est deux fois plus élevée qu'en France.  
Reste que la Tunisie demeure le seul et unique pays arabe classé « libre » sur le baromètre de l'ONG Freedom House même si son dernier score de 30 sur 40 est en retrait de 6 points par rapport à 2017. 
Un bilan économique préoccupant La coalition d'islamistes et de conservateurs de centre droit n'est pas parvenue à relancer l'économie. Empêtré dans les querelles d'égos et de minarets, le gouvernement n'a pas gouverné, il a administré, ce qui n'est pas un moindre mérite. La croissance stagne, la production industrielle baisse, les déficits se creusent, le dinar joue au yoyo, le chômage est supérieur à 15%, la lutte contre la corruption est un chemin pavé de bonnes intentions, enfin la Tunisie a été mise à l'index comme état blanchisseur et paradis fiscal susceptible de financer le terrorisme.  Des efforts ont été entrepris ces derniers mois par le gouvernement Chahed mais ils ne sont pas à la mesure du sinistre qui se creuse.  
C'est dans ce contexte fragile que les élections générales portaient la promesse d'une avenir moins difficile. Las, le processus démocratique qui se voulait exemplaire a trébuché sur un cailloux. Alors qu'au mois de juillet les sondages - ils sont interdits pendant la campagne électorale - lui prédisaient la victoire, le candidat Nabil Karoui après moult péripéties rocambolesques s'est retrouvé en prison.
Retour sur le jeudi noir 27 juin:  Caïd Essebsi, nonagénaire Président de la République est hospitalisé. Simultanément, deux kamikazes se font sauter provoquant un vent de panique dans la capitale. À l'ombre des Palais, d'aucuns appellent à déclarer la vacance du pouvoir. Pour prévenir le « coup d'État institutionnel », dont il est informé, le ministre de la défense menace les conjurés de faire sortir les chars. Pendant quelques heures, la république vacille. Heureusement, le Président sort rapidement de son coma. Il ne mourra qu'un mois plus tard laissant le gouvernement dans l'embarras car le vieillard jusqu'à son dernier souffle, a refusé de signer la mise en vigueur d'une loi « scélérate » votée le 18 juin qui pour des motifs cousus de fil blanc rendait inéligible Nabil Karoui.
Les diplomates réagissent à leur façon L'onde de choc de ce jeudi noir sera perceptible jusque dans les chancelleries. Officiellement pour des raisons de sécurité mais aussi sans doute pour manifester sa mauvaise humeur, l'ambassadeur des États Unis, un diplomate chevronné, décidera de fermer pendant quelques jours les portes de l'ambassade et du consulat au public. Pire, il annulera au débotté la réception du National Day du 4 juillet. Du jamais vu. L'ambassadeur de France Olivier Poivre d'Arvor - qui n'est pas de la carrière - prendra le contre pied en assurant le premier Ministre Youssef Chahed de son complet soutien. Le 14 juillet il accueillera à la résidence le gouvernement presque au complet et deux semaines plus tard, le Président Macron se déplacera aux obsèques du Président Caid Essebsi. 
Décryptage : à la veille des scrutins présidentiels et législatifs, la France a clairement fait le choix de l'équipe sortante, donnant l'absolution à la coalition islamo-conservatrice. Les Américains dont aucun représentant de haut niveau n'était présent aux obsèques du Président, se sont montrés plus prudents. 
Par un effet boomrang, la diplomatie française a provoqué la riposte mesquine des adversaires du Premier ministre-candidat Youssef Chahed qui a été contraint de devancer la révélation de sa bi-citoyenneté et de demander à Paris de le dénaturaliser en urgence. Les autres candidats tuniso-français s'étant dans la foulée engagés à abandonner leur allégeance à la France pour le cas où ils seraient élus. 
Karoui menotté La loi anti-Karoui n'ayant pas été promulguée, ses rivaux se sont rabattus sur les lois en vigueur. Déjà mis en examen pour des délits financiers qu'il conteste, le candidat à la Présidentielle a été interpelé et écroué quelques jours avant le début de la campagne électorale. Invoquant la séparation des pouvoirs et l'indépendance de la justice le gouvernement a nié toute instrumentalisation. Reprenant l'argument, l'Instance Supérieure Indépendante pour les Élections, en présumant l'innocence de l'accusé en attente de jugement, a confirmé la validité de la candidature du détenu. C'est ainsi que le laboratoire de la démocratie arabe s'est retrouvé dans l'extravagante situation d'un candidat contraint de faire campagne derrière les barreaux et sans autre possibilité d'expression que celle d'un parloir hebdomadaire avec son épouse ou son avocat. 
La République fragilisée Karoui fait tache sur le parcours post révolution de la démocratie tunisienne. Quel que soit le résultat du scrutin de dimanche prochain, le premier tour des élections présidentielles en Tunisie laissera le souvenir amer d'un déni. On regrettera que cette affaire n'ait pas été l'occasion d'un débat public sur les principes du droits et l'urgence de nommer enfin des juges à la cour constitutionnelle. Loin de ces considérations fondamentales, on s'est empressé de mettre en doute la sincérité de l'engagement caritatif du candidat incarcéré qui sillonnait le pays depuis trois ans pour distribuer aux miséreux des camions de vivres et des médicaments ; on a dénoncé ses méthodes de marketing agressif, critiqué son inexpérience des affaires publiques, son goût pour le clinquant... Il est populiste, opportuniste, politico-mafieux, il sent le souffre, il est soufi, d'ailleurs ses frères psalmodient en continu 4444 fois la prière du feu salat nouriyah, celle qui dénoue les nœuds....Par delà ce tombereau d'imprécations, le mérite de Karoui est d'avoir quitté la table tunisoise des compromis pour aller en province sur le terrain. D'avoir traduit les intentions en actes. Le pouvoir maladroit a transformé ce milliardaire des pauvres en victime alors, il va probablement capter les votes de tous les révoltés. S'il se hisse au second tour, ce sera la révolution ou le coup de force. S'il est disqualifié au premier tour, il sera jugé et pendu par les pieds, et entrera dans l'histoire comme celui qui a osé braver « le système », un Ali Ben Ghedhahem : nom de celui qui s'insurgea contre le Bey en 1864 avant que les choses ne redeviennent comme avant. 


https://www.businessnews.com.tn/Sc%C3%A8nes-cocasses-du-jour-de-la-pr%C3%A9sidentielle%E2%80%A6-et-des-jours-d%E2%80%99apr%C3%A8s-,523,90812,3