En deux semaines, un nouveau zaïm est sorti du rang. Crédité de
trois pour cent des intentions de vote en début de campagne au
premier tour de l'élection présidentielle, cet inconnu des médias
est largement sorti en tête du scrutin et sera probablement proclamé
le mois prochain huitième Président de la République Tunisienne.
Le pays était empêtré dans des querelles politiciennes sans
issue et soudain le peuple a voté : « dégage ! »
Tous les partis politiques ont été balayés. 24 des 26 candidats
ont été éliminés parmi lesquels un ancien Président de la
République, le Premier ministre en exercice, deux anciens Premiers
ministres, le Président de l'assemblée, une palanquée d'anciens
ministres...Finalement l'électorat aura pour une large part
sanctionné des incapables avérés par leur bilan catastrophique.
Le constat premier glorifie la démocratie. L'incubateur tunisien
est prometteur, sa vivacité est de bonne augure pour l'avenir. On
croyait l'opinion tunisienne ficelée par les combines, influencée
par les réseaux sociaux, soumise à la dictature des médias, bref
sensible aux propagandes de toutes sortes. Il n'en est rien.
L'électeur est clairvoyant. Avec colère il a sélectionné pour le
second tour deux finalistes clivants : Kaïs Saïed,19% des voix
est professeur de droit, son challenger l'homme d'affaires Nabil
Karoui, 15% est en prison. Par ce choix singulier et inattendu, les
tunisiens clament leur soif de justice et leur mépris pour ceux qui
ont tenté de les instrumentaliser.
Nabil Karoui a bénéficié de l'effet de victimisation. Le Chef
du gouvernement, le tunisois (beldi) Youssef Chahed,
probablement à l'origine de l'arrestation de son rival s'est tiré
une balle dans le pied. Chez les bédouins, l'enfermement n'est pas
une infamie, au contraire, c'est une marque de fierté. Ainsi, comme
pour convoler il faut prouver son audace, il n'est pas rare que le
fiancé provoque le gendarme pour passer son brevet de
témérité. Autres électeurs attendus sans surprise : les
plus démunis ont voté pour celui qui depuis trois ans sillonne le
pays avec des vivres et des médicaments. Il y a aussi les femmes qui
se sont solidarisées avec Salwa Smaoui Karoui, l'épouse exemplaire
du prisonnier, propulsée devant les caméras pour plaider en faveur
de son mari : sobre, éloquente, sincère, admirable. Mais
l'avenir est sombre. Nabil Karoui sortira-il de prison pour affronter
le second tour ? Sera t-il jugé et condamné dans les prochains
jours ? Sera t-il judiciairement empêché de se présenter et
dans ce cas, obligé de céder sa place à l'islamiste Abdelfattah
Mourou arrivé en troisième position? Sera t-il gracié in
extrémis ? L'imbroglio tunisien réserve encore des scénarios
surprises dont quelques uns pourraient être violents. L'Élysée
surveille la situation comme le lait sur le feu.
Kaïs Saïed est tout l'inverse de Nabil Karoui. Il déteste le
clinquant et dédaigne l'argent. Pas le genre col ouvert et tape dans
le dos. Il s'exprime en arabe classique : la phrase est courte,
le verbe précis, le geste rare. Ascète jusque dans son apparence.
Stricte costume sombre posé sur un corps longiligne au ventre plat.
Droit comme un i, il se déplace avec lenteur, maîtrisant l'effet de
sa présence sur l'assistance. Il y a de l'aristocrate chez cet homme
au regard droit. Il n'a pas de parti, pas de mouvement, pas de
communicant. Il ne court pas les micros et les caméras. Nul n'est
parvenu à lui arracher quelques confidences. Son aspect d'homme
ordinaire est extraordinaire. Dans un pays où le moindre petit chef
joue les importants et roule carrosse, il prend le bus ou le métro,
échange avec le passant, loge dans un appartement conforme à son
salaire de fonctionnaire. Ce professeur de droit respecté par ses
étudiants est un pur produit de l'élite académique tunisienne, il
n'a pas fait d'études à l'étranger et il ne figure sur aucune
liste des invités dans les ambassades. Patriote, intègre,
indépendant, il est porté par son slogan « le peuple
veut », évocation intelligente du célèbre vers d'Abu
Kacem Chebbi chanté par tous les révolutionnaires des printemps
arabes « si un jour le peuple veut revenir à la vie... »
Élu Président, Saïed proposera à la nouvelle assemblée qui sera
désignée le 6 octobre prochain d'amender la constitution pour
renverser la pyramide des pouvoirs et innover une forme de démocratie
participative. Homophobe avoué, opposé à l'égalité successorale
des genres, favorable à la peine de mort, ses détracteurs le disent
borné, anarchiste, islamiste, facho... mais ils savent que plus il
sera insulté, plus il engrangera les suffrages. Pour autant,
saura-il soumettre les forces de l'argent qui depuis quarante
ans font la pluie et le beau temps ? Il y a du de Gaulle chez
cet homme providentiel qui se fait une certaine idée de la Tunisie.
Son élection à Carthage marquera un tournant majeur dans le processus de la révolution démocratique tunisienne et par mimétisme, peut-être aussi le début de nouveaux
chambardements dans le monde arabe.
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