Tunisie, la démocratie à l'épreuve de Nabil Karoui
Au terme d'une
campagne électorale passionnée et passionnante suivie à la loupe
dans tous les pays arabes, les Tunisiens
voteront le 15 septembre pour le premier tour de
l'élection présidentielle. Trois semaines plus tard, ils
seront appelés à élire leurs députés. Le laboratoire
de la démocratie arabe qui compte 11 millions d'habitants
affiche deux centaines de partis politiques, quelque 15 000
candidats à la députation et 26 à la magistrature suprême. Cette
vitalité masque la situation politique complexe d'un pays à la
recherche de son destin post révolution.
Une
démocratie représentative en panne La
liste des candidats à l'élection présidentielle trouve un ancien
Président, trois anciens Premiers ministres, neuf anciens ministres,
huit médecins, quatre avocats... Sauf surprise improbable, la
Tunisie ne sera pas présidée par une femme. Elles sont seulement 2
à se présenter. Pour témoigner de l'exception tunisienne, c'est
bien peu. Ce renoncement est une violence faite à elles mêmes car
tant qu'elles ne
se mêleront pas de politique à parité, la démocratie sera
tronquée.
L'an dernier, les deux tiers des inscrits se sont
abstenus de
voter aux municipales. Tout comme celles de la dictature d'hier, les
institutions d'aujourd'hui restent perçues comme les lieux de
partage d'un pouvoir détourné au profit de quelques malins. La
jeune constitution qui repose sur des mécanismes du passé ne paraît
pas répondre aux aspirations participatives et de partages qui
s'expriment sur la toile et dans les lieux publics. Ainsi, le nombre
d'inscrits sur Facebook et sur les listes
électorales est équivalent. Les réseaux sociaux sont devenus le lieux d'échanges
politiques où chacun affiche ses préférences, ses indignations,
ses opinions et ses choix. Cette dynamique revendicative d'expression
directe se prolonge dans la rue où l'on observe pas moins de vingt
manifestations par jour. La plupart sont spontanées. Cette
forme d'expression a le mérite d'échapper à toute propagande des
médias, sans pour autant être à l’abri des officines
spécialisées dans la manipulation et l'influence de masse.
Une soif de
justice Il y a huit ans, le dictateur s'enfuyait en Arabie
avec un butin estimé par Transparency International à 13 milliards
de dollars soit le tiers du PIB annuel. Par une déraisonnable
comparaison cela représenterait 400 milliards d'euros à
l'échelle de la France ! À ce jour, Ben Ali et sa mafia n'ont
pas restitué grand chose. Dictateur est un job en or sans risque.
Sur les hauteurs de Sidi Bou Saïd, son Palais semble attendre son
retour. Les membres de sa famille et ses complices ont été
mollement poursuivis. La plupart des procès traînent en longueur ou
se concluent par des transactions. Selon que vous serez
puissants ou misérables...
Aucune des lois liberticides qui permettaient au satrape d'intimider
les citoyens n'a été abolie. Elles continuent de jeter en prison
des milliers de personnes pour des délits de
pacotilles : fumeurs de joints, flirt, homosexualité, adultère,
chèques sans provisions, suspicion de malversation... Le pouvoir
s'accommode d'un code pénal de fer que les juges qu'il a
nommés appliquent sans états
d'âmes.
Les Tunisiens ne
cherchent pas la revanche, seulement la justice. Ils se souviennent
qu'il y a six ans, deux de leurs députés étaient abattus en pleine
rue. C'étaient les plus brillants, les plus populaires, ils
portaient l'espoir d'un avenir de justice et d'équité. Hélas, dans un pays
où tout se sait; où les traditions ancrées par des décennies de
délation facilite la tâche des agents
qui traquent les cachotteries; où des centaines de barbouzes de
toutes nationalités coopèrent à la lutte contre le terrorisme
international....dans ce pays là, après six ans d'enquêtes à
rebondissements, nul ne sait comment, pourquoi, et par qui ils
ont été assassinés. « Il ne faut pas que des révélations
viennent diviser les Tunisiens ».
Argument suprême qui permet d'enfouir dans l'oubli toute volonté de
vérité et de justice.
Une
sécurité discrète mais omniprésente Depuis
l’assassinat de Belaïd et Brahmi, les hommes politiques
peuvent obtenir une protection rapprochée. Ceux qui n'en n'ont pas
se sentent menacés ou négligés,
alors par peur ou pour jouer les importants, ils demandent au
gouvernement un garde du corps. Il y a quelques rares exceptions
comme celle de la députée Bochra
bel hadj Hamida Présidente de la Commission des Libertés
Individuelles et de l'Égalité. Mais la plupart des autres
personnalités bien moins menacées paradent et frissonnent
d'importance aux côtés d'un
cerbère à oreillette. Il
faut reconnaitre que la situation sécuritaire générale est
préoccupante. L'observatoire Marsad, relève que le budget du
ministère de l'intérieur a doublé depuis la révolution « Cette
hausse s'explique par les besoins accrus en équipements et en
ressources humaines dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ».
Les effectifs des forces de l'ordre, police et gendarmerie, sont de
80 000 hommes ; ils seront augmenté de 7 000 hommes d'ici la
fin de l'année. La densité policière est deux fois plus élevée
qu'en France.
Reste
que la Tunisie demeure le seul et unique pays arabe classé « libre »
sur le baromètre de l'ONG Freedom House même si son dernier
score de 30 sur 40 est en retrait de 6 points par
rapport à 2017.
Un
bilan économique préoccupant
La coalition d'islamistes et de conservateurs de centre droit n'est
pas parvenue à relancer l'économie. Empêtré dans les querelles
d'égos et de minarets, le gouvernement n'a pas gouverné, il a
administré, ce qui n'est pas un moindre mérite. La croissance
stagne, la production industrielle baisse, les déficits se creusent,
le dinar joue au yoyo, le chômage est supérieur à 15%, la lutte
contre la corruption est un chemin pavé de bonnes intentions,
enfin la Tunisie a été mise à l'index comme état blanchisseur et
paradis fiscal susceptible de financer le terrorisme. Des
efforts ont été entrepris ces derniers mois par le gouvernement
Chahed mais ils ne sont pas à la mesure du sinistre qui se
creuse.
C'est dans ce contexte fragile que les élections
générales portaient la promesse d'une avenir moins difficile. Las,
le processus démocratique qui se voulait exemplaire a trébuché sur
un cailloux.
Alors
qu'au mois de juillet les sondages - ils sont interdits pendant la
campagne électorale - lui prédisaient la victoire, le candidat
Nabil Karoui après moult péripéties rocambolesques s'est retrouvé
en prison.
Retour
sur le jeudi noir 27 juin:
Caïd Essebsi, nonagénaire Président de la République est
hospitalisé. Simultanément, deux kamikazes se font sauter
provoquant un vent de panique dans la capitale. À l'ombre des
Palais, d'aucuns appellent à déclarer la vacance du pouvoir. Pour
prévenir le « coup d'État institutionnel », dont il est
informé, le ministre de la défense menace les conjurés de faire
sortir les chars. Pendant quelques heures, la république vacille.
Heureusement, le Président sort rapidement de son coma. Il ne mourra
qu'un mois plus tard laissant le gouvernement dans l'embarras car le vieillard jusqu'à son dernier souffle, a refusé de signer la mise en
vigueur d'une loi « scélérate » votée le 18 juin qui
pour des motifs cousus de fil blanc rendait inéligible Nabil Karoui.
Les
diplomates réagissent à leur façon L'onde
de choc de ce jeudi noir sera perceptible jusque dans les
chancelleries. Officiellement pour des raisons de sécurité mais
aussi sans doute pour manifester sa mauvaise humeur, l'ambassadeur
des États Unis, un diplomate chevronné, décidera de fermer pendant
quelques jours les portes de l'ambassade et du consulat au public.
Pire, il annulera au débotté la réception du National Day du 4
juillet. Du jamais vu. L'ambassadeur de France Olivier Poivre d'Arvor - qui n'est pas
de la carrière - prendra le contre pied en assurant le premier
Ministre Youssef Chahed de son complet soutien. Le 14 juillet il
accueillera à la résidence le gouvernement presque au complet et
deux semaines plus tard, le Président Macron se déplacera aux
obsèques du Président Caid Essebsi.
Décryptage :
à la veille des scrutins présidentiels et législatifs, la France a
clairement fait le choix de l'équipe sortante, donnant l'absolution
à la coalition islamo-conservatrice. Les Américains
dont aucun représentant de haut niveau n'était présent aux
obsèques du Président, se sont montrés plus prudents.
Par un effet boomrang, la diplomatie française a
provoqué la riposte mesquine des adversaires du Premier
ministre-candidat Youssef Chahed qui a été contraint de devancer la
révélation de sa bi-citoyenneté et de demander à Paris de le
dénaturaliser en urgence. Les autres candidats tuniso-français
s'étant dans la foulée engagés à
abandonner leur allégeance à la France pour le cas où ils seraient
élus.
Karoui
menotté La loi anti-Karoui
n'ayant pas été promulguée,
ses rivaux se sont rabattus sur les lois en vigueur. Déjà mis en
examen pour des délits financiers qu'il conteste, le candidat à la
Présidentielle a été interpelé et écroué quelques jours avant
le début de la campagne électorale. Invoquant la séparation des
pouvoirs et l'indépendance de la justice le gouvernement a nié
toute instrumentalisation. Reprenant l'argument, l'Instance
Supérieure Indépendante pour les Élections, en présumant l'innocence
de l'accusé en attente de jugement, a confirmé la validité de la
candidature du détenu. C'est
ainsi que le laboratoire de la démocratie arabe s'est retrouvé dans
l'extravagante situation d'un candidat contraint de faire campagne
derrière les barreaux et sans autre possibilité d'expression que celle
d'un parloir hebdomadaire avec son épouse ou son avocat.
La
République fragilisée Karoui
fait
tache sur le parcours post révolution de la démocratie tunisienne.
Quel que
soit le résultat du scrutin de dimanche prochain, le premier tour
des élections présidentielles en Tunisie laissera le souvenir amer
d'un déni. On
regrettera que cette affaire n'ait pas été l'occasion d'un débat
public sur les principes du droits et l'urgence de nommer enfin des
juges à la cour constitutionnelle. Loin de ces considérations
fondamentales, on s'est empressé de mettre en doute la sincérité
de l'engagement caritatif du candidat incarcéré qui sillonnait le
pays depuis trois ans pour distribuer aux miséreux des camions de
vivres et des médicaments ; on a dénoncé ses méthodes de
marketing agressif, critiqué son inexpérience des affaires
publiques, son goût pour le clinquant... Il est populiste,
opportuniste, politico-mafieux, il sent le souffre, il est soufi,
d'ailleurs ses frères psalmodient en continu 4444 fois la
prière du feu salat
nouriyah,
celle qui dénoue les nœuds....Par delà ce tombereau d'imprécations,
le mérite de Karoui est d'avoir quitté la table tunisoise des
compromis pour aller en province sur le terrain. D'avoir traduit les intentions en actes. Le pouvoir maladroit
a transformé ce milliardaire des pauvres en victime alors, il va probablement capter
les votes de tous les révoltés. S'il se hisse au second tour, ce
sera la révolution ou le coup de force. S'il est disqualifié au
premier tour, il sera jugé et pendu par les pieds, et entrera dans l'histoire comme
celui qui a osé braver « le système », un Ali Ben
Ghedhahem : nom de celui
qui s'insurgea contre le Bey en 1864 avant que les choses ne
redeviennent comme avant.
https://www.businessnews.com.tn/Sc%C3%A8nes-cocasses-du-jour-de-la-pr%C3%A9sidentielle%E2%80%A6-et-des-jours-d%E2%80%99apr%C3%A8s-,523,90812,3
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