mardi 10 septembre 2019

Tunisie, la démocratie à l'épreuve de Nabil Karoui


Au terme d'une campagne électorale passionnée et passionnante suivie à la loupe dans tous les pays arabes, les Tunisiens voteront le 15 septembre pour le premier tour de l'élection présidentielle. Trois semaines plus tard, ils seront appelés à élire leurs députés. Le laboratoire de la démocratie arabe qui compte 11 millions d'habitants affiche deux centaines de partis politiques, quelque 15 000 candidats à la députation et 26 à la magistrature suprême. Cette vitalité masque la situation politique complexe d'un pays à la recherche de son destin post révolution.
Une démocratie représentative en panne La liste des candidats à l'élection présidentielle trouve un ancien Président, trois anciens Premiers ministres, neuf anciens ministres, huit médecins, quatre avocats... Sauf surprise improbable, la Tunisie ne sera pas présidée par une femme. Elles sont seulement 2 à se présenter. Pour témoigner de l'exception tunisienne, c'est bien peu. Ce renoncement est une violence faite à elles mêmes car tant qu'elles ne se mêleront pas de politique à parité, la démocratie sera tronquée.  
L'an dernier, les deux tiers des inscrits se sont abstenus de voter aux municipales. Tout comme celles de la dictature d'hier, les institutions d'aujourd'hui restent perçues comme les lieux de partage d'un pouvoir détourné au profit de quelques malins. La jeune constitution qui repose sur des mécanismes du passé ne paraît pas répondre aux aspirations participatives et de partages qui s'expriment sur la toile et dans les lieux publics. Ainsi, le nombre d'inscrits sur Facebook et sur les listes électorales est équivalent. Les réseaux sociaux sont devenus le lieux d'échanges politiques où chacun affiche ses préférences, ses indignations, ses opinions et ses choix. Cette dynamique revendicative d'expression directe se prolonge dans la rue où l'on observe pas moins de vingt manifestations par jour. La plupart sont spontanées. Cette forme d'expression a le mérite d'échapper à toute propagande des médias, sans pour autant être à l’abri des officines spécialisées dans la manipulation et l'influence de masse. 
Une soif de justice  Il y a huit ans, le dictateur s'enfuyait en Arabie avec un butin estimé par Transparency International à 13 milliards de dollars soit le tiers du PIB annuel. Par une déraisonnable comparaison cela représenterait 400 milliards d'euros à l'échelle de la France ! À ce jour, Ben Ali et sa mafia n'ont pas restitué grand chose. Dictateur est un job en or sans risque. Sur les hauteurs de Sidi Bou Saïd, son Palais semble attendre son retour. Les membres de sa famille et ses complices ont été mollement poursuivis. La plupart des procès traînent en longueur ou se concluent par des transactions.  Selon que vous serez puissants ou misérables... 
Aucune des lois liberticides qui permettaient au satrape d'intimider les citoyens n'a été abolie. Elles continuent de jeter en prison des milliers de personnes pour des délits de pacotilles : fumeurs de joints, flirt, homosexualité, adultère, chèques sans provisions, suspicion de malversation... Le pouvoir s'accommode d'un code pénal de fer que les juges qu'il a nommés appliquent sans états d'âmes.  
Les Tunisiens ne cherchent pas la revanche, seulement la justice. Ils se souviennent qu'il y a six ans, deux de leurs députés étaient abattus en pleine rue. C'étaient les plus brillants, les plus populaires, ils portaient l'espoir d'un avenir de justice et d'équité. Hélas, dans un pays où tout se sait; où les traditions ancrées par des décennies de délation facilite la tâche des agents qui traquent les cachotteries; où des centaines de barbouzes de toutes nationalités coopèrent à la lutte contre le terrorisme international....dans ce pays là, après six ans d'enquêtes à rebondissements, nul ne sait comment, pourquoi, et par qui ils ont été assassinés. « Il ne faut pas que des révélations viennent diviser les Tunisiens ». Argument suprême qui permet d'enfouir dans l'oubli toute volonté de vérité et de justice.
Une sécurité discrète mais omniprésente Depuis l’assassinat de Belaïd et Brahmi, les hommes politiques peuvent obtenir une protection rapprochée. Ceux qui n'en n'ont pas se sentent menacés ou négligés, alors par peur ou pour jouer les importants, ils demandent au gouvernement un garde du corps. Il y a quelques rares exceptions comme celle de la députée Bochra bel hadj Hamida Présidente de la Commission des Libertés Individuelles et de l'Égalité. Mais la plupart des autres personnalités bien moins menacées paradent et frissonnent d'importance aux côtés d'un cerbère à oreillette. Il faut reconnaitre que la situation sécuritaire générale est préoccupante. L'observatoire Marsad, relève que le budget du ministère de l'intérieur a doublé depuis la révolution « Cette hausse s'explique par les besoins accrus en équipements et en ressources humaines dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ». Les effectifs des forces de l'ordre, police et gendarmerie, sont de 80 000 hommes ; ils seront augmenté de 7 000 hommes d'ici la fin de l'année. La densité policière est deux fois plus élevée qu'en France.  
Reste que la Tunisie demeure le seul et unique pays arabe classé « libre » sur le baromètre de l'ONG Freedom House même si son dernier score de 30 sur 40 est en retrait de 6 points par rapport à 2017. 
Un bilan économique préoccupant La coalition d'islamistes et de conservateurs de centre droit n'est pas parvenue à relancer l'économie. Empêtré dans les querelles d'égos et de minarets, le gouvernement n'a pas gouverné, il a administré, ce qui n'est pas un moindre mérite. La croissance stagne, la production industrielle baisse, les déficits se creusent, le dinar joue au yoyo, le chômage est supérieur à 15%, la lutte contre la corruption est un chemin pavé de bonnes intentions, enfin la Tunisie a été mise à l'index comme état blanchisseur et paradis fiscal susceptible de financer le terrorisme.  Des efforts ont été entrepris ces derniers mois par le gouvernement Chahed mais ils ne sont pas à la mesure du sinistre qui se creuse.  
C'est dans ce contexte fragile que les élections générales portaient la promesse d'une avenir moins difficile. Las, le processus démocratique qui se voulait exemplaire a trébuché sur un cailloux. Alors qu'au mois de juillet les sondages - ils sont interdits pendant la campagne électorale - lui prédisaient la victoire, le candidat Nabil Karoui après moult péripéties rocambolesques s'est retrouvé en prison.
Retour sur le jeudi noir 27 juin:  Caïd Essebsi, nonagénaire Président de la République est hospitalisé. Simultanément, deux kamikazes se font sauter provoquant un vent de panique dans la capitale. À l'ombre des Palais, d'aucuns appellent à déclarer la vacance du pouvoir. Pour prévenir le « coup d'État institutionnel », dont il est informé, le ministre de la défense menace les conjurés de faire sortir les chars. Pendant quelques heures, la république vacille. Heureusement, le Président sort rapidement de son coma. Il ne mourra qu'un mois plus tard laissant le gouvernement dans l'embarras car le vieillard jusqu'à son dernier souffle, a refusé de signer la mise en vigueur d'une loi « scélérate » votée le 18 juin qui pour des motifs cousus de fil blanc rendait inéligible Nabil Karoui.
Les diplomates réagissent à leur façon L'onde de choc de ce jeudi noir sera perceptible jusque dans les chancelleries. Officiellement pour des raisons de sécurité mais aussi sans doute pour manifester sa mauvaise humeur, l'ambassadeur des États Unis, un diplomate chevronné, décidera de fermer pendant quelques jours les portes de l'ambassade et du consulat au public. Pire, il annulera au débotté la réception du National Day du 4 juillet. Du jamais vu. L'ambassadeur de France Olivier Poivre d'Arvor - qui n'est pas de la carrière - prendra le contre pied en assurant le premier Ministre Youssef Chahed de son complet soutien. Le 14 juillet il accueillera à la résidence le gouvernement presque au complet et deux semaines plus tard, le Président Macron se déplacera aux obsèques du Président Caid Essebsi. 
Décryptage : à la veille des scrutins présidentiels et législatifs, la France a clairement fait le choix de l'équipe sortante, donnant l'absolution à la coalition islamo-conservatrice. Les Américains dont aucun représentant de haut niveau n'était présent aux obsèques du Président, se sont montrés plus prudents. 
Par un effet boomrang, la diplomatie française a provoqué la riposte mesquine des adversaires du Premier ministre-candidat Youssef Chahed qui a été contraint de devancer la révélation de sa bi-citoyenneté et de demander à Paris de le dénaturaliser en urgence. Les autres candidats tuniso-français s'étant dans la foulée engagés à abandonner leur allégeance à la France pour le cas où ils seraient élus. 
Karoui menotté La loi anti-Karoui n'ayant pas été promulguée, ses rivaux se sont rabattus sur les lois en vigueur. Déjà mis en examen pour des délits financiers qu'il conteste, le candidat à la Présidentielle a été interpelé et écroué quelques jours avant le début de la campagne électorale. Invoquant la séparation des pouvoirs et l'indépendance de la justice le gouvernement a nié toute instrumentalisation. Reprenant l'argument, l'Instance Supérieure Indépendante pour les Élections, en présumant l'innocence de l'accusé en attente de jugement, a confirmé la validité de la candidature du détenu. C'est ainsi que le laboratoire de la démocratie arabe s'est retrouvé dans l'extravagante situation d'un candidat contraint de faire campagne derrière les barreaux et sans autre possibilité d'expression que celle d'un parloir hebdomadaire avec son épouse ou son avocat. 
La République fragilisée Karoui fait tache sur le parcours post révolution de la démocratie tunisienne. Quel que soit le résultat du scrutin de dimanche prochain, le premier tour des élections présidentielles en Tunisie laissera le souvenir amer d'un déni. On regrettera que cette affaire n'ait pas été l'occasion d'un débat public sur les principes du droits et l'urgence de nommer enfin des juges à la cour constitutionnelle. Loin de ces considérations fondamentales, on s'est empressé de mettre en doute la sincérité de l'engagement caritatif du candidat incarcéré qui sillonnait le pays depuis trois ans pour distribuer aux miséreux des camions de vivres et des médicaments ; on a dénoncé ses méthodes de marketing agressif, critiqué son inexpérience des affaires publiques, son goût pour le clinquant... Il est populiste, opportuniste, politico-mafieux, il sent le souffre, il est soufi, d'ailleurs ses frères psalmodient en continu 4444 fois la prière du feu salat nouriyah, celle qui dénoue les nœuds....Par delà ce tombereau d'imprécations, le mérite de Karoui est d'avoir quitté la table tunisoise des compromis pour aller en province sur le terrain. D'avoir traduit les intentions en actes. Le pouvoir maladroit a transformé ce milliardaire des pauvres en victime alors, il va probablement capter les votes de tous les révoltés. S'il se hisse au second tour, ce sera la révolution ou le coup de force. S'il est disqualifié au premier tour, il sera jugé et pendu par les pieds, et entrera dans l'histoire comme celui qui a osé braver « le système », un Ali Ben Ghedhahem : nom de celui qui s'insurgea contre le Bey en 1864 avant que les choses ne redeviennent comme avant. 


https://www.businessnews.com.tn/Sc%C3%A8nes-cocasses-du-jour-de-la-pr%C3%A9sidentielle%E2%80%A6-et-des-jours-d%E2%80%99apr%C3%A8s-,523,90812,3

Aucun commentaire: