mardi 29 novembre 2022

Ukraine: tant qu'il y aura des armes

 Après l’annexion de la Crimée et le déclenchement de la guerre du Donbass, il apparaissait très probable dès mars 2014 qu’un conflit ouvert opposerait la Russie à l’Ukraine. Mais sans doute en raison de l’indisponibilité passagère des armements russes, la guerre a été différée à 2022, le temps de reconstituer les stocks.

Eurosatory le salon mondial de l’armement se tient chaque deux années à Villepinte dans la banlieue parisienne. Cet événement très réservé rassemble 100 mille professionnels et 600 journalistes accrédités qui font rarement la une de la « grande » presse. C’est pourtant le lieu d’anticipation des guerres. Voici comment j’évoquais sur mon blog la tenue de ce salon très particulier en 2014:


…Kiev, Moscou aux armes et caetera (avril 2014)

« Les curieux seront attirés par le pavillon Ukrspecexport, société commerciale d'État qui coordonne les exportations d'armes ukrainiennes vers plus de 70 pays.  Tout un chacun ne le sait pas, mais l'Ukraine dont le secteur emploie 120 000 personnes dans 130 usines est le huitième producteur d'armes dans le monde. La singularité de son industrie multi-produits est d'être étroitement complémentaire des systèmes russes…

Voici quelques fleurons de la production industrielle ukrainienne :

. Artem basé à Kiev fournit les missiles air/air aux chasseurs bombardiers Mig-29 dont 800 exemplaires sont en dotation dans les armées d'une trentaine de nations ; et aussi ceux des Sukoï 30 qui équipent une douzaine de pays. L'industriel fabrique également les missiles anti-char guidés par laser des hélicoptères et blindés russes.

. Sevastopol aircraft Plant entretient et reconditionne les hélicoptères lourds, notamment le Mi-8 dont 12 000 exemplaires sont en service dans 43 pays.

. Antonov à Kiev, est une usine gigantesque qui emploie 14 000 personnes. L’avionneur spécialisé dans la production partagée avec la Russie d'avions gros porteurs, assure également l'entretien d'une flotte mondiale de plusieurs milliers d'appareils parmi lesquels les avions cargos affrétés par la France pour ses opérations extérieures et l'Onu pour le déploiement de ses forces d'interpositions et autres actions humanitaires.

. Kraz construit des camions baroudeurs qui évoluent sur des terrains difficiles, appréciés des armées chinoises, égyptiennes, algériennes...

. Malyshev à Karkiv produit des blindés 8 roues amphibies et reconditionne les chars lourds russes T- 64.

. Iska est un radariste réputé tout comme Migremon. 

. Aviacon est un motoriste d’hélicoptère.

. Morozov produit des chars; Motor Sich des turbines d’avions… »


Que sont ces industries aujourd’hui devenues ?

Dans le même article publié en 2014, j’évoquais aussi le combat des industries de défense.


« Spécialisée dans la fabrication de sous-ensembles, l'industrie d'armement ukrainienne est par conséquent au centre d'un formidable combat de l'ombre. La Russie ne peut envisager sans broncher la rupture des chaînes de production. La désorganisation des approvisionnements commence déjà à peser non seulement sur ses capacités, mais aussi sur celles de ses partenaires. Ainsi, la Chine, l'Inde, l'Algérie, la Syrie... qui sont contrariés par les retards de livraison d'équipements et de pièces détachées… »


On a laissé la Russie s’armer au dépend de l’Ukraine


En juin 2014, Deni Mantourov un proche de Poutine aujourd’hui vice-Premier ministre pour l’industrie de défense concédait alors à titre d’exemple que toutes les unités de la marine russe dépendaient de la fourniture et de la logistique des usines ukrainiennes de Mikolaev et de Kherson; mais il annonçait aussi que dans un délai de trois à cinq ans, la Russie contournerait l’embargo et serait en mesure de se passer des importations militaires d’Ukraine.


À cette époque, l’armée russe, dont tous les experts reconnaissaient l’état de faiblesse opérationnelle, était donc parfaitement incapable d’envahir l’Ukraine. 

Poutine aura attendu patiemment huit ans, le temps de consolider l’indépendance de ses forces et de berner l’OTAN dont l’insouciance était qualifiée avec lucidité par Macron de « mort cérébrale »

Pendant cette période les usines d’armement ukrainiennes, coupées de leur allégeance et principal client russe ont été mise aux enchères sur le marché international; rachetées en bloc ou à la découpe au meilleur offrant, souvent à travers l’intermédiation d’agents corrupteurs. Les meilleurs ingénieurs ont été dispersés au gré des propositions d’embauches. Les experts de toutes nationalités ont mis en garde les hommes politiques. Sans succès.

Accaparés par des rivalités commerciales de ce grand mercado stratégique industriel, les responsables occidentaux n’ont pas profité de l’opportune faiblesse militaire de la Russie. Américains et Européens ont laissé les puissances de feu se rééquilibrer. Pire, aujourd’hui, certains industriels allemands, français, italiens… sont déstabilisés par la destruction d’usines ukrainiennes qui depuis 2014 étaient devenues leurs sous-traitants ou leurs filiales.

Paris, Londres, Washington et surtout Berlin ont cru que le même logiciel libéral de la primauté du business sur les intérêts supérieurs de l’État étaient pareillement la règle à Moscou. Les frasques des oligarques de la bande à Poutine sur la côte d’Azur étaient autant de leurres qui masquaient la détermination de l’idéologue suprémaciste maître du Kremlin. Victime collatérale de cette naïveté, la France attendra l’été 2015 pour annuler un contrat de vente de deux porte-hélicoptères Mistral à la Russie et l’ancien Premier ministre Fillon ne démissionnera de ses mandats russes qu’en février 2022 !


Le commerce des armes est certes régulé par les états qui autorisent ou interdisent leurs échanges, mais cette contrainte de souveraineté est relative et n’a pas empêché l’Iran ou la Corée du Sud de se doter d’une industrie de défense sophistiquée. Tout comme une banale automobile, une arme est un assemblage de pièces fabriquées aux meilleurs prix aux quatre coins du monde. La plupart de ces composants sont duales (à destination civile ou militaire) et par conséquent difficiles à contrôler.


Course de l’armement et bipolarité

Conséquences de la guerre d’Ukraine et aussi de la menace déclarée par la Chine d’envahir Taiwan, le marché mondial de l’armement sous l’impulsion tardive de Washington est en train de se bipolariser en deux blocs de fournisseurs rivaux: d’une part Chine, Russie, Corée du Nord, Iran (CRCI), d’autre part États-Unis, Europe occidentale, Israel, Afrique du Sud (EEIA). 

Alors que l’alliance« asiatique » affiche sa cohésion, celle des occidentaux tait leurs divergences dont les plus flagrantes en Europe concernent la Hongrie mais aussi la Turquie, membre de l’OTAN qui entre autres, livre des drones aux Russes..

Dans ce contexte, les pays acheteurs pour faire leur choix, attendent le retour d’expérience d’Ukraine où l’affrontement reste pour l’instant limité à l’usage de moyens conventionnels. L’arme décisive des conflits du futur est encore mal discernée. L’engagement de drones est devenu majeur; celui des satellites cyber-combattants est redouté; les imparables missiles hypersoniques donneraient un avantage décisif à la Chine, la Russie, la Corée du Nord et l’Iran qui déclarent leur opérationnalité mais ne sont pas encore estampillés « Combat proven » tout comme nombre d’autres  secrètes inventions diaboliques américaines et européennes. 


La France est dans ce secteur doublement dépendante de l’étranger: pour ses approvisionnements, mais surtout par ses débouchés (troisième exportateur mondial avec 11,7 milliards d’euros). Plus que jamais, Paris est à la recherche de fenêtres d’opportunités dans les pays que la bipolarisation de la mondialisation va contraindre à choisir son camp. C’est ainsi que l’Égypte, l’Inde, l’Algérie, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, l’Azerbaijan…sont très fermement encouragés à reconsidérer la nationalité de leurs fournisseurs. L’Inde, en bon élève a réduit de 47% le volume de ses importations de Russie depuis 2016. Cependant que l’Arabie vient de faire un pied de nez à Washington en passant une méga commande de lasers et de drones pour 4 milliards de dollars à…la Chine. La guerre des armes n’est pas gagnée d’avance !

 

Il sera temps de faire un point d’étape lors du prochain Eurosatory  prévu en juin 2024. La messe mondiale de l’armement sera célébrée deux semaines avant celle de la fraternité aux Jeux Olympiques de  Paris !



https://blogs.mediapart.fr/hedy-belhassine/blog/260414/paris-riyad-kiev-moscou-aux-armes-et-caetera

https://ukrspecexport.com/


https://carnegieendowment.org/2014/07/30/saving-ukraine-s-defense-industry-pub-56282

https://grip.org/depenses-militaires-production-et-transferts-darmes-compendium-2022/

enhttps://www.csis.org/analysis/spotlight-russias-attack-ukrainian-marine-gas-turbine-supplier



jeudi 10 novembre 2022

Du théâtre Ranelagh à celui du Palais Royal

Le Théâtre du Ranelagh à Paris est situé au coeur du 16ème arrondissement, dans la paisible et sombre rue des Vignes que bordent quelques HLM incongrus dans ce quartier de grandes fortunes. Le soir, les trottoirs étroits chichement éclairés guident vers l’unique enseigne lumineuse les noctambules un peu perdus. 

Dès les premiers pas, les surprises s’enchainent. Le petit hall n’est que l’entrée d’une fosse où s’enfoncent des escaliers vers un salon surprenant. On y trouve comme jetées au hasard quelques tables, des fauteuils, un canapé rococo, un glacial poêle en faïence grise de Bavière, insolite contraste avec en vis-à-vis un chaleureux petit bar bien achalandé. On patiente un verre à la main. On se sent comme en attente d’un événement familial, une cousinade peut-être… Soudain, une insoupçonnable porte à deux battants s’ouvre, le public est invité à prendre place dans une salle entièrement recouverte de panneaux de bois sculptés. On peut aimer. Une allée centrale, des fauteuils rouges alignés de part et d’autre, sur scène un mime drôlement accoutré accueille. 

À l’affiche « la Nuit des rois » de William Shakespeare: une valeur sûre, jouée des milliers de fois depuis quatre cents ans. C’est une royale intrigue amoureuse fertile en quiproquos et rebondissements qui fleurent parfois la pantomime…bref, la soirée de bonne humeur est assurée. 

Pourtant, dans ce théâtre suranné, à moitié déserté en cette veille de  Toussaint, le pari de la compagnie Taxaudier n’est pas gagné; les trois premiers rangs sans doute réservés au VIP et à la presse sont vides. 

Dès les premières répliques le public est mal à l’aise. Ça sonne faux, c’est scolaire. Le trac des acteurs tapageurs transpire jusqu’à nos oreilles. C’est la première ? Catastrophe, il va falloir tenir 2 heures sans entracte ! Soyons patient et indulgent, le livret n’est pas facile mais les costumes sont foisonnants, le décor minimaliste réduit à des immenses voiles pastels est séduisant. 

Et puis, lentement, la magie opère.  Tout doucement, presque insidieusement, sans doute porté par le maigre public bienveillant qui entre en communion, les acteurs prennent de l’assurance, ils se lâchent, ils dominent, ils se surpassent. La métamorphose est émouvante. Six acteurs pour seize rôles; pas facile d’autant qu’il faut bondir à chaque propos, chanter juste en polyphonie, jouer du violoncelle: bravo, bravo ! Inoubliables moments. On ressort ravi avec l’étrange et délicieuse impression d’avoir commencé la soirée dans une salle paroissiale de province pour la finir au Français. 

Chapeau bas à la troupe: Mariejo Buffon, Vincent Couesme, Giulia De Sia, Jean-Baptiste Guinchard, Victoria Ribeiro, Alexandre Schreiber et à Aurélien Houver pour la mise en scène.




Le Théâtre du Palais Royal rue de Montpensier est l’un des plus beaux de Paris. Une bonbonnière de style baroque en velours rouge surchargée de motifs à la feuille d’or. On y joue à deux. Benoit Solès et son compère Amaury de Crayencour ont reçu 4 Molière. Leur pièce fait un tabac dépassant les 400 représentations. « La machine de Turing » est rodée. Elle tourne rond à plein régime, pas une seule ratée. 

C’est le récit du destin tragique d'Alan Turing (1912-1954) génial mathématicien britannique, père de l’intelligence artificielle, qui contribua à percer les secrets d’Enigma la machine à crypter portative de l’armée allemande pendant la seconde guerre mondiale.

Un regret pourtant, tout comme le film « The imitation game » sorti en 2014, le scénario prend des libertés avec l’histoire. Il occulte totalement le rôle central de Gustave Bertrand, héros oublié, qui permit avec l’aide de collègues Polonais d’écourter la guerre. 

Coïncidence, Benoit Solès, est né à Agen dans le Lot-et-Garonne, tout près de Bon Encontre, où ceux qui avaient subtilisé les plans d’Enigma aux allemands et cassé le code, prêtèrent serment en juin 1940 de poursuivre la guerre de l’ombre.

En sortant du théâtre, quelques grincheux historiens diront "voici un grand comédien français qui contribue à répandre une légende égoïstement britannique ! » On leur objectera que le sujet principal de la pièce et son centre d’intérêt ne sont pas la machine mais Alan Turing. 

Accusé « d’indécence et de perversion manifeste », condamné en 1952 par un tribunal de Cambridge à la prison ou à la castration chimique, Turing choisira la mutilation avant de se donner la mort deux années de souffrances plus tard en croquant une pomme cyanurée. L’histoire de la machine est glorieuse, celle de Turing est épouvantable.

« Honi soit qui mal y pense » (avec un seul « n ») est la devise en français du très noble Ordre de la Jarretière britannique.


https://www.theatre-ranelagh.com/

https://www.theatrepalaisroyal.com/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Gustave_Bertrand