vendredi 19 décembre 2014

Tunisie, pour qui vote le diable?



Jamais campagne électorale n'aura été aussi déséquilibrée. La guerre médiatique a méthodiquement fusillé le sortant dont on peut se demander par quel miracle il pourra être épargné d'un score humiliant dimanche prochain.
Pourtant, Beji Caïd Essebsi, proclamé vainqueur avant l'heure était au départ totalement disqualifié par son grand âge et son parcours de monocrate.
Imaginez une présidentielle française avec pour candidat Charles Pasqua ? Aucune chance direz-vous. Eh bien pas en Tunisie !

L'équipe de communication du patriarche a d'ores et déjà réussi un tour de force prodigieux qui fera écho dans le tiers monde. Il est désormais prouvé qu'il est possible d'installer dé-mo-cra-ti-que-ment un candidat parachuté quel que soit son handicap. C'est une question d'adresse et de moyens. L'éclatante expérience du laboratoire tunisien occulte l'ignominieux contre-exemple égyptien. Tant mieux !


Le second tour des élections présidentielles tunisiennes avait retenu deux candidats au casting diamétralement opposé.
Marzouki, 69 ans, président provisoire depuis trois ans ; docteur en médecine, militant des droits de l'homme, progressiste partisan du dialogue, y compris avec les islamistes.
Caïd Essebsi, 88 ans, avocat, ancien ministre de l'intérieur et des affaires étrangères de Bourguiba, ancien président de l'assemblée nationale sous Ben Ali, conservateur libéral, laïciste anti islamiste.
Dans un pays jeune, sensible à la morale religieuse et marqué par les séquelles de cinquante années de dictature, la partie était en apparence déséquilibrée. Pourtant, le « candidat du passé » a mené une habile offensive méthodique de déstabilisation laissant peu de chance à son rival.

L'occupant de Carthage a été affublé sur les réseaux sociaux du sobriquet de « tartour » pantin, guignolo, pître, ses proches supporters et anciens militants ont été méthodiquement retournés. Les réseaux sociaux ont été inondés d'articles souvent diffamatoires et parfois orduriers. Dialogues et face à face ont été refusés, la machine à propagande largement financée et relayée par lappareil rénové de l'ancien régime s'est évertuée à faire apparaître Marzouki comme un fantasque à l'esprit dérangé. Un quotidien français a même osé résumer sans appel le choix électoral : docteur maboul ou vieux sage .
Les communicants ont efficacement cadré Marzouki de laxiste, complice des islamistes, qataristes, jihadistes, salafistes, terroristes...bref comme le candidat de l'aventure et du désordre. Ils ont valorisé Caïd Essebsi : garant de l'autorité et de l'ordre, partisan de la séparation de la Kaaba et de la Kasbah.

Les électeurs ont-ils été dupés ? Oui car pour l'essentiel ils seront restés sur leur faim. Quel programme quel destin pour le pays ? Et le chômage, l'éducation, le clivage socio-économique nord sud, le devenir avec le voisin de Libye... ? Tout a été occulté, tout a été centré sur les mouvements islamistes et leurs complices les collaborationnistes rendus responsables de toute les barbaries.

Pourtant, Ennahdha ne présentait pas de candidat, il s'est abstenu de soutenir officiellement ou de désavouer publiquement l'un ou l'autre des prétendants à la présidence. Ses représentants ont multiplié les poignées de main et les risettes avec une parfaite équité...
Savant calcul ou sage conduite, l'avenir dira si la posture était salutaire ou suicidaire.
Finalement, l'islamisation de la société tunisienne aura été le seul et unique débat de cette élection dont le résultat semblait programmé.

Mais un événement sidérant est advenu dont il est difficile de mesurer à chaud la portée.

Mercredi, alors que la campagne électorale s'achevait, le terroriste numéro un de Tunisie a diffusé en vidéo sur le net une diatribe promettant le sang à tous ceux qui s'opposent à la propagation du califat. « Nous allons revenir et tuer plusieurs d'entre vous. Vous n'allez pas vivre tranquillement tant que la Tunisie n'applique pas la loi islamique »
Le personnage est à prendre au sérieux et mérite un bref rappel de ses états de services.
Boubaker Ben Hakim el Karoui, est né à Paris où il a grandi. Adolescent il fréquente les agités d'une mosquée du 11ème arrondissement. Devenu adulte, il part au Levant où les autorités syriennes l'emprisonnent pendant un an avant de l'extrader. Arrêté à son retour en France, il est condamné en 2008 à 7 ans de prison. Remis en liberté en 2011 il s'évanouit dans la nature. Se souvenant sans doute de sa double citoyenneté française et tunisienne, il assassine en février puis en juillet 2013 deux députés de la constituante Belaïd et Brahmi avant de disparaître à nouveau alors que tous les services de police et de renseignements sont à ses trousses.
Depuis le 2 décembre 2012, « la loi pénale française s'applique aux crimes et délits qualifiés d'actes de terrorisme commis à l'étranger par un Français ou par une personne résidant habituellement sur le territoire français. » On peut donc oniriquement supposer que le parquet de Paris a fait diligence et que les brigades anti-terroristes françaises prêtent main forte à leurs collègues tunisiens pour mettre hors d'état de nuire Karoui el Françaoui.

Dans sa harangue de mercredi, le terroriste a également appelé au boycott du scrutin tunisien qualifié d'acte de mécréance.

On verra dimanche si cette apparition du diable a une influence sur le choix des électeurs.


illustration Armand Goupil

jeudi 11 décembre 2014

Tunisie, vers la République de Papy Caïd Essebsi ?


Le 21 décembre, les électeurs de la juvénile démocratie tunisienne éliront peut-être un nouveau doyen d'âge parmi les chefs d'États du monde. Certes, il y a bien la reine d'Angleterre ou les Présidents protocolaires d'Italie et d'Israël qui rendent quelques mois à Monsieur Béji Caïd Essebsi, mais comparaison n'est pas raison. Dans l'histoire contemporaine il y a aussi un précédent douloureux, celui de Pétain. Cette référence historique n'est pas désobligeante ni péjorative pour le candidat tunisien à qui chacun souhaite un destin apaisé, mais elle montre l'immense désarroi des Tunisiens, une détresse comparable à celle des Français dans la débâcle de1940. Le chef de la France vaincue avait 84 ans, le prétendant Président tunisien vient d'en avoir 88 !
Puisque rien ne lui a été épargné, la Tunisie ne semble pas craindre l'ultime naufrage de l'âge.

Pour prendre la mesure de l'événement, il faut imaginer la fiction d'une élection entre Giscard d'Estaing et Hollande !
On se souvient des circonstances de la chute de la dictature tunisienne en 2011 - 338 adolescents tués -, on sait la détresse d'une jeunesse diplômée-chômeuse en attente d'un exil au péril de sa vie, alors la popularité du patriarche de la politique tunisienne est bien l'empreinte d'un pays complètement déboussolé.
Ce phénomène du recours aux grands anciens n'est pas isolé, déjà la Troïka issue de la révolution avait hissé à la tête de la Banque Centrale (au bord de la faillite) une compétence de 82 ans, et tout récemment, l'Assemblée des Représentants du Peuple a désigné au perchoir un député de 80 printemps lequel selon la constitution, assurera de surcroît l'éventuel intérim de la vacance provisoire ou définitive du Président de la République.

Certes, Sidi Béji est alerte et fringant. Bien conservé. Le mental est bon. Le bagout est intact. Le physique bien meilleur que celui de Bouteflika d'Algérie ou d'Abdallah d'Arabie. Mais la forme de l'impétrant n'explique pas tout.
La tradition identitaire patriarcale et l'inconscient collectif mémoriel sont aussi à l'origine du choix des 1,3 millions de sauve-qui-peut qui on voté pour lui au premier tour.

En Tunisie on naît fille de ou fils de. Sur les papiers officiels, le prénom est toujours suivi de celui du père et du grand père. On est Tartempion ben Papa ben Papy.
« Oueld chkoun ? » (fils de qui ?) s'entend demander invariablement le jeune de moins de quarante ans rencontrant un aîné. Le culte du père est un marqueur de la société tunisienne. Nul ne saurait exister sans lui. Celui qui n'en a pas n'existe pas. Celui qui le renie n'existe plus. Le géniteur, plus encore le grand père ou l'aïeul est l'objet de toutes les attentions. En famille chacun se mobilise pour lui assurer le meilleur bien-être et lui épargner toute contrariété. En public, il est assuré de ne jamais faire la queue aux guichets ni de rester debout dans l'autobus ni de porter un quelconque fardeau. Chacun recherche sa compagnie, il est écouté avec d'autant plus d'attention que son âge est avancé. En Tunisie, le vieillard tout comme l'enfant est roi.
Seul un garçonnet de 8 ans aurait pu concurrencer sérieusement le vénérable Béji sur le terrain affectif.

Dans cette élection, le culte du géronte alimente une propagande subliminale. Nul n'est dupe, mais personne n'ose en parler. Critiquer la vieillesse c'est faire preuve de bassesse et puis ça attire le mauvais œil.
Le pays n'a pas fait sa révolution culturelle !
À Tunis, railler un senior est assimilé à de l'indécente maltraitance. La presse ne tarit pas d'éloges sur la performance physiologique du candidat épargné par les stigmates de la sénescence. Chacun feint d'oublier que Bourguiba, déchu pour « sénilité » en 1987 avait alors quatre ans de moins que Caïd Essebsi aujourd'hui.

Pourtant, parler politique en Tunisie, c'est immanquablement évoquer Bourguiba. Alors que plus de la moitié de la population n'a pas connu son règne, il reste le personnage le plus populaire du pays. Dans les conversations, chacun évoque son souvenir par des mimiques ou des anecdotes exagérées et infondées. Devant un public enthousiaste et subjugué, l'acteur talentueux Raja Farhat fait revivre sur la scène des théâtres l'illustre personnage. Sur Youtube on visionne par milliers les archives des rencontres du grand homme avec Kennedy, de Gaulle, Nasser, Khaddafi....! La légende du « Combattant suprême » est ancrée dans la mémoire collective. Cette idolâtrie puérile est encouragée par les réactionnaires dont la filiation avec Bourguiba, le plus souvent usurpée, dissimule leurs turpitudes des années Ben Ali. De leur coté, se souvenant que la réalité n'était pas si rose, les islamistes et les progressistes sont bien moins expansifs.
Finalement, on peut se demander si le score de Caïd Essebsi qui fut son ministre de l'intérieur puis des affaires étrangères, n'exprime pas par procuration, un retour d'affection posthume pour Habib Bourguiba, « le père fondateur de la Tunisie moderne »

Les Tunisiens n'ont pas retenu la leçon de l'histoire. Le grand âge est celui de la dépendance. Déjà, un cercle de marionnettistes avides se presse. La famille, les amis, les médecins sont assidument courtisés en prévision de la distribution des prébendes
Le Président sortant Marzouki, piégé par le vieillard, se contente de dénoncer le péril d'un retour à l'autoritarisme et à l'affairisme. D'évidence, si son rival l'emporte, la révolution marquera une pause dont nul ne peut prévoir la rigueur et la durée. Car contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture hâtive de la nouvelle constitution, le pouvoir du Président de la République est tout à fait considérable. Le nouvel élu sera le tripe chef : de la sécurité intérieure, des armées et de la diplomatie. Ce n'est pas rien ! Rappelons que la guerre de Libye fait rage à la frontière, que les terrorismes ont assassiné deux députés et des dizaines de militaires, qu'enfin, la communauté internationale indifférente se contente de multiplier les messages de sympathie pour « le modèle démocratique tunisien ».