dimanche 4 mars 2012

La délocalisation de la guerre d’Iran

L’Iran est au ban d’infamie depuis plus de trente ans. L’insoumise ne veut pas rejoindre le « concert des nations ». Son crime est de relever la tête pour dire non à la globalisation. Elle vit dans un monde à part et ne veut le quitter. Comme les Soviets, les Mao, les Gaullo, les Castro. Le harcèlement de la communauté bienpensante internationale est une constante à laquelle elle répond par l’invective et la provocation.
Contre des mots déjà en 1980, l’Occident avait armé l’Irak supplétive pour saigner plus d’un million d’adolescents sur pieds.
Contre des mots, l’Occident a militarisé le Golfe et la Péninsule arabe. Des missiles et des canons par milliers, des avions par centaines, des porte-avions par dizaines, des bases plus nombreuses que les doigts de la main. Jamais, le monde n’aura connu une concentration de puissance de destruction équivalente. Le tiers de la production d’armement des USA, GB et France (membres du conseil de sécurité) protège les cours du pétrole arabe et l’impunité de l’Etat hébreu.
Contre des mots Israël veut lancer ses trois cents bombes nucléaires pour prévenir la fabrication d’une seule. Les sionistes préparent méthodiquement le bombardement de l’Iran distante de mille sept cents kilomètres sous prétexte d’une improbable attaque nucléaire dont ils sont pourtant protégés par un bouclier humain de quatre millions d’otages palestiniens.

Les défenseurs du bien contre le mal jouent à se faire peur et dressent leurs opinions vers un conflit où nul va-t-en-guerre ne veut aller se faire tuer.
Car la première bataille sera suicidaire. Le Golfe persique est une pataugeoire en cul de sac où manœuvrent des centaines de tankers inflammables à la merci d’un jet d’allumette. Ce n’est pas le théâtre d’opération idéal ! La géographie est une menace bien plus dissuasive que la bombe !
En un mois de conflit, les experts prédisent que les cinq émirats arabes unis plus Bahrein, le Qatar et même l’Arabie retourneraient à l’état du Moyen âge, c'est-à-dire quarante ans en arrière !
Mais ce n’est pas ce qui inquiète l’Occident. A peine Téhéran menace t-il de fermer le détroit d’Ormuz que les cours s’envolent et les marchés s’affolent. C’est du sérieux, il faut d’urgence calmer le jeu et donner des signes discrets d’apaisement.
Justement, en Mer Rouge, une petite escadre iranienne est autorisée à faire escale au port islamique de Jeddah où elle est accueillie courtoisement par la marine royale saoudienne ; puis à sa propre surprise, elle obtient le feu vert de l’Egypte pour franchir le Canal de Suez et aller visiter ses amis russes à Tartous en Syrie. Le retour de croisière sera paisible. Les Iraniens dépassent les armadas d’une dizaine de nations qui se préparent à lui faire la guerre. Tous les commandants saluent à coup de sirène les équipages iraniens, sauf les Israéliens qui s’affranchissent de la tradition, mais c’était shabbat.
A Téhéran, pour répondre à ce geste de détente, un ayatollah ayant de la religion déclare que l’arme nucléaire est incompatible avec la charia.

Le Golfe devenant subitement tempéré, le théâtre s’est déplacé vers la Syrie où le lion (en arabe assad) dévore son peuple depuis des lustres sans que personne à l’ONU ne s’en soit jamais offusqué. Récemment, il était encore célébré dans toutes les capitales, paradant aux cotés des Présidents tricolores et étoilés.
Contre leur ami d’hier les chefs d’état aux bras croisés ont fini par hausser le ton. Téméraire, le Président Marzouki a osé expulser l’ambassadeur de l’animal; geste qui a permis aux autres chefs d’état d’emboiter le pas de l’inexpérimenté bouc émissaire. Monsieur le plénipotentiaire du lion, dégage ! Ah mais !
Mais justement, dans l’ombre, la Chine et la Russie ont sifflé le report des hostilités. Alors Washington a convoqué à Tunis une conférence des « amis » de la Syrie, façon de dire que le pays du lion n’avait pas d’ennemis. Et le lion en a profité pour reprendre sa croisade sanglante sur les droits de l’Homs.

Dans l’intermède, les géo stratèges ont été priés de chercher un autre terrain de manœuvre.
Le Liban a déjà donné en 2008 et le Hezbollah veille. L’Irak est disqualifié. Le Yémen a provisoirement capitulé. La Somalie pirate est trop dangereuse. L’Algérie est prématurée. Le Soudan divisé. Il y a bien l’Erythrée, bagne à ciel ouvert où l’admirable population crève doucement, le fer au pied, sans faire de bruit. C’est une option, mais le Qatar pour des raisons complexes n’est pas d’accord.
L’Asie Centrale a des avantages, on cherche un prétexte du coté de l’Ouzbékistan qui n’en manque pas ; le Turkménistan non plus.
Pour embêter la Turquie et la Russie, le Caucase reste une hypothèse intéressante. Justement, l’Azerbaïdjan, pays pétrolier voisin de l’Iran et peuplé de chiites vient d’acquérir pour 1,6milliards d’armement à Israël ! Ah ! Si les musulmans chiites pouvaient s’entre-tuer avec des munitions juives !

Pendant ce temps, la Grèce est en feu, le Portugal est dans la rue, l’Espagne reste grande, l’Allemagne arrogante et la France dans l’attente du grand soir.
Mais l’Europe est sereine ; elle pense –peut-être à tort- que la guerre du pétrole ne peut être délocalisée chez elle. Espérons que l’avenir lui donnera raison !

samedi 25 février 2012

Montligeon ou le capitalisme à visage divin

Paul-Joseph Buguet est né de l’autre coté de ma forêt il y a cent cinquante ans. Le gamin était studieux, il devint curé. On lui confia une paroisse au pied d’une colline percheronne. Le village était misérable ; les hommes faisaient la vache, les femmes de la dentelle, les vieux des sabots. Tous grattaient la terre du châtelain. Tous étaient républicains.
L’abbé Buguet s’improvisa entrepreneur. Il créa plusieurs petites manufactures de textile, puis une imprimerie. Son entreprise a traversé les crises et les siècles, elle est toujours prospère, elle emploie 200 personnes pour 25 millions d’euros de chiffre d’affaires ce qui par les temps qui courent en Basse Normandie, n’est pas rien !

Le Saint homme eut une autre idée géniale.

Un jour, muni de sa canne et d’une forte inspiration, il s’en alla frapper à la porte des fermes des environs. « Pour un sou, je dirai une prière pour vos défunts ».
Un sou, ce n’est rien ! Les gens donnaient d’avantage ! L’abbé entreprit un tour de France, puis d’Europe et d’Amérique ; ses envoyés sillonnèrent l’Afrique et l’Asie.
La petite association devient multinationale. En moins de dix ans elle comptait des millions d’adhérents.
En 1901 l’œuvre du curé reçoit plus de deux cent mille commandes de messes. Un secrétariat multilingue se charge d’accuser réception. Les dons affluent de partout. Le modeste prêtre est devenu un personnage considérable de l’Eglise. Il est reçu à Rome, habillé de pourpre.
Sous après sous, la cagnotte devint multimillionnaire en or.

Alors, le Père Buguet construisit une basilique de dix sept chapelles capable de recevoir mille deux cents fidèles qui bientôt affluèrent à pieds à cheval et par trains spéciaux. Le Pape en personne se déplaça.

Aujourd’hui, les flèches de la Basilique Notre-Dame de Montligeon veillent toujours sur le bien-être des paroissiens. Les fidèles sont fidèles et les pèlerins toujours aussi nombreux. Le sanctuaire est un havre de silence, de sérénité et de courtoisie. L’hôtellerie offre des chambres de bon confort et des repas simples à prix modiques pour deux cents voyageurs. Mais si vous êtes loin, il vous suffit, pour délivrer l’âme délaissée de votre cher disparu, de quelques clics en ligne sur un menu en neuf langues. Au choix : une messe simple, une neuvaine (neuf jours de prières) ou un trentain. Les tarifs sont à la portée des héritiers les plus modestes.

Au dernier forum de Davos, nul n’a pensé inviter la mémoire de Paul Buguet, le Père du capitalisme à visage défunt.

lundi 13 février 2012

Hamza Kashgari est-il français?

Je n’y étais pas, mais j’ai aimé le discours du Président au dîner des Israéliens Représentatifs de France : « Quand un homme est persécuté, quand un homme est humilié… la mission de la France, c'est de dire que cette victime persécutée, elle est française. Elle est française, (bis) pas par la nationalité, pas par les papiers, mais elle est française (ter) parce qu'elle souffre, parce qu'elle est seule »

Le reste de la soirée était sans intérêt. Entre les rouleaux de printemps arabes et le fromage de Hollande, le président du Crif s’est livré à un exercice chakchouka mélangeant sionisme et anti-sémitisme. De la propagande indécente.
Les absents avaient raison. Bayrou, fidèle à ses principes, n’est pas venu, cet homme va finir par plaire ! Le Pen avait piscine, Mélanchon une tenue franc-maçonne.

La vedette était le Président : grand et généreux à l’image de la France.

Ainsi, par la grâce de l’envolée présidentielle, cher Hamza Kashgari tu es devenu français. Tu souffres mais tu n’es pas seul. Enfant de la patrie, ton jour de gloire est arrivé, nous te garderons de la tyrannie.

Par l’audace de tes vingt trois printemps, tu as tenté d’interviewer le prophète. C’était le jour de l’anniversaire de sa naissance, le Mouled, et aussi celui de la chandeleur chez les crêpiers bretons. Tu cherchais le scoop, c’est évident. Mais sans le vouloir tu as révélé l’évidence : Mohamed (QLSSL) n’est pas sur twitter.

(Apprends, lecteur mécréant que pour éviter d’être fouetté, on ne cite jamais le nom du Prophète sans le faire suivre de la formule : Que Le Salut Soit Sur Lui ou QLSSL).

Enorme scandale ! Trente mille apôtres de QLSSL se sentant offensés ont réclamé ta tête. Le roi d’Arabie a ordonné de t’arrêter. Au lieu de venir en France, tu as fui en Malaisie où la prison t’a immédiatement accueilli.

Mais la grâce divine ayant parlé par le truchement du Président français notre diplomatie s’est – on peux le penser - dépensée sans compter. Chancellerie et consulat de France à Kuala Lumpur ont tenté de prouver, discours du Président à l’appui, que Hamza est français. Nos plénipotentiaires à Ryad ont déployé la même énergie.
Hélas, l’affaire tombe mal. L’Arabie et la Malaisie sont des tops clients d’armement. Des contrats milliardaires sont en négociation ! Alors le Quai a donné aux diplomates la consigne de surveiller le vol des mouches.

Tu as été renvoyé en Arabie. Tu y seras jugé pour blasphème et apostasie.
Lorsque tu pencheras ta tête sur le billot, songe Hamza Kashgari El Frensaoui que tu meures célèbre comme le chevalier de la Barre que ni Voltaire ni Diderot n’avaient arraché au martyre. Dans trois cents ans, ta statue érigée sur la Butte qui domine Paris témoignera de ton panache.

"Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d’un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d’esprit et d’une grande espérance, mais ayant toute l’étourderie d’une jeunesse effrénée, fut convaincu d’avoir chanté des chansons impies, et même d’avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d’Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non seulement qu’on lui arrachât la langue, qu’on lui coupât la main, et qu’on brûlât son corps à petit feu; mais ils l’appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vues passer, le chapeau sur la tête.
Ce n’est pas dans le XIIIe ou dans le XIVe siècle que cette aventure est arrivée, c’est dans le XVIIIe." Voltaire

jeudi 9 février 2012

Le Raja Farhat de Bourguiba

Habib Bourguiba n’est plus, Raja Farhat lui a survécu. L’un fut le Président, l’autre est mon ami, ce qui me donne le droit de parler de son spectacle époustouflant que je n’ai pas vu mais que j’attends.

C’est la rencontre de deux grands.
Imaginez Louis Jouvet transfigurant Clémenceau ou Jean-Pierre Marielle en De Gaulle dans un stupéfiant monologue de deux heures sans entracte devant un parterre de spectateurs hypnotisés. La performance de l’acteur est unique.
Le grand homme soliloque, se lamente, blague, ricane, se confie, révèle l’histoire cachée de la Tunisie. Le public verse des larmes, lance des yahyia ou des you you, chante debout l'hymne de l'indépendance hier encore censuré.

Raja Farhat savoure sa revanche.
La dictature tunisienne a broyé une pleine génération d’hommes de savoir et de culture. Pire, elle les a ignorés lorsqu’elle ne tentait pas de les rabaisser à son niveau. Bourguiba était un érudit sans raffinement, Ben Ali un inculte vulgaire.
Dans l’humilité et la discrétion, des artistes ont survécu indifférents aux persécutions, affichant un « apolitisme » salutaire, masquant la haine sous le rire de la dérision.
Raja est un surdoué du savoir, il a tout lu en quatre langues, tout vu sur tous les continents, tout mangé et dégusté à la table de gens passionnants. Incollable sur tout, intelligent en tout. Homme de théâtre, de cinéma, de radio, journaliste, chroniqueur, scénariste, écrivain...et surtout, père de famille aimant. La dictature le redoutait, elle veillait à lui faire ravaler ses jeux de mots, elle le cajolait mais pas trop. Raja comme tous les intellectuels tunisiens en résistance surveillée, hibernait.

Au soir de la vie, le grand artiste ressuscite le personnage pour lequel il a de suprêmes raisons de honnir le souvenir. Il le fait avec tendresse et compassion, ne retenant de Bourguiba que la grandeur au dessus de laquelle il s’élève. Le pardon de Raja est à la mesure du succès incroyable de sa performance.

Le spectacle doit immigrer à Paris le mois prochain. La communauté tuniso-française ne tiendra pas toute dans le théâtre Dejazet. Qu’on se le dise !

mercredi 8 février 2012

Croire en Google

Il faut écouter Cohen. Non pas celui qui pérore chaque matin dans le poste mais Jared Cohen le patron de Google Ideas.
Ce trentenaire surdiplômé n’est pas tout à fait un perdreau de l’année. Il a été dans sa petite jeunesse le benjamin du cabinet de Condolizza Rice avant de rejoindre celui d’Hillary Clinton. Puis, pour conforter son classement parmi les hommes les plus influents de la planète, il a mis les talents de son cyber cerveau au service de Google où il est chargé de lire l’avenir dans la nébuleuse du web.

Peu importe de savoir si Jared est un « cohanim » issu de la lignée sacerdotale de la Torah, sa pensée stéréotypée est assurément celle d’un Américain du Connecticut élevé à l’ombre de la bannière étoilée. Sa pensée est représentative de ce qui germe à Washington.

Il y a quelques jours, il est venu à Tunis se faire photographier avec Manoubia Bouazizi, la maman du plus célèbre immolé de la terre. Puis, il est allé échanger des douceurs avec ministres et Président. « Les Tunisiens sont les héros de ma vie ! » leur a t-il dit. Les complimentés ont apprécié. Ils ont répondu avec le même excès d’insincérité : « tout le mérite de la chute de Ben Ali revient à Internet ». Or, chacun sait que la toile était censurée jusqu’à la veille de la fuite du dictateur. L’histoire dira de quel coté étaient Google et ses filiales…

L’humanité selon Cohen se partage entre les jeunes et les autres. La fracture n’est pas culturelle, elle est démographique, elle n’est pas sociale, elle est digitale. C’est la lutte des classes numériques. D’ici dix ans le monde sera gouverné par les cyber-révolutionnaires d’aujourd’hui. Entretemps, il importe de compléter la mise en place des outils de la société globale. Ainsi, il a invité les onze millions de Tunisiens à se confesser sur Youtube sans trop se soucier de la crise économique qui est passagère, car « dans toute société il y a des hauts et des bas ».
Nul ne sait si le message est passé auprès de mes amis internautes de Melloulèche et de Ben Ghilouf!

Lorsqu’on demande à Jared ce qu’il pense des islamistes, il esquive, feint de ne pas avoir entendu ce qualificatif qu’il renonce même à prononcer. Les Américains ne s’aventurent jamais sur ce terrain. Le premier amendement de l’US Bill of Right est gravé dans le disque dur de chaque citoyen : discrimination sociale à la rigueur, mais religieuse jamais !

L’interviewer insiste, Cohen persiste.
Ce n’est de sa part ni laïcité ni duplicité mais l’expression non dite de la pensée US. Pour les Américains, la religion n’est pas un clivage. Tous sont croyants, deux sur trois sont pratiquants. Tout prêteur de serment caresse le livre. Chaque réunion solennelle commence par un bénédicité. Au pays des évangélistes, Dieu est partout : alors parler de l’implicite est incongru. Le régime salafiste leur est supportable. Après tout, un wahhabite n’est pas beaucoup plus austère qu’un mormon !
Il n’y a que les Français à mentalité de croisés pour supporter des ministres agnostiques confabuler sur les identités et les civilisations. Les Américains eux, sont indulgents. Le pénitent a le droit de prier qui bon lui semble pourvu qu’il accepte le billet vert qu’on lui tend sur lequel est inscrit « In God we trust ».

Le pistage de la pensée individuelle est un projet global de Google auquel peu de populations échapperont. La Tunisie constitue un laboratoire in vitro d’où sortira une modélisation de la gestion des systèmes de demain. L’idéologie de la nouvelle génération US est celle de la googlisation de la planète.
La seule résistance à cette ambition de domination est la pluralité d’expression. Il existe plusieurs milliers de jargons dans le monde dont une vingtaine de langues que les cyber-interprètes sont incapables de traduire correctement. Ceci limite la communauté d’amis de Facebook et freine la propagation des idées.
La prochaine révolution sera celle de l’écriture visuelle universelle qui permettra à Jared et ses associés de dialoguer avec tous les humanoïdes sans exception.
Lorsque ce temps viendra : de savoir tout sur tous, d’enregistrer tout sans jamais oublier rien, invisible, omniscient et suprême…
Alors Google se prendra pour Dieu !

vendredi 20 janvier 2012

Tunisie, l’épreuve de la révolution de l’an 02

Plus de cent immolations depuis un an. La contagion du désespoir gagne tout le pays. Les Tunisiens flambent comme les bagnoles en banlieue.
Président et gouvernement tentent d’éteindre le feu.

Les jeunes récusent la révolution sans solutions. Ils revendiquent et ne veulent rien entendre. Entre ceux qui travaillent et ceux qui chôment le dialogue est impossible. Foin des cahiers de doléances, ils réclament la répartition du pain.
Les ministres le voudraient bien ; ils ordonnent la distribution. En vain. Le pouvoir réel n’a pas changé de mains. L’administration regimbe. La police dressée pour servir un dictateur fait de la résistance, la justice n’est pas en reste. L’appareil refuse d’obéir à ceux qu’il a torturés méthodiquement depuis trente ans. Le syndrome de Stockholm n’est pas réversible. Jamais les loups n’obéiront aux agneaux.
Le patronat hiverne à Courchevel. La bourse est stable, la banque centrale indépendante, les exportations progressent. Les hommes d’affaires guettent les opportunités car même révolutionnairement révisé, le salaire horaire de l’ouvrier tunisien reste au prix du carambar français, et des hordes d’indigents sont prêts à travailler pour une poignée de pois chiches.

Marzouki Président de la République des droits de l’Homme est conséquent. Par la grâce accordée à cent vingt condamnés, il vient d’abolir de fait la peine de mort et la remplacer par la détention à vie. Arbitre de la cohabitation, il a fixé « les lignes rouges » au gouvernement Jebali qui grince, plie mais ne rompt pas. Le leader du parti islamiste Ghannouchi reste lui aussi conséquent, il a reçu en grandes pompes le chef palestinien du Hamas.
Mais les islamistes tunisiens sont débordés par leurs extrémistes. Des bandes de fanatiques sèment le désordre à la grande satisfaction des benalistes qui leur fournissent l’huile et le feu.

La Tunisie qui a toujours été dirigée par les notables du Nord est maintenant gouvernée par des bédouins du Sud. Pour la première fois, il n’y a plus de ministres anciens élèves des lycées français de la Marsa, Carnot ou Mutuelleville. Le dictateur avait discriminé les natifs du sud et de l’ouest qu’il traitait « d’arabes ». Aujourd’hui, les « ariba » ont pris leur revanche sur les « francis ».

Une écrivaine franco tunisienne s’en étonne dans les colonnes du journal Le Monde: « Tunisiens, je ne vous reconnais pas ! Etes-vous les mêmes Tunisiens ? »
Oui madame, mais c’est le personnel de maison qui a pris le pouvoir !
Hélé Béji a oublié que la révolution est le processus de renversement du pouvoir d’une classe par une autre. Il y a loin des bobos de Marsa-Cube aux « khammes » de M’Dilla !
Aucun des milliardaires des rivages de Gammarth ou de Sidi Bou Said n’a de sa vie jamais mis les pieds dans la Tunisie des fantômes de Siliana ou de Hajeb El Ayoun et aucun des généreux donateurs au compte 2626 de Ben Ali, n’a apaisé sa conscience depuis la chute du dictateur.

Les benalistes relèvent la tête, les réseaux d’affaires et de média se mobilisent, ils attisent la chienlit, ils espèrent le Chili.
Zinochet depuis son exil en Arabie Saoudite programme son retour aux affaires. La police politique lui est restée fidèle. Elle vient de mettre en ligne une vidéo porno filmée dans les geôles de la Tunisie d’hier pour salir un ministre de la Tunisie d’aujourd’hui. On attend les séquences plus "hard" montrant le viol des épouses d’opposants sous les yeux de leurs maris. Ben Ali est une authentique barbouze qui ne reculera devant aucun procédé sordide.
La presse et des blogs sont instrumentalisés. Des faits divers sont montés en épingle. Qu’un drapeau noir soit brandi, qu’une injure antisémite fuse et les médias tunisois et parisiens en font leurs choux gras.

La coalition légitimement élue est prise en tenailles entre la rue qui la conspue et l’ancien régime qui la salit. Entre une administration qui siffle en regardant en l’air et des aventuriers qui complotent dans l’ombre.
L’Etat c’est la force. Celui-ci n’en a point.

Alors, l’ingérence étrangère gagne du terrain. La Tunisie est le laboratoire de la démocratie musulmane où s’affrontent l’hégémonisme des deux théocraties salafistes : le Qatar et l’Arabie Saoudite.
A Washington, les Evangélistes tentent timidement d’y mettre bon ordre. Ils en sont distraits par les préparatifs de la prochaine guerre mondiale du pétrole.
Les relations avec la France sont quasiment rompues. Le dernier ministre français en visite à Tunis s’est vu proposer d’échanger en langue anglaise ou d’avoir recours à un interprète.
Depuis mars 2011, Tunis n’a toujours pas d’ambassadeur accrédité en France. Un hiver diplomatique aussi long ne s’est jamais produit dans l’histoire des relations bilatérales, même après la crise de Bizerte il y a cinquante ans ! L’Elysée mise sur le pourrissement de la situation et sur sa « Tunis connection » pour revenir à la faveur d’un coup de théâtre.

A Tunis, la marge de manœuvre diplomatique est faible. L’Algérie malade est une sœur capricieuse. Son Président recouvrant le sens de l’histoire et sa jeunesse est venu célébrer l’an un de la libération tunisienne. Le chef libyen est venu aussi, avec le Qatari qui est partout chez lui. Aucun autre chef d’Etat n’a fait le déplacement. Marzouki a clamé l’évidente nécessité d’une Union Economique du Maghreb. Reste à vaincre la culture dominante du scepticisme et profiter de l’indifférence passagère des occidentaux - accaparés par leurs élections- pour convertir l’Afrique du Nord au destin d’une Oumma iktisadya.
Mais en attendant, la paix civile est menacée.

A la caserne de Bab Menara, tout près de la place de la Kasbah, les officiers se demandent si un coup de fusil ferait tomber le ciel ou renaître le pays.

jeudi 5 janvier 2012

Gafsa, l'immolé de l’an deux

Dans le Gafsa de mon enfance, un pauvre diable ramassait dans le désert des scorpions qu’il venait ensuite exhiber à la terrasse des cafés. Les clients de loin lui jetaient des piécettes pour l’empêcher d’approcher. Pour forcer les distraits et les radins, le mendiant à bout d’arguments croquait comme des friandises quelques reptiles vivants.
Le trouble à l’ordre public devint insupportable avec l’arrivée des premiers touristes.
La police l’intercepta au lasso, le roula dans un tapis et l’expédia à la prison de Sfax où il fût débarrassé de sa vermine.
Quelques jours plus tard, l’homme scorpion se suicida en se mordant la langue.

Pour enrayer l’épidémie, on ordonna depuis la Kasbah de la capitale, de distribuer à chacun des hommes scorpions un demi-litre d’huile d’olive, un kilo de semoule et deux cents petits millimes pour acheter le thé, le sucre et l’harissa. C’est ainsi que chaque soir, les journaliers s’en retournaient au gourbi la tête haute et le regard fier. L’oued Beyech emporta la famine et El Guettar fut construite.

Mais ceux qui redevinrent des hommes ne pouvaient imaginer que leurs petits enfants mangeraient des pierres et que l’un d’entre eux viendrait s’enflammer sous le regard de trois ministres qui lui avaient refusé l’aumône.

mardi 3 janvier 2012

Tunisie: l’idéologie islamiste à l’épreuve

Il n’est de musulman qui n’égale le tunisien dans l’impiété incantatoire.
Le Tunisien est un blasphémateur impénitent.
C’est sans doute pourquoi, se repentant de tant d’offenses, il a choisi d’être gouverné par des religieux.

Innaa din ommok, din bouk, din weldik sont des injures banales proférées à tout bout de champ et dont nul ne s’offusque. (Maudite soit la religion de ta mère, la religion de ton père, de tes parents). Ce phénomène sémantique singulier mériterait une thèse qui révèlerait peut-être l’enracinement des Tunisiens à un mode de vie séculier : mosquée le vendredi, apéro le samedi et foot le dimanche !
En maudissant la religion de l’autre, qui est aussi la sienne on blasphème, c’est évident. On se punit soi même de tant détester son prochain, ou pire, on sous entend que la religion de l’injurié est étrangère à la sienne.
Car l’insulte ne fuse qu’entre musulmans. Elle ne favorise donc pas le dialogue entre les religions. Nul musulman n’oserait marquer sa colère en proférant « din ommok » à un juif, ce serait de l’intolérance de mauvais goût ! De la même façon les juifs tunisiens n’emploient cette injure qu’entre coreligionnaires.
« din ommok » fait partie de l’onomatopée identitaire, comme « té » à Marseille, ou « cong » à Toulouse !
Les islamistes tunisiens tenteront de remettre de l’ordre et de la poésie dans la langue détournée du Coran, c’est un chantier dont ils ne viendront pas à bout facilement.

Il en est d’autres tout aussi ardus.

Le Tunisien est maraboutiste. Pour un oui ou un non, il prête serment sur la tête du saint homme défunt de son village natal. Les formules « par dieu, sur la tête de mon père, de ma mère » n’emportent pas certitude irrévocable ; mais à Tunis, jurer sur la tête de Sidi Belhassen, Sidi Mahrez ou sur celle de la dévote Lella Manoubia … cela vaut cachet de notaire !
En province, chaque ville ou village vénère un marabout dont le tombeau rassemble les pauvres et reçoit les offrandes des riches. Les juifs aussi ont leurs vénérés : rebbi Binhas, rebbi Slama…
Certains marabouts confèrent une telle baraka que juifs et musulmans se le disputent. C’est le cas de Sidi Bou Sehak qui prodigue ses bienfaits depuis plus de mille ans ! Sa sépulture se trouve à Jebenniana, où (coïncidence ?) est né au lendemain de l’indépendance, un brillant juriste qui vient d’être nommé Ministre de la Justice.
Quelle sera sa posture ? Osera t-il désacraliser le Sidi qui a protégé nos têtes d’enfants de la teigne et du trachome ?

Depuis la révolution, le souvenir du « Combattant Suprême » se rappelle à l’inconscient collectif comme le symbole de l’indépendance et de l’unité nationale. Chaque Tunisienne et chaque Tunisien sait qu’il doit à Bourguiba le sort que lui envient tous ses frères africains et arabes. La bourguimania se développe au point que le leader du parti islamiste déclare à tout bout de champ que le père de l’indépendance était « un ennemi de l’islam ».
Certes, mais le propos excessif est vain car le mausolée de Monastir est en passe de devenir au fil des mois la zaouïa de Sidi Bourguiba, marabout temporel que les petites gens honorent en chantant l’ancien hymne national : Ala khallidi (Rendez éternel).
De cela, le nouveau pouvoir de la Kasbah ne voudra pas. Mais entre vouloir et pouvoir…

La société tunisienne est superstitieuse et fétichiste. Les deggaza, les liseuses dans le marc de café, les enucléateurs de mauvais œil et autres charlatans chevauchant des balais sont légions.
Dans les années 80, les hommes politiques français dont un futur Président faisaient antichambre chez un mage de Tozeur très écouté par Matignon. Bourguiba s’en amusait.
L’ancien dictateur Ben Ali fétichiste du chiffre 7 et de la couleur mauve ne prenait aucune décision sans l’avis d’un comité de sorcières.
Par l’ironie du sortilège, le satrape s’est enfui vers l’Arabie Saoudite, pays où la chiromancie est punie de mort et où pas plus tard que la semaine dernière, une diseuse de bonne aventure, convaincue de sorcellerie a été proprement décapitée en place publique.
Quelle sera l’attitude du gouvernement tunisien vis-à-vis de ce grave problème diplomatique ? Va-t-il réclamer l’extradition du couple Ben Ali afin de lui éviter les tribunaux saoudiens ? Va-t-il au contraire dénoncer les pratiques sataniques de l’ex-Président ?
Décision difficile à trancher !

Le pays est singulier par la joie de vivre de ses habitants qui remercient chaque jour le ciel de leur avoir donné la plus douce portion de la terre. Le Tunisien pêche par excès d’optimisme, mais sa foi en un lendemain meilleur ne l’empêche pas de vivre intensément le présent. Toujours en quête du bonheur de l’instant.
Un rayon de soleil, une friandise, un verre de thé, un enfant qui joue, une fille qui passe, la voix de Saliha ou d’Ali Riahi et c’est l’ivresse, le « kif ».
Une douleur qui s’apaise momentanément « alhadoulillah », le sourire revient.
Les jeux de mots, les plaisanteries, « tmenik », le plat de couscous ou la simple soupe de pois chiches partagée, le son du tobbel et les you you des femmes et c’est la « chikha, la nasba » volupté simple que chacun cherche à prolonger.

Le paysage ethnologique de la Tunisie est complexe. Il est héritier d’une histoire fertile dont il est impossible de dater le commencement. Le pays a été, est et restera un pôle essentiel de la culture arabe. L’islam tunisien se suffit à lui-même, il n’a nul besoin de référents autres que ceux de ses ancêtres. Pionnière dans l’exemplarité de sa décolonisation, de son développement, et de sa révolution, la Tunisie doit maintenant imaginer un modèle politique original.
Le peuple paisible au bouquet de jasmin sur l’oreille a sacrifié trois cents de ses fils pour que l’avenir des survivants soit meilleur, puis il a fait le choix de la religion car elle est promesse de justice mais à condition que celle-ci épargne son mode de vie joyeux. Le rire et l’humour sont ses besoins. L’austérité du cœur ne lui sied pas. Alors, si l’on cherche à le dépouiller de son identité et lui imposer le mode de vie sinistre de pays lointains une réplique de sa révolte est assurée.