Il n’est de musulman qui n’égale le tunisien dans l’impiété incantatoire.
Le Tunisien est un blasphémateur impénitent.
C’est sans doute pourquoi, se repentant de tant d’offenses, il a choisi d’être gouverné par des religieux.
Innaa din ommok, din bouk, din weldik sont des injures banales proférées à tout bout de champ et dont nul ne s’offusque. (Maudite soit la religion de ta mère, la religion de ton père, de tes parents). Ce phénomène sémantique singulier mériterait une thèse qui révèlerait peut-être l’enracinement des Tunisiens à un mode de vie séculier : mosquée le vendredi, apéro le samedi et foot le dimanche !
En maudissant la religion de l’autre, qui est aussi la sienne on blasphème, c’est évident. On se punit soi même de tant détester son prochain, ou pire, on sous entend que la religion de l’injurié est étrangère à la sienne.
Car l’insulte ne fuse qu’entre musulmans. Elle ne favorise donc pas le dialogue entre les religions. Nul musulman n’oserait marquer sa colère en proférant « din ommok » à un juif, ce serait de l’intolérance de mauvais goût ! De la même façon les juifs tunisiens n’emploient cette injure qu’entre coreligionnaires.
« din ommok » fait partie de l’onomatopée identitaire, comme « té » à Marseille, ou « cong » à Toulouse !
Les islamistes tunisiens tenteront de remettre de l’ordre et de la poésie dans la langue détournée du Coran, c’est un chantier dont ils ne viendront pas à bout facilement.
Il en est d’autres tout aussi ardus.
Le Tunisien est maraboutiste. Pour un oui ou un non, il prête serment sur la tête du saint homme défunt de son village natal. Les formules « par dieu, sur la tête de mon père, de ma mère » n’emportent pas certitude irrévocable ; mais à Tunis, jurer sur la tête de Sidi Belhassen, Sidi Mahrez ou sur celle de la dévote Lella Manoubia … cela vaut cachet de notaire !
En province, chaque ville ou village vénère un marabout dont le tombeau rassemble les pauvres et reçoit les offrandes des riches. Les juifs aussi ont leurs vénérés : rebbi Binhas, rebbi Slama…
Certains marabouts confèrent une telle baraka que juifs et musulmans se le disputent. C’est le cas de Sidi Bou Sehak qui prodigue ses bienfaits depuis plus de mille ans ! Sa sépulture se trouve à Jebenniana, où (coïncidence ?) est né au lendemain de l’indépendance, un brillant juriste qui vient d’être nommé Ministre de la Justice.
Quelle sera sa posture ? Osera t-il désacraliser le Sidi qui a protégé nos têtes d’enfants de la teigne et du trachome ?
Depuis la révolution, le souvenir du « Combattant Suprême » se rappelle à l’inconscient collectif comme le symbole de l’indépendance et de l’unité nationale. Chaque Tunisienne et chaque Tunisien sait qu’il doit à Bourguiba le sort que lui envient tous ses frères africains et arabes. La bourguimania se développe au point que le leader du parti islamiste déclare à tout bout de champ que le père de l’indépendance était « un ennemi de l’islam ».
Certes, mais le propos excessif est vain car le mausolée de Monastir est en passe de devenir au fil des mois la zaouïa de Sidi Bourguiba, marabout temporel que les petites gens honorent en chantant l’ancien hymne national : Ala khallidi (Rendez éternel).
De cela, le nouveau pouvoir de la Kasbah ne voudra pas. Mais entre vouloir et pouvoir…
La société tunisienne est superstitieuse et fétichiste. Les deggaza, les liseuses dans le marc de café, les enucléateurs de mauvais œil et autres charlatans chevauchant des balais sont légions.
Dans les années 80, les hommes politiques français dont un futur Président faisaient antichambre chez un mage de Tozeur très écouté par Matignon. Bourguiba s’en amusait.
L’ancien dictateur Ben Ali fétichiste du chiffre 7 et de la couleur mauve ne prenait aucune décision sans l’avis d’un comité de sorcières.
Par l’ironie du sortilège, le satrape s’est enfui vers l’Arabie Saoudite, pays où la chiromancie est punie de mort et où pas plus tard que la semaine dernière, une diseuse de bonne aventure, convaincue de sorcellerie a été proprement décapitée en place publique.
Quelle sera l’attitude du gouvernement tunisien vis-à-vis de ce grave problème diplomatique ? Va-t-il réclamer l’extradition du couple Ben Ali afin de lui éviter les tribunaux saoudiens ? Va-t-il au contraire dénoncer les pratiques sataniques de l’ex-Président ?
Décision difficile à trancher !
Le pays est singulier par la joie de vivre de ses habitants qui remercient chaque jour le ciel de leur avoir donné la plus douce portion de la terre. Le Tunisien pêche par excès d’optimisme, mais sa foi en un lendemain meilleur ne l’empêche pas de vivre intensément le présent. Toujours en quête du bonheur de l’instant.
Un rayon de soleil, une friandise, un verre de thé, un enfant qui joue, une fille qui passe, la voix de Saliha ou d’Ali Riahi et c’est l’ivresse, le « kif ».
Une douleur qui s’apaise momentanément « alhadoulillah », le sourire revient.
Les jeux de mots, les plaisanteries, « tmenik », le plat de couscous ou la simple soupe de pois chiches partagée, le son du tobbel et les you you des femmes et c’est la « chikha, la nasba » volupté simple que chacun cherche à prolonger.
Le paysage ethnologique de la Tunisie est complexe. Il est héritier d’une histoire fertile dont il est impossible de dater le commencement. Le pays a été, est et restera un pôle essentiel de la culture arabe. L’islam tunisien se suffit à lui-même, il n’a nul besoin de référents autres que ceux de ses ancêtres. Pionnière dans l’exemplarité de sa décolonisation, de son développement, et de sa révolution, la Tunisie doit maintenant imaginer un modèle politique original.
Le peuple paisible au bouquet de jasmin sur l’oreille a sacrifié trois cents de ses fils pour que l’avenir des survivants soit meilleur, puis il a fait le choix de la religion car elle est promesse de justice mais à condition que celle-ci épargne son mode de vie joyeux. Le rire et l’humour sont ses besoins. L’austérité du cœur ne lui sied pas. Alors, si l’on cherche à le dépouiller de son identité et lui imposer le mode de vie sinistre de pays lointains une réplique de sa révolte est assurée.
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