jeudi 23 décembre 2021

La Tunisie à petit feu

Le premier des printemps arabes sera le dernier à avoir vécu. Après que les analystes auront tenté de comprendre le moment présent, l’histoire dira les causes de la lente agonie de la démocratie parlementaire en Tunisie. En attendant, chaque jour qui passe additionne les signaux faibles d’une tragédie indéfinissable qui sourde et menace d’emporter le pays vers d’inédites aventures.

La souffrance silencieuse des Tunisiens

C’est un peuple habituellement aux aguets des petits plaisirs quotidiens: souriant, amical, insouciant et serein car intimement convaincu de la bienveillante protection du plus haut. L’espoir d’une récompense éternelle allège le poids parfois trop lourd de l’existence. En Tunisie, rien ne dure, tout est éphémère, chaque destin est écrit: mektoub.

Une étude menée en 2020 par le très réputé institut Pew Research révèle que les Tunisiens sont parmi les plus croyants du monde. Sans y paraître, la religion est au coeur de toutes leurs espérances. Allah qui accorde la vie est le seul à pouvoir la reprendre. Mais alors que le Coran prescrit (29-4) « ne vous tuez pas vous même », chaque mois, de pauvres diables  s’immolent dans d’ultimes souffrances pour gagner l’enfer des « harragas ». En arabe « brûleurs ». On brûle le feu rouge, on brûle la politesse, on brûle la frontière, enfin pour en finir, on brûle l’interdit suprême en s’incendiant soi-même. Dix ans de « révolution » n’ont pas réussi à enrayer l’épidémie de désespoir née sous la dictature. 


Au feu !

Le dernier flambeur a choisi le hall d’accueil du parti islamiste Ennahdha. La torche vivante a vite embrasé l’immeuble. Une fumée noire et des appels au secours s’échappaient des étages. Dehors, les badauds faisaient cercle, bras tendu smartphone au poing, commentant en direct l’événement aux copains: « regarde, regarde, à la fenêtre c’est Ali Larayedh (ancien Premier ministre) il va sauter !il saute !… il est blessé… » Nul ne songe à quérir une échelle ou avancer un camion à hauteur du premier étage; contemplative, la petite foule attend les pompiers. Le mort et les dix huit blessés seront vite oubliés.


L’événement dominical a occulté l’avertissement solennel publié par les sept ambassadeurs du G7 accrédités à Tunis:  « …nous réaffirmons notre attachement à un processus politique inclusif et transparent… suivant un calendrier précis, pour permettre le retour rapide au fonctionnement des institutions démocratiques, avec un Parlement élu jouant un rôle significatif » Ce communiqué a eu pour effet immédiat la promesse solennelle du Président Kaïes Saïed de convoquer des élections législatives pour décembre … 2022. Dans 12 mois ! Washington  s’est trouvé officiellement satisfait de cette échéance lointaine mais le sénateur démocrate Chris Murphy qui s’est rendu en Tunisie en septembre dernier a estimé que « les États Unis ne peuvent pas financer les attaques contre la démocratie….et devaient reconsidérer leur soutien à l’armée tunisienne ». La plupart, les capitales occidentales ont suivi ce mouvement de contentement mesuré en déplorant l’échéance tardive de la feuille de route du Président Saïed.


Démocratie consumée 

Voici cinq mois que le parlement est militairement interdit de siéger; les députés ne perçoivent plus d’indemnité, leur couverture sociale a été supprimée, certains sont en prison ou en résidence surveillée, d’autres sont interdits de voyager… Chacun nourrit la crainte que « l’état d’exception à la mode tunisienne » soit irréversible car depuis la nuit des temps, celui qui s’empare du pouvoir se travestit rapidement en tyran à vie.

Les Représentant du Peuple qui ne se sont pas discrètement ralliés font le dos rond. Peu d’entres eux osent s’exposer, la plupart se taisent, se terrent, certains partent se réfugier à l’étranger. Les vieux réflexes de l’ère Ben Ali reviennent. On se méfie, la rumeur courre sur les conversations  écoutées et les déplacements épiés. « Je jette l’éponge, je ne veux pas retourner en prison » confesse un ancien leader politique. Seuls quelques téméraires résistent. C’est le cas de la députée Abir Moussi qui se réclame de l’héritage de Bourguiba et tape indistinctement sur le bonnet blanc de Cheikh Ghannouchi et le blanc bonnet de Kaïes Saïed. Mais aucun élu n’a offert sa poitrine aux baïonnettes qui entravaient l’exercice de la souveraine nationale. Dans l’indifférence, l’ancien Président de la République Moncef Marzouki vient d’être condamné à 4 ans de prison ferme par contumace pour crime d’opinion. Rentrera t-il à Tunis pour se soumettre à l’injustice ? Dans la rue, les manifestants peinent à rassembler plus d’un millier de partisans quelque soit la cause. Cette passivité signe la désaffection pour le combat politique et la démocratie qu’attestent les résultats aux élections municipales partielles récentes dans la circonscription de Nabeul où le taux de participation a oscillé entre 2 % et 5% ! 


L’énigmatique Zaïm

Cette renonciation générale permet au Président Saïed de grignoter tous les pouvoirs. Il est chef des armées, de la police, de la magistrature, du gouvernement…il se mêle de tout, se noie dans les détails du prix de la tonne d’acier et du kilo de cuisses de poulets. Chaque jour apporte son lot de discours incohérents amplifiés par l’usage immodéré de mots savants et de phrases tarabiscotés. Le téléspectateur rumine « Je vis de bonne soupe et non de beau langage » il cherche à comprendre entre farce de Molière et tragédie de Camus. Le Président sature les médias au point que l’irrévérencieux blogger anonyme « Z » se demande s’il ne « participe pas (lui-même) indirectement à donner de l’épaisseur à un crétin qui s’est retrouvé par un accident de l’histoire, chef de l’État »

De leur côté, les chancelleries aidées de psychologues tentent de décrypter les pensées cachées du Président qui leur rappellent celles de Khaddafi. Mais le leader libyen avait les moyens pétro-gaziers de ses fantasmes et de ses utopies alors que la Tunisie est réduite à tendre la main. 


L’alliance  « historique » 

L’Algérie vient d’accorder à la Tunisie un nouveau prêt de 300 millions de dollars qui s’ajoutent aux 700 millions consentis les années précédentes. Il permettra de couvrir ses échéances les plus pressantes et de retarder de quelques mois la banqueroute. Lors de sa visite à Tunis le 15 décembre, le Président algérien Tebboune entouré d’une imposante délégation a signé pas moins de 27 accords bilatéraux. Cette solidarité fusionnelle n’est pas nouvelle; elle avait été esquissée en 1973 par Boumedienne et Bourguiba pour équilibrer l’axe éphémère entre Le Caire et Tripoli.  Aujourd’hui c’est pour contrer la menace de guerre qui sourde aux frontières tuniso-libyennes et algéro-marocaines. 


Le conflit israélo-arabe a migré en Afrique du Nord

Alger a particulièrement apprécié la posture résolument anti-sioniste de Kaïes Saïed qui a reçu il y a peu de temps le Président Mahmoud Abbas. Cette visite coïncidait avec l’accord de coopération militaire signé de l’autre coté du Magreb entre le Maroc et Israël qui a mis en fureur les algériens car « il constitue une menace majeure pour la stabilité de l'Algérie et de la Tunisie » et appelle à « mettre d'abord l'Algérie et la Tunisie à l'abri d'une agression extérieure » (L’Expression)

Les confrontations à bas bruits entre les sociétés militaires privées de toutes nationalités en Libye et la crise aigüe entre le Maroc et l’Algérie sur fond d’ingérence israélienne peuvent dégénérer en conflit ouvert qui embrasera le Maghreb et le Sahel.


La France derrière l’Europe 

La passivité des démocrates tunisiens et la situation géopolitique du moment militent en faveur d’une normalisation du coup d’état tunisien désormais sous protection algérienne. Les opposants tunisiens qui se présentent à la compassion des capitales européennes sont reçus chaleureusement mais très discrètement.  « On reste vigilant, les Tunisiens sont libres de leur destin. Saïed n’est pas le clone de Sissi ou de MBS et rien n’indique clairement qu’il va ressusciter Saddam ou Khaddafi » Le Quai d’Orsay soupèse le poids de la nouvelle configuration régionale et marche sur des oeufs. L’axe Tunis-Alger risque de se prolonger vers Ankara, Moscou…et constituer une menace pour l’Union Européenne dont le Conseil sera dès janvier et pendant six mois, présidée par la France. 


https://www.leaders.com.tn/article/32789-aziz-krichen-comprendre-le-moment-present

https://www.pewresearch.org/global/2020/07/20/the-global-god-divide/

https://www.murphy.senate.gov/

http://www.debatunisie.com/

https://www.monde-diplomatique.fr/1974/02/BALTA/32094

https://www.lexpression.dz/nationale/le-serment-de-tunis-351592

vendredi 26 novembre 2021

"L'injure ou la blessure du Moi" d'Évelyne Larguèche

Je n’ai jamais entendu ma mère dire un gros mot. Lorsque par inadvertance elle laissait tomber un objet ou se brûlait les doigts, elle tapait du pied et lâchait un « zut ! » presque inaudible. A-t-elle jamais perdu son sang-froid ? A-t-elle jamais été en colère au point d’insulter ? Je n’en ai jamais été témoin. Sa pire injure était de traiter l’offenseur - hors de sa présence ou in petto - de « cochon ». Mon père qui avait lui aussi reçu une éducation d’un autre temps ne possédait qu’un seul adjectif sans appel pour qualifier l’ignoble « c’est un salaud ! » Jugement définitif hérité de la résistance qui voulait dire « traitre ».


Dans les milieux bourgeois du mi siècle dernier, employer des mots sales ou blessants, c’était meurtrir sa propre  langue, c’était s’abaisser. L’injure se retournait contre soi en auto-flagellation douloureuse; elle était le signe d’un dérangement cérébral, d’un emportement clinique, d’une inconvenante absence de maîtrise de soi. À l’école on ricochait « c’est celui qui le dit qui l’est », « …toi même ! ». La grossièreté était absente de l’espace public chez les grandes personnes. Dans la sphère politique, on s’invectivait copieusement en échangeant des noms d’oiseaux mais rarement des mots vulgaires à connotation sexuelle ou scatologique.


L’injure publique

Le Président Chirac fut le dernier spécimen du politiquement convenable. Un jour qu’il était traité par un quidam de « connard ! » il répondit calmement en lui tendant la main « enchanté, moi c’est Chirac ! »; son successeur Sarkozy se suicidera politiquement d’une formule que le peuple blessé retournera contre lui « casse-toi pauvre con ! »; Hollande ne parviendra pas à fidéliser l’électorat des « sans-dents ». Enfin il est improbable que les amis de la terre pardonnent à Macron de les avoir comparés aux Amish et que les gilets jaunes oublient de sitôt que leurs aides sociales coûtent « un pognon de dingue ». L’injure en politique est un projectile à fragmentation qui blesse profondément et sans discernement, y compris parfois ceux de son camp.

Les mots peuvent être des gifles inoubliables, traumatisantes. Quand sur l’estrade de la classe on est systématiquement traité d’imbécile par l’instituteur: on s’en souvient, on le devient, c’est freudien. La blessure psychologique est amplifiée par l’audience, par les ricanements réels ou supposés ambiants. Être traité de XXX au téléphone est sans importance, mais à la radio, à la télévision, en réunion ou sur les réseaux sociaux, c’est autre chose.


L’injure raciste 

Le 14 juillet 1900 les troupes africaines défilaient sur les Champs-Élysées applaudies par une foule criant « vive les Nègres ! » : nulle injure, nul racisme.  Il faudra attendre 1948, la colère de Senghor  « Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France » (Hosties noires)  pour que les blancs se rendent compte que l’homme couleur chocolat toutes dents dehors et coiffé d’une chéchia, affiché sur tous les murs de France avec le slogan « Y’a Bon Banania », provoquait une douleur insupportable. 

Traiter un arabe « d’Arabe » lorsqu’on est soi même arabe est une injure car elle revoie à la domination coloniale mais traiter un juif de « Juif »  dans une synagogue fera sourire l’entourage. Pourquoi ? Il y a des mots-bombes qui font long feu et d’autres qui tuent. Quelles en sont les raisons ?

L’insulte peut-elle se dissimuler dans les objets ? L’art qui gribouille la toile, triture le bronze, expose un bidet, joue des sons dissonants, rap ?…Le mauvais goût qui offense, écoeure à vomir. La dysharmonie gustative de la tartine de camembert trempée dans le café crème fait frémir. Tout est relatif. Les goûts et les couleurs…Est on encore dans le champ de l’injure, quel est est le périmètre ? Comment la différencier, comment la caractériser ?


L’injure comme thérapie ?

Se prémunir de l’insulte permet sans doute de conserver son équilibre psychologique, mais  insulter est peut-être un exutoire ?  La voiture est un lieu privilégié. On y est traité « d’abruti, de parisien, de paysan… ». On soulage l’offense passagère en répliquant de la même façon bien à l’abri de sa vitre car le défi appelle rarement au duel sur le parking ou au pugilat sur le capot. Quelques rues plus loin on s’injurie soi même de s’être trompé de chemin. Tout cela ne prête pas à conséquence car on est à huis clos. Pour cicatriser l’oreille, on fera à des tiers acquis à sa cause, le récit de l’événement. 

Comment expliquer la violence verbale collective - sans doute exutoire - qui saisit la foule des supporters pour « lyncher » l’arbitre ? Puis, le jeu reprend et tout est oublié. Sauf quand c’est Zidane, alors la réplique par un coup de boule devient légende.

L’injure concerne tout un chacun et pourtant c’est un sujet d’étude escamoté. 


« La blessure du Moi »

« L’injure est un scénario qui se joue à trois et non à deux ». C’est ce que j’ai appris en lisant un petit livre de 130 pages paru sous le titre « L’injure, la blessure du Moi » aux éditions In Press dans la collection Psy pour tous. Son auteure Évelyne Larguèche est LA spécialiste de la question. Cette sociologue, anthropologue, docteure en Psychopathologie… décrypte les mécanismes de l’injure depuis un demi-siècle. Dans tous les colloques sa parole en toutes langues fait autorité. Sa dernière parution condense la douzaine d’ouvrages très savants qu’elle a publiés sur le sujet. Ce petit livre se glisse dans la poche comme un « Que sais-je » qui ne s’adresserait pas qu’aux « Nuls ». Il a l’immense et rare mérite de pouvoir être lu et compris par le néophyte qui s’en donnera la peine. Écriture rare dans les milieux académiques, il est rédigé à la première personne du singulier. Ce « je » assumé  renforce la clarté et la conviction des thèses défendues. Chaque paragraphe m’a contraint à marquer une pause, à lever la tête pour méditer un instant l’évidence des mécanismes de l’emportement. J’étais le Monsieur Jourdain qui depuis plus de quarante ans… Évelyne Larguèche, je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela !


Pourquoi injurier ? 

Quel est le mécanisme quasi irrépressible du crachat de mots ? Pour Larguèche, l’injure ne serait pas seulement une arme offensive mais un bouclier. Elle distingue « L’injure spécifique est pour l’injurieur un mécanisme de défense au service de son Moi qui lui permet de récupérer une maîtrise là où il y a eu débordement, et en quelque sorte de sauvegarder son idéal du Moi » Par opposition,  l’injure non-spécifique en « réduisant l’injurié à être un objet manipulé, brutalisé, morcelé, réduit à l’impuissance a pour corollaire la confirmation de sa propre puissance » et de citer le cas de l’ambassadeur de Chine qui traite un chercheur français de « Petite frappe » ?

Évelyne Larguèche passe méticuleusement au doppler les échos d’un projectile mal connu. Son livre force l’intelligence du lecteur, il l’aide à comprendre donc à se prémunir. Si après l’avoir lu vous êtes victime, témoin ou même l’auteur d’une injure vous serez porté à froidement analyser son mécanisme et constater que vous êtes vacciné contre la blessure de votre Moi. Et non d’un chien par les temps qui courent, c’est pas rien !…


vendredi 19 novembre 2021

La Tunisie entre espoir et résignation

La désignation d’une femme à la tête du gouvernement tunisien n’est pas seulement une habile manoeuvre pour estomper le coup d’état qui a étouffé la démocratie parlementaire, elle est aussi et surtout l’aboutissement d’un lent processus d’émancipation et d’égalisation des genres entamé au milieu du siècle dernier. C’est un événement singulier inimaginable dans tous les autres pays arabes qui en d’autres circonstances aurait partout été salué avec enthousiasme. Il n’en a rien été. Seules quelques machocraties: Égypte, Algérie, Arabie, Kuwait, ont ostensiblement et à contre coeur adressé leurs compliments d’usage.


La femme est l’avenir de la Tunisie 

La Première ministre Madame Nejla Bouden épouse Romdhane, ingénieure diplômée de l’école des mines de Paris a fait carrière dans l’administration et l’université. Sismologue de formation, elle a jadis soutenu une thèse de doctorat sur « La fragmentation à l’explosif des massifs rocheux » qui la prédestinait à tenter de recoller un jour les morceaux d’une Tunisie éclatée façon puzzle. 

Les dix femmes et quinze hommes qui forment son équipe n’ont pour la plupart aucune expérience politique mais toutes et tous sont pétris de bonne volonté. Elles et ils ont prêté serment en jurant de respecter la constitution dont il subsiste seulement quelques fragments depuis que  le Président de la République s’est accaparé le 25 juillet dernier les pleins pouvoirs. On se consolera en songeant que la désignation de Madame Bouden et la féminisation du gouvernement portent l’ultime espoir d’une Tunisie prospère et réconciliée. Sur cette terre fondée par Didon où les petits garçons sont élevés comme des Sidi et les hommes enclins à la vie de pacha, les Tunisiennes tenaces et laborieuses font vivre le pays. Il suffit pour s’en convaincre d’aller dans les champs, les usines, les ateliers, les services publics…dans les foyers !


Une révolution détricotée

De la même façon que les réseaux sociaux et la rumeur avaient fait fuir le dictateur il y a dix ans, le discrédit de la démocratie parlementaire a été orchestrée insidieusement sans même que les intéressés s’en rendent compte. L’une après l’autre comme un château de cartes, dans le désordre de leurs divisions internes, toutes les formations républicaines ont abdiqué. Les islamistes d’Ennahda, le RCD de l’ancien dictateur et les quelque 200 partis politiques croupions éphémères. Tous ont été balayés.  La société civile forte de 22 000 associations est atone et divisée, même la puissante centrale syndicale UGTT parait fracturée de la base au sommet par des courants opposés.

Au terme d’une décennie d’efforts, les réactionnaires et les ingérants ont méticuleusement sapé la démocratie, remportant une victoire au delà de leurs espérances car la révocation des institutions élues a été ressentie comme la nécessité publique salvatrice de mettre fin à la chienlit. Mieux, le Président confiscateur de constitution surfe sur une popularité rassurante et fragile suralimentée par des sondages d’opinion opaques qui tiennent lieu d’indice de légitimité. 


Absence de déférence 

Le parti Ennahdha majoritaire aux dernières élections législatives est visé par une campagne de dénigrement souvent outrageante pour son leader Ghannouchi, le président du Parlement déchu. Prudents, les islamistes se posent en vertueux républicains, ils esquivent, évitent de répondre aux provocations et se contentent de réclamer le retour de la démocratie.

L’autre cible est l’ancien Président de la République Moncef Marzouki qui vit à Paris. Son passeport diplomatique lui a été retiré et un mandat d’amené international a été émis à son encontre. Il est accusé de trahison  pour avoir publiquement lancé « un appel au gouvernement français à rejeter tout appui à ce régime (tunisien) et à cet homme (Kaïs Saïed) qui ont comploté contre la révolution et qui ont aboli la constitution démocratique… » Marzouki, « premier criminel d’opinion du printemps tunisien », militant historique des droits de l’homme et neurologue de formation a réagi vertement en prédisant à son successeur l’asile psychiatrique.


À la télévision, le Président Kaïs Saïed dénonce les profiteurs, les spéculateurs, les corrompus, « les traitres, les insectes » il gronde, tempête, menace,  encourage le zèle des policiers et des juges. Le peuple  goûte au quotidien les promesses de vengeance et de restitution de fabuleux butins qui nourrissent leur patience. Comme au temps de Ben Ali une foule d’opportunistes surenchérissent, sèment la discorde et mettent en péril l’unité nationale. 

À Athènes comme à Paris, la Concorde est la place centrale de la démocratie, Tunis attend toujours la sienne. À semer la discorde on récolte le chaos. Ce ne sont pas les mots mais les actes qui extirperont le pays de sa situation économique désespérante.


Le scénario à l’égyptienne 

L’inquiétude paralyse le patronat qui rassemble des industriels aux performances étonnantes dont certains figurent au podium mondial mais aussi quelques arrogantes familles prédatrices. Le patron de la première banque tunisienne n’est pas rentré de ses vacances à l’étranger depuis le 24 juillet selon Univernews. Pour autant, aucun homme d’affaires important n’a été embastillé  mais un lampiste vient d’être condamné à 28 ans de prison pour chèques sans provision et des justiciables civils sont déférés devant les tribunaux militaires (Amnesty International)


En 2010, la Tunisie exportait huit millions de tonnes de phosphate, l’an dernier elle en a importé quarante mille ! Dans le même temps les effectifs de la compagnie nationale sont passés de 8 000 à 30 000, révèle le magazine en ligne « il Boursa » qui documente par ailleurs un déficit commercial record imputable principalement à la Chine, la Turquie, l’Algérie, l’Arabie Saoudite et la Russie. 

Dans son dernier bilan la compagnie pétrolière nationale ETAP rapporte que le nombre de permis d’exploration et de production de pétrole ont chuté de moitié en un an et que  les investissement ont fondu de 374 à 56 MUSD. 


Au plan financier, l’état des lieux est pareillement alarmant. Depuis 2011 la cote de confiance des agences internationales de notation a été dégradée 7 fois atteignant la dernière marche avant la déclaration de cessation de paiement.  Ce qui veut dire que "La Tunisie ne pourra pas contracter de prêts sur plus de dix ans et à un taux d’intérêt de moins de 14%… » alarme l’ancien ministre Fadhel Abdelkefi. Pour la quatrième fois en dix ans, la Tunisie va solliciter l’aide du FMI qui exigera une feuille de route et posera ses conditions draconiennes habituelles.

En attendant, le pouvoir avance à la godille et par la confusion de ses exposés simplistes donne l’impression d’une grande incapacité à appréhender les chiffres.

Le Financial Time titrait ce 15 novembre sur « La contre révolution tunisienne » et concluait son article sur l’inquiétante prédiction d’un scénario à l’Égyptienne.


Peuple des champs et des villes

Dans les régions déshéritées de Kasserine, Sbeitla ou Chebika, la vie quotidienne est souvent sans thé, sans viande, sans horizon. Le travail est rare, précaire, mal payé. Le salaire minimum garanti mensuel est à 429 dinars soit 130 euros. Les saisonniers qui sont pour la plupart des femmes et  des immigrés du Sahel gagnent moins d’un euro de l’heure ! Alors, quand la charité d’un fils ou d’un frère depuis l’étranger fait défaut, quand le service social est défaillant, la transgression de la loi est une nécessité vitale. Pour survivre, une large partie de la population a sombré dans l’illégalité. Le héros du village est le débrouillard, le délinquant est un « Robin des Bois ». La revue Inkyfada  interview un contrebandier qui gagne 7 000 dinars par mois (2 100 €). Une fortune ! Il risque la prison mais sa conscience est en paix car sa famille ne manque de rien.

 

Dans la capitale et les banlieues huppées on hésite entre rires et pleurs.  Chacun peaufine son plan « B », on galvaude cette boutade « j’ai acheté un Zodiac et des gilets de sauvetage !… », on écoute les sourcils levés les tirades ubuesques du Président qui rappellent celles du colonel Kadhafi s’adressant à ses chameliers. Les vieux se souviennent des discours de Bourguiba qui expliquait le pourquoi du comment, faisant partager au peuple les raisons de ses choix. Rassembleur, il élevait ses interlocuteurs à sa hauteur. Saïed fait exactement l’inverse, pourtant, sa rhétorique populiste  semble contenir la colère, mais pour combien de temps ?


Une diplomatie silencieuse

Le Président n’est pas diplomate, il est rigide, intransigeant et au surplus, il n’a rien à négocier avec l’étranger pas même l’infléchissement de sa posture irrémédiablement anti-sioniste. Alors, les marchands d’influences  d’Arabie et du Golfe, les voisins d’Algérie et de Libye, l’entremetteur d’Égypte, tous et d’autres encore, font en coulisse monter les enchères des contre-parties politiques. 

Bruxelles et Washington sont attentistes. Kaïs Saïed campé sur sa politique souverainiste jusqu’au boutiste multiplie les défis: « Ce qui se passe en Tunisie ne regarde personne d’autre » dit-il en fustigeant la résolution sévère du Parlement Européen appelant au retour des institutions démocratiques. Quelques jours plus tard, il convoque l’ambassadeur des États Unis car le congrès américain vient d’exiger de l’administration Biden des réponses claires à des questions précises dont celle-ci: « L’Armée tunisienne a-t-elle joué un rôle dans le déclin de la démocratie en Tunisie ? » 

Paris aussi est silencieux. Discrètement l’Élysée et Matignon consultent les intellectuels de la société civile mais dans le même secret adressent des amabilités à Carthage. En cette période pré-électorale, le Président Macron sait que les deux tiers des 728 mille Tunisiens qui vivent en France portent la nationalité française et que leurs votes pourraient faire basculer un scrutin serré. Il est donc urgent de ne pas déplaire. 



http://www.theses.fr/1987ENMP0026


https://universnews.tn/missing-ou-est-passe-le-patron-de-la-biat/


https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2021/11/tunisia-alarming-increase-in-number-of-civilians-facing-military-courts/


http://www.etap.com.tn/


https://www.ft.com/topics/places/Tunisia

https://inkyfada.com/fr/2021/08/22/stouchi-mahmoud-contrebandier-essence-tunisie/


https://eeas.europa.eu/delegations/tunisia/106021/parlement-europ%C3%A9en-textes-adopt%C3%A9s-situation-en-tunisie_fr 


https://www.middleeastmonitor.com/20211015-tunisia-condemns-us-congress-claims-its-democracy-is-in-danger/


https://fr.wikipedia.org/wiki/Diaspora_tunisienne

samedi 25 septembre 2021

L'Arc-en-ciel de Christo

Au commencement est l’oubli. L’évasion vers le rêve. La rencontre avec la beauté... J’ai lu le choc dans les yeux d’une parisienne au sourire éclatant. Elle était comme moi figée, la tête levée vers des nuages blancs qui jouaient dans le ciel à tamiser la lumière pour mieux éclairer la surprise. 


Lorsqu’on est né à Paris, qu’on y a grandi, rugi, défilé, dénigré, on est blasé. La Bastille, la République, la rue d'Enfer et le Boul'Mich, on connait. Mais vers les quartiers huppés de la rive droite, du côté des Champs Élysées et de la Concorde, on se sent un peu perdu. On se méfie des grand espaces, on préfère l’intimité de la Contrescarpe et de la Butte-aux-Cailles. C’est pourquoi sans doute, la place de l’Étoile-Charles de Gaulle est un lieu parfaitement dédaigné des parisiens. C’est un petit boulevard rond encombré qui tourne autour de l’Arc de Triomphe, monument que seuls les touristes et les anciens combattants prennent le risque d’approcher. Les uns montent à son sommet pour respirer le bon air de la capitale, les autres se recueillent devant la flamme du soldat inconnu.


Pour mieux contempler l’Arc de l’Étoile, on a barré douze avenues, provoquant l’embouteillage du siècle (c’est à cette seule condition que la Maire de Paris avait donné sa permission). Du monumental bloc de pierres ajustées, gravées et sculptées, un couple d’artistes en a fait un paquet. Emballé c’est pesé. 

Ben le Parigot pourtant blasé en a laissé tomber son mégot.

Le frisson de l’émotion est inoubliable. L’oeuvre fait corps avec la ville. Le premier monument aux morts de France est dissimulé, travesti, habillé, transformé, mais finalement sublimé. Il fallait oser créer une oeuvre en la cachant. Voiler le glorieux passé, suspendre le souvenir pour signaler l’avenir. Difficile de commenter l’oeuvre unique et éphémère devant laquelle on a envie de poser sa chaise et de gamberger sur ce que Baudelaire ou Malraux en auraient pensé.

En ce lieu où le 1er juin 1885, trois millions de parisiens sont venus rendre hommage au grand Victor Hugo dont le cercueil avait été exposé toute la nuit sous le monument voilé de noir l’esprit est tenté de divaguer. Aujourd’hui, le gigantesque linceul argenté qui couvre la mémoire des victimes de victoires semble oser suspendre le temps de l’Histoire de France.


Christo et Jeanne Claude ne sont plus de ce monde. Christo Javacheff, résistant bulgare avait épousé Jeanne Claude, fille du Général de Guillebon, héros de la seconde guerre mondiale qui libéra Paris à la tête de la deuxième division blindée.  Avant de mourir, le couple Christo avaient formé le projet fou d’emballer l’Arc de Triomphe. Sa réalisation posthume est une première dans l’Histoire de l’art car jamais on ne fut témoin d’une oeuvre conçue par des défunts. 

Reset. Revenons au visuel. L’art du wrapping est l’art de l’emballage. Un joli paquet est habituellement la promesse d’une agréable surprise mais ici, le contenant occulte le contenu. On a envie de le poser sur la cheminée sans l’ouvrir. La majesté du monument est magnifiée par son costume, un peu comme le mannequin par la robe du grand couturier.


Le fourreau de l’Arc de Triomphe est gigantesque. Pas moins de 25 000 m2 de tissu en propylène on été cousus, ajustés, ficelés par 3 km de fils tendus. Des dais de 50 mètres ont été déroulés depuis le sommet jusqu’au sol par une centaine de « petites mains » très qualifiées aidées par un millier de journaliers. L’ensemble a coûté 14 millions mais pas un sou au contribuable. L’éthique de Christo est révolutionnaire. La ville de Paris et le ministère de la Culture qui financent de couteuses oeuvres pérennes devraient en prendre de la graine.


La toile est blanche argentée, son revers est bleu, les cordages sont rouges. Au gré des orages et du vent, les trois couleurs nationales se révèleront indiciblement.

L’oeuvre n’est pas figée comme le socle qu'elle couvre, elle semble bouger. Le tissu plisse et tressaille aux assauts du vent, la réverbération du soleil crée un paysage en perpétuel changement. La nuit, les projecteurs caressent le drapé, alors les ombres mystérieuses se dérobent à l’approche des curieux attirés par la flamme du soldat inconnu qui jaillit du coeur de cette prodigieuse cathédrale animée. 

Dimanche 3 octobre prochain on hissera au centre de l’Arc l’immense pavillon tricolore; puis le lendemain, on déshabillera le dernier triomphe posthume du couple de poètes désormais à jamais parisiens.

lundi 20 septembre 2021

Touché-coulé diplomatique

L’affaire des sous-marins franco-australiens n’est pas seulement une péripétie commerciale catastrophique et humiliante pour la France, elle est le double discrédit alarmant de sa diplomatie et de sa force de dissuasion. C’est le déclin de sa « grandeur »

Cocorico

En 2016, le coq gaulois s’était enorgueilli avec raison de la signature du contrat du siècle avec l'Australie. Pensez: 12 sous-marins, des millions de journées de travail, un plan de charge pour des années, des milliards de chiffre d’affaires ruisselleraient sur l’économie française ! Et puis, c’était la revanche sur le Brexit voulu par la perfide Albion. La puissante maitresse du Commonwealth était cocufiée par son vassal du Pacifique. Paris cocoricotait, Londres ruminait en silence. Cinq années ont passé. Et puis la semaine dernière patatras ! L’Australie, la Grande Bretagne et les USA annoncent un pacte industriel et de défense commune. Le contrat avec la France est rompu, l’Australie se dotera d’une sous-marinade anglo-saxonne. Et c’est le tour de la France d’être cocue. Damned yellow submarine !

Cris d’orfraie maladroits du quai d’Orsay qui prétend ne pas avoir été prévenu. Silence de l’Élysée, embarras des services de renseignements pris pour des jambons. Rappel des ambassadeurs de Washington et Canberra… mais pas celui de Londres. 


Business is business

Si la rupture de contrats militaires n’est pas courante, elle est toujours anticipée par les négociateurs en armements qui prennent soin de libeller des conditions de paiements adaptées au risque: acompte à la commande substantiel, règlements jalonnés à date fixe ou en avance de phase. On peut donc penser que Naval Group qui est principalement détenu par l’État et subsidiairement par Thales ne sera pas sinistré. Ces  industriels ont l’expérience de type de déboire. On se souvient qu’en 2014, sur intervention de Washington, Londres et Berlin, la France avait renoncé à livrer deux navires Mistral à la Russie. Les porte-hélicoptères géants avaient finalement été livrés à l’Égypte et payés par l’Arabie Saoudite. Aujourd’hui Moscou ricane pendant que Paris en toute hâte sollicite le Maréchal Sissi pour une reprise à bon marché et envisage une alternative avec les Émirats Arabes Unis dont les ambitions en mer d’Oman et dans l’Océan Indien ne manquent pas.


La filière armement prise pour cible

L’affaire des sous-marins a un retentissement planétaire. Le message reçu par toutes les armées du globe est clair et fort: avant acheter de l’armement français, vous devrez d’abord obtenir le feu vert de Washington. 

On observera dans les mois qui viennent les conséquences sur les prises de commandes au Proche-Orient où la France, troisième exportateur mondial est le premier client. 

Mais l’assaut du complexe militaro-politico-industriel US n’est pas seulement mercantile, il a aussi pour effet de redessiner la mappemonde du nucléaire et de remettre en cause par un jeu de dominos, les alliances politiques de l’après guerre froide.


Submersibles Éco-compatibles

Sous-marins conventionnels et sous-marins nucléaires ne sont pas comparables, c’est comme une planche à voile à coté d’un hors bord. Il y a 600 sous-marins dans le monde, seulement 40 sont à propulsion nucléaire. Rapides, silencieux, indétectables, pouvant rester plusieurs mois en plongée sans faire surface, ils représentent l’arme de dissuasion suprême capable de lancer des missiles de croisière furtifs de 50 tonnes depuis le fond des océans pour aller projeter le feu nucléaire à 12 000km. Les États-Unis, la Russie, la Chine, la Grande Bretagne et la France font partie de ce club très très restreint capable de vitrifier anonymement n’importe quel pays dans le monde. À juste titre, Paris jaloux de son savoir-faire, ne le partage pas. D’ailleurs, il n’y a que très peu de nations à pouvoir prétendre maitriser cette très haute technologie. L’Inde s’y essaye laborieusement. 

Jusqu’à la semaine dernière, l’Australie était fière d’avoir dit non à l’atome sous toutes ses formes, civiles et militaires,  et c’est pour cette raison qu’elle avait choisi la solution française.


Nucléaire ou pas

Grand pays par sa superficie - quatorze fois la France - petit par sa population - 25 millions - l’Australie possède un littoral de 34 000 km qu’il s’efforce de défendre avec une cinquantaine de navires et 15 000 marins. Face à la menace de la Chine qui déploie la seconde force marine mondiale, c’est le Loup et l’Agneau. Il fallait renforcer la clôture. 

Le marché signé avec Paris en 2016 portait sur le transfert de savoir faire pour la construction de 12 sous-marins à l’horizon 2030. Le Shortfin Barracuda conçu à Cherbourg est un engin à motorisation hybride diesel/électrique qui possède des capacités et des performances très approchantes de celles des sous-marins nucléaires. À Camberra, le pouvoir politique de l’époque qui était fermement hostile à toute « nucléarisation » avait adopté la solution française de défense « militaro-Éco-responsable » très politiquement correcte pour la gauche et le parti des Greens. 

Le pari était audacieux de vouloir faire travailler des centaines d’ingénieurs français et australiens à 19 mille km de distance et 21 heures d’avion. Maitriser l’anglais, c’est bien, comprendre l’effroyable accent australien, c’est une autre paire de manche. Le choc des cultures a été mémorable pour les techniciens chargés de lancer ce programme qui a vite dérivé en délais et en coût. L’abandon du projet au milieu du gué est avant tout probablement un jet d’éponge pour un challenge trop ambitieux, c’est ensuite la victoire des nucléairocrates de Washington et de Canberra qui ouvrent l’Australie à des formidables perspectives de développement de la filière nucléaire civile et militaire. 


Que sont les amis devenus ?

Le pacte de sécurité AUKUS (AUstralie, Kingdom, US) qui s’est décidé en catimini dans les coulisses du dernier G7 aura des répercutions diplomatiques dans tous les pays riverains du Pacifique et de l’Océan Indien.  Il ne semble pas que le Président Macron ait été officiellement consulté alors que les territoires français notamment calédoniens sont concernés par la menace chinoise commune. Cette posture cachottière traduit une mésentente diplomatique inédite profonde que souligne la riposte gravissime  et sans précédent du rappel de l’ambassadeur de France à Washington. Fataliste, un ancien diplomate a tweeté « le monde est une jungle…c’est la vie ! ». Le mouvement d’humeur de l’Élysée offre la possibilité à Biden d’envenimer la crise pour faire plier Macron et rabattre l’arrogance française. La brouille risque d’être lourde de conséquence indirectes en Europe,  mais aussi au Sahel et en Afrique du Nord. 

Cependant, qu’à Paris dans le petit cimetière de Picpus, le Marquis de La Fayette se retourne dans son tombeau encadré de la bannière américaine  et  du drapeau français. Les temps à venir seront compliqués, God Bless France !




mercredi 15 septembre 2021

En Tunisie l'utopie est-elle possible ?

La crisologie n'est pas singulière à la Tunisie. Il faut relativiser. Elle est familière des nations en devenir démocratique qui se dotent d'une constitution de partage des pouvoirs. Ainsi, en Roumanie il y a huit ans, Président de la République et assemblée se sont affrontés durement. 

La Tunisie a fait l'expérience d'une mésentente tricéphale plus complexe entre le Président de la République, le Président du conseil des ministres et  le Président de l'Assemblée du peuple. 

Très constitutionnellement, chacun tirait de son coté, la catastrophe approchait. Alors quand le 25 juillet, l'armée a encerclé l'assemblée interdisant l'accès aux représentants du peuple, quand ce même jour, le Président Saïed a déclaré qu'il limogeait le « Premier ministre » et qu’il s'arrogeait tous les pouvoirs, nul n'a franchement déploré l'enterrement du premier printemps arabe tant les années de démocratie  parlementaire avaient trahi les espoirs des citoyens. 

Durant l'été, la flambée des prix des produits vivriers avait vidé les marchés pendant que les malades du Covid envahissaient les hôpitaux délabrés. Lorsqu'on a faim et que la famille se meurt, on est prêt à payer le pain et le vaccin au prix de la dictature. C’est pourquoi les Tunisiens ont salué le sursaut d'autorité  du « sauveur suprême  », en espérant que ce zaïm nouveau lui porterait la baraka.


Une politique inaudible

Le Président Saïed n'est pas encore un dictateur de plein exercice , mais en péril de le devenir.  Il accapare la vie publique,  intervient chaque jour dans les médias à l'occasion de visites impromptues dans les administrations, les usines, et au cours des audiences qu'il accorde à des visiteurs de tous horizons. Il débite alors dans son style saccadé sur un ton sentencieux des tirades pompeuses, promettant la foudre aux politiciens, aux traîtres, aux spéculateurs. Il semble se complaire dans ce rôle de villipendeur et de lanceur d'alerte. Chaque phrase lourde de menaces et de sous entendus mystérieux est truffée du mot «  peuple  » dont il souhaite incarner l'indignation. 

Le peuple écoute les promesses, il entend  : « tout va changer" et constate jour après jour avec impatience que : « rien, rien, rien n’a changé ». 

Certes, le nouveau ministre de la Santé - un officier -, a eu tôt fait de mettre de l'ordre dans les vaccinations. Dans le sud, les nervis qui bloquaient la production de phosphate se sont calmés. Des gouverneurs, des ambassadeurs, des chefs policiers ont été révoqués, une brochette de députés ont été arrêtés ou assignés à résidence, des hommes politiques et d'affaires interdits de voyager, quelques spéculateurs dénoncés... Du menu fretin, l’injustice social s'affiche toujours avec autant d’insolence au quotidien.


Une population accommodante

Le Président a gravement bousculé la constitution, mais nul ne s'en offusque vraiment mis à part les intellectuels qui contestent les plaidoyers de Carthage sur les concepts de légalité et de légitimité d'un régime politique apparent ou réel. 

L'homme de la rue n’en a cure, il s’accommode aisément d'un putsch comme d'un fait divers n’ayant pas fait couler une seule goutte de sang.  D'ailleurs n'est-il pas lui même hors la loi ? Lui qui roule au carburant de contrebande et fume du tabac détaxé !

La fraude, la petite combine et la grande corruption sont généralisées. Tout le monde triche. Nul ne contribue. Il n'y a que les fonctionnaires et quelques salariés qui payent l'impôt sur le revenu car il est retenu à la source. Les commerçants et les professions libérales (médecins, avocats, architectes, hommes d'affaires...) y échappent très largement. L'inégalité et l'injustice sont partout. Alors qu'à Carthage, un chef  intègre tente de mettre de l'ordre dans la pétaudière, la population lui en sait gré. 

Les services publics en déshérence sont devenus payants par l'usage généralisé du bakchich, les  recettes fiscales ne permettent plus de gérer un État dont l'administration pléthorique est financée par des emprunts étrangers. La banqueroute est programmée. Les Tunisiens s’auto-flagellent d’un si piètre résultat sans chercher à s’attribuer des circonstances exogènes atténuantes qui sont pourtant évidentes. 


Des frontières artificielles

La Libye en guerre - dont la Tunisie constitue la principale porte d'entrée pour les marchandises de toutes natures -, a imposé les lois de ses milices en gangrénant tous les circuits de distribution tunisiens. Il faut dire que les ressortissants des deux pays se déplacent sans passeport ni visa  ; ils franchissent la frontière munis  d'une simple carte d'identité laquelle ne leur est d'ailleurs pas toujours réclamée. La réglementation douanière n'est pas appliquée, les marchandises circulent de Bizerte à Misrata   quasi librement sous la protection des maffias. 

La fusion économique et commerciale avec la Tripolitaine (le tiers du territoire Libyen) est une réalité que les diplomates et les hommes politiques refusent de regarder. 

Sur le versant ouest du pays, à la frontière algérienne, la situation est moins grave mais très semblable. La pauvreté a installé les populations dans l'unique activité offrant quelques débouchés  : la contrebande, notamment celle de carburants. Les armées et les douaniers traquent les terroristes et le trafic d'armes, mais ferment les yeux sur les passeurs journalier «  qui ne font que gagner leur pain  ».

Au fil des ans, il s'est insidieusement installé un marché commun informel entre la Tunisie, la Tripolitaine et le Constantinois qui ruine les recettes de l'État tunisien. Toute mesure brutale de fermeture des frontières - même au prétexte du Covid – entraîne immédiatement des émeutes.


En chiens de faïence

La résolution des maux de la Tunisie passe d’abord par l'organisation de cet espace économique commun. Le chantier est gigantesque, l'agenda et les intérêts divergent. 

Dans l'attente de la restauration de ses infrastructures, la Tripolitaine est tributaire de la Tunisie pour l'importation de ses marchandises. Le pouvoir de Tripoli est fragile, le territoire est fracturé; par procuration, les puissances étrangères continuent de se faire la guerre. 

De son côté l'Algérie cumule les faiblesses et les  deuils. Cet été des incendies ont ravagé la Kabylie devenue en quelques jours un cendrier de cent mille hectares. On a déploré plus de cent victimes. Le pouvoir s'est empressé de trouver des boucs émissaires. Le Mouvement pour l'Autodétermination de la Kabylie est accusé de pyromanie. L'un de ses militants Slimane Bouhafs a été enlevé à Tunis et déféré le lendemain à la justice algérienne. Alger accuse les responsables du mouvement MAK d'être des incendiaires à la solde de Rabat. Le mois dernier l'Algérie et le Maroc sont entrés dans une violente guerre des mots. Les relations diplomatiques sont rompues, prélude inquiétant à un affrontement des fratries qui embrasera l'Afrique du nord et bouleversera la France.


On choisit ses amis pas ses voisins

Pour la Tripolitaine comme pour l'Algérie, la petite Tunisie constitue un arrière pays, une base de repli, une source d'approvisionnement stratégique, une sorte de prolongement du sol de leur pays.

Pour la Tunisie, ces deux pays sont des lucratifs débouchés commerciaux mais qui plombent l'équilibre budgétaire du pays. Comme les intérêts divergent, les accords sont éphémères. 

On choisit ses amis, on ne choisit pas ses voisins dit le proverbe. Les dirigeants des trois pays «  frères  » en religion,  langue et  traditions se regardent en chiens de faïence, incapables de vivre leur voisinage solidairement. Cette fracture politique héritée de la colonisation ottomane puis française est à contrecourant du peuple de l'Ifrikiya dont la mémoire solidement ancrée demeure fidèle à son histoire unie. 


Tout est possible, même l’utopie

C'est peut-être cette perception du passé profond qui conduit le Président Saïed a ressasser son appel à la légitimité du peuple. Ses péroraisons évoquent une organisation politique fondée sur l'autorité de la famille, du clan, de la tribu, des chefferies locales puis de la nation. C’est le système de la  pyramide inversée qui a sévi vaille que vaille pendant trente cinq ans en Libye. Mais le Président Saïed livre sa pensée par fractions d’énigmes et tarde à dévoiler sa feuille de route. Proposera t-il la synthèse entre le Livre Vert de Kadhafi sur « la troisième théorie universelle » publiée en 1975 et  « la démocratie inclusive » du socialiste libertaire contemporain Takis Fotopoulos qui prône la redistribution égalitaire du pouvoir à tous les niveaux  ?


Au pays des Phéniciens les situations dramatiques ne portent jamais à désespérer. Chaque querelle finit par des compromis. Encouragés par l'incubation du printemps arabe, les Tunisiens ont la propension facile à se considérer différents des autres. Au delà de l'écume des joutes politiciennes agitées par les quelques 200 partis politiques et du clivage entre islamistes et séculiers dont les médias se font l’écho, il se pourrait qu'un modèle inédit de gouvernance émerge de Carthage.

dimanche 22 août 2021

La "guenon" au Panthéon

La banane est le fantasme oblong des obsédés et des détraqués blancs cultivé par les noirs. Le Banania est la poudre sucrée et chocolatée d'un nègre aux dents blanches et chéchia rouge. Rouge comme le bonnet du primate qui descend de son portique. Rendons gloire à l’intelligence de Macron, les cendres prochaines qui entreront en grande pompe au Panthéon des grands Hommes seront celles d'une négresse.

Entre ici Freda Josephine... Tu naquis dans la fange et la misère. A treize ans tu mis aux enchères ta croupe superbe. Les hommes défilèrent et ta famille mangea à sa faim. Fuyant la haine des blancs tu traversas la mer et t'enfuis vers le pays des Droits de l'Homme où la danse endiablée de tes reins embrasa Paris. Sur la scène des music hall ta nudité d'ébène stupéfia le public car tu avais ceint en guise de pagne une guirlande de bananes qui pendouillaient sur ta taille. Le comble de l'érotisme! Tous et toutes te voulaient. Tu te donnas généreusement. Les hommes et les femmes défilaient dans ton lit. Tu les accueillais généreusement en riant. La négresse, la banane et l'appétit de guenon: tu offris à la foule des mals baisés leur contentement de racisme et de sexe refoulé. La presse t'adulait, elle exhibait à la une tes seins d'ébène encadrés d'un collier de perles des îles. Sur les grands boulevards tes films «Princesse tam tam», «Zouzou», et ta revue «Nègre» faisaient un tabac. A la radio sur Paris Inter ta chanson fétiche passait en boucle. Et puis la guerre éclata.

Entre ici Freda Josephine Baker... Ce nom de Baker, était celui d'un éphémère mari. Il sonnait bien pour les artistes. Alors tu le gardas. Devenue française tu rejoignis la résistance sitôt que résonnèrent les premiers pas de bottes nazis. Tu devins espionne puis aviatrice. Ta guerre fut héroïque: officier médaillée de la résistance, Croix de Guerre, Légion d'honneur des mains du Général de Gaulle. A la libération tu repris ta ritournelle: «j'ai deux amours». Le public ému aux larmes t'acclama de nouveau mais ce n'était plus pour ton cul, tes bananes et tes singeries. Tu refusas les prébendes et les dividendes de la victoire et voulus poursuivre ta lutte. Militante pour l'égalité des droits aux côtés de Luther King, activiste de la Ligue contre le racisme, tu dérangeas les bonnes consciences insouciantes des trente glorieuses.

Mais le plus beau de tes combats sera celui de tes enfants. Dans un château en Dordogne, tu adoptas une foultitude de gosses abandonnés aux quatre coins du monde. Tu créas une gigantesque famille de frères et sœurs multicolores. Ton combat n'est toujours pas gagné car depuis ton départ il y a maintenant quarante cinq ans, tes semblables sont encore traités de singes et de guenons par des petits cons qui n’entreront jamais au Panthéon.

mardi 3 août 2021

Tunisie, demain tout est possible !

 « Ce n’est pas à mon âge que je vais entamer une carrière de dictateur ! ». Parodiant de Gaulle, Kaïs Saïed a voulu rassurer Vivian Yee du New York Times qui venait d’être retenue contre son gré pendant trois heures dans un commissariat de police. La télévision a montré la journaliste  sagement assise dans un salon devant le Président tunisien qui a longuement monologué sans lui permettre de poser une seule question. L’avant veille, le directeur de la radio télévision nationale avait été limogé et tous les correspondants d’Al Jazeera  avaient été expulsés manu militari de leurs locaux. Le signal est clair: la liberté de la presse est désormais sous surveillance.

Un représentant du peuple a été arrêté à son domicile  dès potron-minet. Élu des Tunisiens de l’étranger (circonscription d’Allemagne) il se croyait - comme en Europe - tout permis ! Il  avait eu l’audace il y a trois ans de critiquer l’armée alors qu'il est fils d'un colonel martyr de la révolution. Un tribunal l’avait condamné à la prison. Son immunité parlementaire ayant été levée par décret présidentiel du 25 juillet il est devenu le premier prisonnier d’opinion du « jour d’après ». L’avertissement est sévère:  l’armée c’est sacré, nul n’est à l’abri de la justice militaire, quiconque osera un soupir ou un sourcil levé sera sanctionné. Qu’on se le dise !


Ajoutant aux restrictions de circulation imposées par la pandémie, les autorités ont interdit à tous les élus, aux grands fortunés et aux hauts fonctionnaires de voyager à l’étranger. Nul ne sait vraiment qui est concerné. Pour le savoir, il faut se présenter à la police des frontières de l’aéroport juste avant d’embarquer… éventuellement. Une ancienne députée co-fondatrice  de l’Association des femmes démocrates a été à deux doigts de manquer son avion.


Ces indices inquiétants présagent l'avenir d'un régime musclé. Tout comme ils avaient célébré le coup d’État du 7 novembre 1987, les convertis de la dernière heure flattent outrageusement le recours aux pleins pouvoirs constitutionnels du 25 juillet 2021. Dans les rues de Tunis, les cortèges d’encenseurs se multiplient. Pour autant, tout comme la critique, Carthage ne semble pas priser la flagornerie. Les Saïedolâtres qui espéraient un rapide retour sur investissement restent pour le moment sur leur faim.


Vues de Washington, les entorses aux libertés publiques qui éclaboussent l’unique démocratie arabe sont inacceptables, mais en contraste, le peuple tunisien d’un naturel optimiste attend la contre-partie positive de cette rupture. Il évalue le bilan de dix ans de liberté payé d’injustices et de pauvreté. Il enjolive le souvenir du prix du pain sous les dictatures du siècle passé, il culpabilise d’avoir osé gouverner tout ce temps sans zaïm. L’homme de la rue pense que Saïed va mettre fin à ses difficultés quotidiennes et lui livrer des têtes à couper; faute d’avoir pris son destin en main, il croit avoir trouvé celui qui va restaurer la révolution dévoyée. 


Après l’appel au secours lancé par les autorités, les vaccins et les respirateurs ont afflué de tous les pays. Cette générosité devra rapidement être complétée par des crédits financiers au prix de contreparties de souveraineté. Pour l’instant, les bailleurs institutionnels évaluent la pérennité du nouveau régime au regard du scepticisme prudent affiché par les capitales occidentales.  La loi américaine interdit l'aide étrangère à tout pays dont le chef de gouvernement dûment élu est destitué par un coup d’État; alors les juristes de la Maison Blanche sont au travail, mais ça prendra un certain temps. Les Émirats Arabes Unis, l’Arabie, l’Égypte... applaudissent mais sans ostentation, et les frères maghrébins de leurs côtés affichent une solidarité de voisinage. Tous tardent à mettre la main à la poche. Ils attendent la nomination d’un ou d’une Chef.fe du Gouvernement - qui sera de facto le ou la porte-parole du Président Saïed - avant d’entamer les marchandages. 


Depuis l’indépendance de la Tunisie, aucun chef de l’État n’a disposé de pouvoirs aussi élargis que ceux de Saïed. Bourguiba puis Ben Ali devaient composer avec l’opposition, l’entourage, le parti, l’opinion de l’étranger… mais Kaïs Saïed semble imperméable à toute influence. C’est un homme d’une rigidité confondante en posture et en verbe qui apparaît dénué de capacité d’écoute et de dialogue. Rien ne semble pouvoir infléchir la détermination de sa doctrine confuse qu’il exprime par jets de phrases sentencieuses. Nul n’est capable de deviner sa feuille de route. 

L’ancien professeur de droit s’est servi de la puissance constitutionnelle pour stériliser la constitution et tracer une impasse juridique dont il est seul à connaitre l'issue. Gouvernement et parlement ont été neutralisés « provisoirement ». La tricéphale démocratie tunisienne a perdu deux têtes. Mais pour le cas où la rescapée serait empêchée à son tour qui la remplacera à Carthage ? Selon l’article 84 de la constitution et en absence de chef du Gouvernement, c’est le président de l’Assemblée des représentants du peuple qui sera « immédiatement investi des fonctions de Président de la République ». Par conséquent, l’islamiste Ghannouchi, - âgé, malade, contesté par les siens - pourrait succéder à Saïed. C’est de la fiction. Mais comme depuis une décade la Tunisie cumule les combles et les improbabilités, demain tout est possible !



https://www.businessnews.com.tn/la-reporter-du-new-york-times--kais-saied-ne-ma-pas-permis-de-poser-une-seule-question,520,110773,3

https://www.france24.com/fr/afrique/20210730-tunisie-le-d%C3%A9put%C3%A9-yassine-ayari-critique-du-pr%C3%A9sident-ka%C3%AFs-sa%C3%AFed-a-%C3%A9t%C3%A9-arr%C3%AAt%C3%A9

https://lib.ohchr.org/HRBodies/UPR/Documents/Session27/TN/6Annexe4Constitution_fr.pdf

mardi 27 juillet 2021

Tunisie: coup d'État, putsch ou soulèvement républicain ?



En cette période de canicule, les Tunisiens bravant les interdits sanitaires sont massés sur les plages. Ils contemplent l’horizon en pensant au héros du jour, Ahmed Hafnaoui, un nageur de 18 ans qui vient de remporter l’or aux Jeux Olympiques de Tokyo. Ce n’est pas étonnant car chaque Tunisien excelle dans cette discipline sportive. Il faut en effet savoir bien nager pour survivre dans un pays submergé par les vagues de calamités. L’épidémie tue comme nulle part ailleurs, les finances publiques sont au bord de la banqueroute, la corruption est généralisée. Même la démocratie est gangrenée ! Forte de l’immunité qu’ils se sont votés, les représentants du peuple se pavanent en limousines et se battent à coups de poing dans l’hémicycle de l’Assemblée. « L’exception tunisienne » n’est plus qu’une affiche de façade invitant les étrangers à venir bronzer idiot. La révolution de 2011 a été grignotée par les réactionnaires, les intégristes, les parvenus et les vendus. Le patriotisme a été vaincu. Depuis des mois, les Tunisiens guettaient la vague géante qui les emporterait vers un avenir salutaire ou tragique.


C’est donc sans surprise, et avec un certain soulagement que la population épuisée par tant d’anarchie a appris que les blindés de l’armée avaient ceinturé le Palais du Bardo pour empêcher l’assemblée législative de siéger, que le Premier ministre avait été limogé, que le couvre feu et les restrictions de déplacements étaient renforcés. Ce n’est pas un coup d’État car l’État n’est pas renversé et le Président de la République légitime Kaïs Saïed demeure. C’est d’ailleurs lui qui entouré des chefs des armées et des services de sécurité a annoncé que le pouvoir législatif était muselé et qu’il monopolisait désormais les pouvoirs exécutifs et judiciaires. La constitution n’est pas violée, seulement violentée.

L’avenir révèlera un jour si l’idée du putsch qui ne veut pas dire son nom était bien celle du Président. Cette initiative qui présente des dangers de dérives a pour le moment l’heureux effet de rassembler les tunisiens.


L’armée tunisienne est constituée de 80 000 conscrits et 30 000 gardes nationaux qui sont pour la plupart issus des classes les plus déshéritées. La carrière d’officier n’offre ni avantage, ni prébende, ni salaire enviable. Le métier est dur et les risques élevés car les intégristes qui guerroient aux frontières ne font pas de quartier. La légalité républicaine des officiers supérieurs formés dans les académies françaises et américaines n’a été qu’une seule fois transgressée par le fameux général Ben Ali dont la famille a pillé le pays pendant trente ans. Pour autant, l’armée tunisienne jouit d’une forte popularité amplement méritée par son engagement et sa parfaite loyauté durant ces dix dernières années.


De son côté le Président de la République Kaïs Saïed élu il y a deux ans avec plus de 72% des suffrages est un électron libre sans parti ni autre programme que le vague projet de servir la volonté du peuple. « echarb yourid » (le peuple veut). Le personnage est déroutant. Il cumule les singularités mais fait l’unanimité par sa probité. Ce professeur de droit, époux d’une magistrate est un homme honnête dont la retraite paisible a été entravée par le passage du drapeau rouge et blanc qu’il a embrassé. 

Le putsch militaro-présidentiel allie la révolte de deux pouvoirs populaires: celui des armées et celui du Chef de l’État. Il vise le rassemblement des partisans de l’ordre républicain. 


La puissante organisation syndicale l’UGTT poussée par sa base s’est ralliée avec lenteur,  le patronat a été plus rapide, la société civile est inquiète et hésitante, l’administration divisée, les islamistes désemparés, les salafistes entrés en clandestinité.  Beaucoup redoutent les purges car partout l’illégalité domine.  Rétablir l’ordre et l’équité ne sera pas aisée. Il faudra inspirer la crainte par l’exemple. Qui demain dormira en prison ? C’est la question que chacun se pose. 


L’assainissement est une nécessité car déjà lourdement endettée, la Tunisie doit emprunter d’avantage. Les sommes ne sont pas colossales au regard des pays riches. Pour quelques milliards de dollars, l’économie serait sauvée pour peu qu’elle soit gérée. Le FMI pose ses conditions habituelles. L’Union Européenne, la France et les États-Unis réclament en contre-partie le respect de la démocratie alors qu’ils s’accommodent partout ailleurs de dérives bien plus graves. C’est un prétexte commode car en en réalité, la diplomatie occidentale n’a pas digéré la posture du Président Saïd qui s’est radicalement opposé au Pacte d’Abraham alliant Israël à quelques pays arabes. 


Pour autant, la Tunis demeure le terrain de jeu préféré des orientaux. Par Tunisiens interposés, les fréristes turcs alliés aux qataris affrontent les salafistes saoudiens lesquels s’opposent aux opportunistes émiriens. Tous vont grenouiller de plus belle pour défendre leurs intérêts qui sont diamétralement opposés à ceux de la Tunisie. Les voisins libyens et algériens, liés aux tunisiens par une communauté de destin n’ont pas encore manifesté clairement leur solidarité.

La Président Saïd devra compenser ces faibles soutiens de l’étranger par une rapide et massive adhésion de toute la population. En cas d’insuccès, l’auteur sans galon du 18 Brumaire tunisien risque d'être balayé par ceux-là même qu’il a entrainés. Alors, la Tunisie rejoindra le lot des pays dont la transition démocratique est repoussée ad kalendas graecas.