En cette période de canicule, les Tunisiens bravant les interdits sanitaires sont massés sur les plages. Ils contemplent l’horizon en pensant au héros du jour, Ahmed Hafnaoui, un nageur de 18 ans qui vient de remporter l’or aux Jeux Olympiques de Tokyo. Ce n’est pas étonnant car chaque Tunisien excelle dans cette discipline sportive. Il faut en effet savoir bien nager pour survivre dans un pays submergé par les vagues de calamités. L’épidémie tue comme nulle part ailleurs, les finances publiques sont au bord de la banqueroute, la corruption est généralisée. Même la démocratie est gangrenée ! Forte de l’immunité qu’ils se sont votés, les représentants du peuple se pavanent en limousines et se battent à coups de poing dans l’hémicycle de l’Assemblée. « L’exception tunisienne » n’est plus qu’une affiche de façade invitant les étrangers à venir bronzer idiot. La révolution de 2011 a été grignotée par les réactionnaires, les intégristes, les parvenus et les vendus. Le patriotisme a été vaincu. Depuis des mois, les Tunisiens guettaient la vague géante qui les emporterait vers un avenir salutaire ou tragique.
C’est donc sans surprise, et avec un certain soulagement que la population épuisée par tant d’anarchie a appris que les blindés de l’armée avaient ceinturé le Palais du Bardo pour empêcher l’assemblée législative de siéger, que le Premier ministre avait été limogé, que le couvre feu et les restrictions de déplacements étaient renforcés. Ce n’est pas un coup d’État car l’État n’est pas renversé et le Président de la République légitime Kaïs Saïed demeure. C’est d’ailleurs lui qui entouré des chefs des armées et des services de sécurité a annoncé que le pouvoir législatif était muselé et qu’il monopolisait désormais les pouvoirs exécutifs et judiciaires. La constitution n’est pas violée, seulement violentée.
L’avenir révèlera un jour si l’idée du putsch qui ne veut pas dire son nom était bien celle du Président. Cette initiative qui présente des dangers de dérives a pour le moment l’heureux effet de rassembler les tunisiens.
L’armée tunisienne est constituée de 80 000 conscrits et 30 000 gardes nationaux qui sont pour la plupart issus des classes les plus déshéritées. La carrière d’officier n’offre ni avantage, ni prébende, ni salaire enviable. Le métier est dur et les risques élevés car les intégristes qui guerroient aux frontières ne font pas de quartier. La légalité républicaine des officiers supérieurs formés dans les académies françaises et américaines n’a été qu’une seule fois transgressée par le fameux général Ben Ali dont la famille a pillé le pays pendant trente ans. Pour autant, l’armée tunisienne jouit d’une forte popularité amplement méritée par son engagement et sa parfaite loyauté durant ces dix dernières années.
De son côté le Président de la République Kaïs Saïed élu il y a deux ans avec plus de 72% des suffrages est un électron libre sans parti ni autre programme que le vague projet de servir la volonté du peuple. « echarb yourid » (le peuple veut). Le personnage est déroutant. Il cumule les singularités mais fait l’unanimité par sa probité. Ce professeur de droit, époux d’une magistrate est un homme honnête dont la retraite paisible a été entravée par le passage du drapeau rouge et blanc qu’il a embrassé.
Le putsch militaro-présidentiel allie la révolte de deux pouvoirs populaires: celui des armées et celui du Chef de l’État. Il vise le rassemblement des partisans de l’ordre républicain.
La puissante organisation syndicale l’UGTT poussée par sa base s’est ralliée avec lenteur, le patronat a été plus rapide, la société civile est inquiète et hésitante, l’administration divisée, les islamistes désemparés, les salafistes entrés en clandestinité. Beaucoup redoutent les purges car partout l’illégalité domine. Rétablir l’ordre et l’équité ne sera pas aisée. Il faudra inspirer la crainte par l’exemple. Qui demain dormira en prison ? C’est la question que chacun se pose.
L’assainissement est une nécessité car déjà lourdement endettée, la Tunisie doit emprunter d’avantage. Les sommes ne sont pas colossales au regard des pays riches. Pour quelques milliards de dollars, l’économie serait sauvée pour peu qu’elle soit gérée. Le FMI pose ses conditions habituelles. L’Union Européenne, la France et les États-Unis réclament en contre-partie le respect de la démocratie alors qu’ils s’accommodent partout ailleurs de dérives bien plus graves. C’est un prétexte commode car en en réalité, la diplomatie occidentale n’a pas digéré la posture du Président Saïd qui s’est radicalement opposé au Pacte d’Abraham alliant Israël à quelques pays arabes.
Pour autant, la Tunis demeure le terrain de jeu préféré des orientaux. Par Tunisiens interposés, les fréristes turcs alliés aux qataris affrontent les salafistes saoudiens lesquels s’opposent aux opportunistes émiriens. Tous vont grenouiller de plus belle pour défendre leurs intérêts qui sont diamétralement opposés à ceux de la Tunisie. Les voisins libyens et algériens, liés aux tunisiens par une communauté de destin n’ont pas encore manifesté clairement leur solidarité.
La Président Saïd devra compenser ces faibles soutiens de l’étranger par une rapide et massive adhésion de toute la population. En cas d’insuccès, l’auteur sans galon du 18 Brumaire tunisien risque d'être balayé par ceux-là même qu’il a entrainés. Alors, la Tunisie rejoindra le lot des pays dont la transition démocratique est repoussée ad kalendas graecas.
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