vendredi 10 mars 2023

Tunisie de tous les dangers

Lorsqu'un Chef d'État en toute conscience, réveille la bête immonde qui sommeille dans une large fange de son peuple, il se range dans le camps des fascistes qui feront tache sur l'histoire de son pays. Il faut remonter au siècle dernier pour trouver en Tunisie des exemples d’appels à la ségrégation raciale. Pendant l’occupation allemande (novembre 1942 à mai 1943), les nervis de la « Phalange africaine » surpassèrent en zèle les nazis pour persécuter des Tunisiens de la Hara qualifiés de « racailles youpines ». Le sinistre Parti populaire français de l’époque est aujourd’hui ressuscité dans le Parti nationaliste tunisien ouvertement raciste et dont la rhétorique du « grand remplacement » a été reprise par le Président Saïed. Le défoulement tardif des colonisés surpasse celui des colonisateurs. Ce n’est pas un hasard si Zemmour, pied-noir aigri d’extrême droite a apporté son soutien.


Renier sa terre de naissance

En refoulant brutalement les subsahariens, le Président tunisien abandonne à leurs sorts ses frères d’identité alors que par le sol et le sang, il est lui-même africain. La Tunisie est un brassage ethnique millénaire, une mosaïque, un patchworks de nuances de peau depuis les rouquins de Nabeul jusqu’aux Noirs du Nefzaoua.

Dans ce pays paisible dont les velléités ont à jamais été découragées par le Romain Scipion dit « l’Africain » à Zama il y a vingt deux siècles; dans ce pays qui fut en 1846, l’un de premiers à abolir l’esclavage; dans ce pays où des milliers de soldats se sacrifièrent pour refouler Mussolini et Hitler; dans ce pays au peuple fier et glorieux, la honte s’est abattu.


La peur du Noir

En quelques heures, 50 milliers de peaux noires ont été pourchassées par des nervis à peaux grises. En hâte, un pont aérien a été improvisé par les gouvernements du Mali, de Guinée, de Côte d’Ivoire du Burkina Fasso … pour rapatrier leurs ressortissants. Hachouma ! Les Tunisiens Noirs qui sont plus de 20 mille ont été contraint d’afficher leur carte d’identité en sautoir autour du cou. Apeurés, ils ont reflué vers Kebili, Douz, Souk el Ahad… dans les villages du sud où des cimetières leur sont réservés. Hachouma ! 

Les racistes mal blanchis qui revendiquent leur souche arabe et leur religion musulmane méritent la fatwa car ils ignorent sans doute que les Noirs de Tunisie sont les descendants de Bilal,  l’esclave affranchi à la voix mélodieuse et douce qui fut le premier muezzin de l’islam.


Politique carcérale

Depuis plusieurs mois, la peur insidieuse s’est installée partout. Des arrestations ciblées savamment mises en scène terrorisent le plus large spectre de la société. Elles frappent les ultras mais aussi d’authentiques démocrates de tous les partis, islamistes et libéraux, de droite comme de gauche; des journalistes, syndicalistes, avocats, féministes, ancien Premier ministre, anciens ministres, magistrats, diplomates, hauts fonctionnaires, hommes d’affaires… ils sont des dizaines derrière les barreaux sous l’inculpation fumeuse d’ourdir contre la sûreté de l’État. Les dossiers d’accusations sont vides. Qu’importe, l’objectif est atteint car désormais, nul ne se sent à l’abri de l’arbitraire et de l’interprétation d’un mot de travers. Quelques juges civils et militaires résistent aux pressions; quelques policiers vertueux tentent de modérer les consignes ou détourner les ordres…mais pour combien de temps !


Où est le Printemps d’antan ?

Chacun se demande comment la Tunisie a si vite basculé  du rêve au cauchemar. Je me souviens de l’admiration universelle suscitée par la révolution sans violence de 2011; de l’enthousiasme de la jeunesse incarné par l’admirable Lina ben Mhenni. Je garde en mémoire la vision au centre de Tunis de ce blindé couvert de fleurs, gardé par une adjudante souriante près de laquelle les habitants du quartier avaient posé un plateau de gâteaux et une radio diffusant de la musique. Est-ce le même char et la même soldate qui aujourd’hui interdisent l’accès du Palais du Bardo ? Palais de la fierté d’un peuple qui abritait l’assemblée de ses députés librement et démocratiquement élus. Une première dans le monde arabe !


Dommages diplomatiques 

Les scènes de violences encouragées par l’État ont hébété le monde entier. À New York, dans les couloirs de l’ONU, c’était la sidération. À Washington la consternation. Ce n’est pas demain que la vice-Présidente Kamala Harris ou le secrétaire d’État à la Défense Lloyd Austin se précipiteront pour aller serrer la main du président tunisien. Les afro-américains (12,7% de la population) n’oublieront pas de sitôt l’affront. D’ores et déjà, la Banque mondiale a suspendu « jusqu’à nouvel ordre » ses relations avec la Tunisie. 

En Europe, où l’injure raciale relève des tribunaux correctionnels les dirigeants évitent tout contact: Kaïes Saïed est pour le moment toxique et la Tunisie infréquentable. 

Le Président tunisien est à l’évidence inféodé en conscience ou à son insu aux intérêts du voisinage qu’il faut bien nommer. L’Algérie et l’Italie ne l’ont peut-être pas poussé à la faute, mais ils ne l’ont ni empêché ni blâmé.


Algérie-Tunisie

Les deux hommes forts de l’Algérie, le président de la République et le Chef d’État-Major de l’Armée sont tous deux des conservateurs autoritaires âgés de 77 ans. Il ont également en commun leur haine du Hirak, le mouvement contestataire hebdomadaire inspiré du Printemps tunisien. Alors, toute velléité de liberté d’opinion est systématiquement jetée en prison.

Malade de son Histoire avec la France, l’Algérie considère le pouvoir de Carthage comme le vassal démuni de son arrière cour. Dans les faits, cela consiste à jeter de l’huile sur le feu chaque fois que l’occasion se présente ou de monter en épingle des incidents comme celui  dont a été victime la militante Franco-algérienne Amira Bouraoui

Reste que Tunis et Alger ne jouent pas la même partie sur l’échiquier international. Alger s’est abstenu de voter pour l’Ukraine à l’ONU et persiste à équiper massivement son armée de matériel russe.  Tunis entretient une étroite coopération avec l’Otan et participe à des manoeuvres et des opérations conjointes de forces spéciales y compris sur son territoire .

Quoique partageant une frontière de 1 000 km, les échanges économiques sont faibles, la contrebande abondante, la coopération sécuritaire exemplaire. 


Italie-Tunisie

Tout comme l’Algérie, la Tunisie représente pour l’Italie une sorte de pré carré. Les nostalgiques de la grandeur mussolinienne n’ont jamais digéré leurs défaites de 1943. L’extrême droite au pouvoir à Rome partage une complicité d’idées et de projets avec Alger et Tunis.  Le gouvernement de Giorgia Meloni soutient chaleureusement Saïed. L’Italie préfère les migrants tunisiens aux subsahariens. Des accords de régulation des clandestins auraient été conclus. 

Au plan économique, l’Italie  est le second partenaire de la Tunisie derrière la France. L’italien ENI, cinquième pétrolier mondial est très impliqué dans le jeu de domino pétro-gazier en Algérie, en Tunisie et surtout en Libye, ancienne colonie italienne où la guerre civile est soutenue entre autres par les monarchies du Golfe persique. Justement, en récente visite aux Émirats arabes-unis, la présidente du Conseil des ministres d’Italie a célébré une «coopération sans limite » et fait allusion à la situation financière de la Tunisie. Dans le même temps,  Doha échangeait avec Tunis, sans doute pour faire monter les enchères car le Qatar et les Émirats arabes-unis, irréductibles rivaux, sont aussi en compétition pour le partage du pétrole de Méditerranée qui est l’objet d’une compétition sournoise et féroce de toutes les puissances mondiales. En mer et sur terre, la Tunisie occupe une position géostratégique qui n’est pas négligeable sur la route du pétrole et du gaz oriental, et de la soie chinoise.


Le Président tunisien qui se gargarise d’indépendance et qui dénonce toute ingérence et assistance étrangère aura du mal à conserver ses illusions. Jamais le pays de Bourguiba n’a été aussi faible, vulnérable et à la merci de toutes les manoeuvres.

jeudi 2 mars 2023

Prisonnière en Tunisie, Pauline Hillier

Auteure inconnue publiée par un éditeur indépendant, elle est passée à la télévision. Augustin Trapenard l’avait invitée à juste raison. J’ai lu en apnée son roman terrifiant, éblouissant de tendresse et d’humanité. Pauline Hillier est graine de nominée au prix Goncourt ou Femina.

En 2013, elle était Femen: groupuscule international de militantes féministes radicales anti-religieuses qui affichaient publiquement leurs revendications sur la peau de leur poitrine.

En Tunisie Amina dont j’ai raconté l’épopée, avait cru elle aussi que la liberté guiderait le peuple tunisien. Elle proclamait cette espérance sur ses seins nus.  Son arrestation souleva des protestations internationales. Quelques jours avant la date de son procès, ses camarades françaises qui voulaient se solidariser étaient prévenues: « Venez en Tunisie ! Nous couperons vos seins et nous les donnerons à manger à nos chiens ! » Dans ce climat accueillant, il fallait être folle pour oser. Pauline Hallier n’a pas hésité. À peine dénudée devant le Palais de justice de Tunis elle était interpellée et incarcérée.

C’est à ce moment que son récit commence. Les conditions d’écrou et de détention à la prison de la Manouba sont décrites froidement, méthodiquement. Elle est jetée dans la « meilleure » cellule de la prison qui est grande comme un studio parisien où s’entassent 28 femmes sur des lits superposés.  Un trou et un broc pour l’hygiène; pain et brouet de haricots pour nourriture; cafards, rats, moustiques pour distractions. Odeur des latrines, puanteur des autres et de soi. Harcèlement systématique, permanent des gardiennes. Pauline rebaptisée Bolina est socialement exécutée, déshumanisée.

On lui a pris tous ses vêtements mais laissé « Les Contemplations »  de Victor Hugo, un recueil de 158 poèmes, sans doute confondus avec les sourates chrétiennes. Après l’avoir lu cent fois, en cachette, elle raconte au crayon dans la marge la trame de ce qui sera son oeuvre: « Les Contemplées ». Elle dédie ce témoignage glaçant et affectueux « Aux rejetées. Aux rebues. Aux innocentes. Aux coupables »… à ses codétenues devenues ses soeurs dans l’épreuve.

La société tunisienne est largement fétichiste et superstitieuse, c’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle l’idéologie salafiste a échoué. Dans tout le pays, la sorcellerie occupe une place presque équivalente à la religion qu’elle complète ou supplante parfois. Chacun cherche à deviner le destin que lui réserve Allah à travers les signes prémonitoires que seules les voyantes savent repérer. Le recours aux charlatans permet d’épancher ses secrets. C’est la psychanalyse de l’inculte, c’est le divan du pauvre. 

Depuis son enfance Pauline-Bolina joue à lire les lignes de la main. Dès lors, toutes recherchent son amitié. De la petite voisine muette condamnée à un an pour un joint fumé, à la vieille qui a tué tous les hommes de sa famille le jour où elle n’a plus supporté d’être battue une fois de trop. Même la vieille "cabrane", la caporale, redoutable matronne de cellule, même les ignobles surveillantes. Toutes viennent se confier à la « daggaza » française. En arabe, en français en frarabe, avec des signes de connivences elles avouent l’inavouable caché au fond de leur conscience.

Après Dumas, Flaubert, Montherlant… la Tunisie a toujours inspiré les écrivains voyageurs pour décrire la douceur d’y vivre, l’accueil de ses habitants, la beauté du ciel et de ses monuments. Mais sur l’avers de la médaille nul n’avait encore gravé l’enfer des femmes.  À la prison des hommes, Philippe Soupault, un auteur aussi grand et pourtant moins connu que Breton et Aragon, avait été encagé par les fascistes en 1942. Il a raconté la prison militaire de Tunis. « Le temps des assassins » est un livre oublié dont j’ai jadis estimé qu’il était un des nombreux chefs d’oeuvres de la littérature française. Comme celle de Philippe Soupault, l’écriture de Pauline Hillier est dépouillée, palpitante, sincère. 

Sur l’étagère de la Grande Bibliothèque les deux auteurs mériteraient d’être rangés en miroir côte-à-côte, comme frère et soeur qui ont subi la même souffrance de l’humiliation. « Humiliation qui est une couleur, une musique, une odeur, un contact....Une amertume dans la gorge, un vide dans les mains, une sueur au front » écrit Philippe Soupault. Pauline Hillier lui fait écho: « Je me rhabille en vitesse. Je me sens souillée, abusée. Je n’ai plus d’affaires, plus de papiers, plus de nom, plus de signature, et plus de dignité. Je garde mes yeux sur mes pantoufles à mycoses pendant que les suivantes y passent. Certaines ont l’âge de ma mère, c’est une douleur terrible que d’assister impuissante à leur humiliation » 

Attention ! Il ne faut pas confondre Les Contemplées de Pauline Hillier publié à La Manufacture de livres avec le Guide du Routard, à commencer sa lecture le soir on risque de la terminer au petit matin.