À la Marsa, banlieue chic de Tunis,
les limousines sont de retour. En ce
dimanche de beau temps, les grands bourgeois s’aventurent au marché. Les
propos échangés sont comme les fruits de saison ; sucrés et raffinés. On est
entre soit, entre « beldi », entre notables tunisois intactes de mésalliances
depuis trois générations. Il y a aussi de très jolies jeunes dames, mais on
n’embrasse que leurs enfants. Une pimbêche tient en laisse un sloughi famélique
; même le touriste de passage est ébahi ! Ici, on dépense en dinars mais
on compte en euros. C’est donné ! Les mendiants ont le tact de ne jamais
réclamer, alors les clients sont généreux.
La Goulette accueille à nouveau les villes
flottantes. Chaque matin deux ou trois navires gigantesques déversent pour
quelques heures des milliers d’estivants pressés. Des dizaines d’autocars
prennent la route de l’excursion programmée : Carthage, le Bardo, les
souks…
Sidi Bou Saïd, le village andalou
perché face à la mer est pris d’assaut par une chenille de bipèdes. Les
boutiques et les vendeurs à la sauvette proposent des « souvenirs made in China
». Le spectacle est affligeant.
Pour
faire plaisir à l’ami nous entrons dans l’échoppe que prolonge une superbe
demeure encombrée d’objets infâmes. Surprise ! A l’étage, derrière des vitrines
de verre, repose une des plus belles collections de poteries et de céramiques
du pays. Indifférents à la beauté, les touristes passent sans un regard.
Inquiets
pour l’avenir des arts dans le pays d’Hannibal, les propriétaires
ont sagement choisi de camoufler ces pièces rares au milieu de pacotilles. Ils
y sont à l’abri des vandales.
Sur le port, derrière les yachts qui attendent les beaux jours, les joueurs de
cartes fortunés se chamaillent bruyamment en picolant du rouge, en picorant des
fèves au cumin.
Hier,
sous leurs yeux, un barbu égaré, sans doute un peu allumé, a voulu marcher sur
l’eau. Il s’est noyé.
Carthage, ville du pouvoir et des
ultras nantis.
Marzouki
s’y est installé. Quelle erreur ! Carthage, c’est Versailles, capitale de
l’ancien régime ! Le Président s’y mire dans les ors et pète dans la soie. Des
hommes en uniforme de fantasio montent la garde en sonnant le pas. Derrière les
palissades, la république ronronne. Elle use et abuse des privilèges. Les
petits Marquis s’affairent d’importance. C’est une cour de machos. Aucune femme
ou si peu. Comme au gouvernement où l’unique femelle est chargée du ministère
de son sexe.
Sur les hauteurs, un milliardaire a construit une villa hollywoodienne. La vue
sur les vestiges romains est époustouflante. L’heureux propriétaire confesse ne
pas avoir mis les pieds à Tunis depuis deux ans car « ça grouille, ça braille,
c’est sale ! » Il fait ses courses à Nice ou à Rome.
Salambo, la lumière sur le port
punique est magique. Depuis cinq mille ans, des pécheurs taquinent les
profondeurs en contemplant le Boukornine, volcan à deux cornes qui dort
paisiblement au fond de la rade. Sur un méchant parking improvisé, des amoureux
batifolent à l’abri des pare-brises. Plus loin, des jeunes toutes portières
ouvertes, sono à fond, sirote des bières au goulot.
Le Kram tourne le dos à la mer. La station balnéaire s’étend
maintenant jusqu’au bord du lac de Tunis. Il y a quelques mois, une bannière
noire avait été tendue sur le Boulevard du 5 décembre proclamant en lettres
rouges « we love Tunisia ». Mon étonnement avait attiré un groupe de jeunes
barbus déguisés en pachtouns. Pas mauvais bougres, bien élevés mais paumés. «
Dieu a donné des couleurs à la Tunisie » avais-je improvisé, le monde entier se
déplace pour les contempler, les peintres comme Magritte, Klee y ont cherché
les secrets de la palette. Les couleurs sont des bénédictions. Le Qatar, n’en
possède aucune, c’est sans doute pourquoi, en compensation Allah lui a donné la
richesse. Un salafiste qui rentrait de Doha avait approuvé en riant. C’est le
même qui aujourd’hui me reconnait. Il a rasé sa barbe. On parle de la lumière
de Sousse, du mausolée de Sidi El Heni
où de Maupassant se converti à « la complète émotion de la
vérité ».
Tunis a retrouvé ses habitants.
Quatre heures de promenade sans croiser un uniforme. Pas un policier, pas un
niqab.
Oui,
il faut le proclamer, à Tunis, on voit moins de femmes voilées qu’à Trappe ou à
Créteil !
Tunis est la ville des amoureux. Des milliers de couples baguenaudent les mains
enlacées. Tous les autres jeunes cherchent du regard l’aventure du jour ou de
la vie.
Sur
l’Avenue Bourguiba la foule nonchalante se promène à l’ombre des ficus. Le sinistre
ministère de l’intérieur est encerclé de chevaux de frise coupants. Nul ne peut
s’aventurer sur l’esplanade transformée en déchetterie. Mais quand
détruira-t-on cet immeuble de béton noir dont l’architecte s’est pendu de honte
?
Rue de Marseille, rue Lénine, rue Elie Faure, lycée Carnot, Chez les Nègres,
librairie Clairefontaine, galerie du Colisée, du Palmarium…Au café de Paris la
bière coule à flot.
Entre la chancellerie de France et la cathédrale la statue d’Ibn Khaldoun est
toujours à sa place. Je veux, avait dit Bourguiba « que lorsque l’ambassadeur
de France et l’évêque de Tunis croiseront leurs regards sur la Place de
l’Indépendance, ils voient la grandeur de la Tunisie ».
Plus loin, le marché central est le régal du couffin. Ici une montagne de
jasmin ou de géranium rosa destinés à la distillation, là les épices, les
poissons, les légumes, les viandes…Tout est odorant, chatoyant, appétissant.
N’emportez pas d’appareil de photo ! Ayez plutôt un magnétophone pour
enregistrer la musique du peuple de Tunis qui harangue, qui crie, qui chante,
qui implore, qui rit. On se bouscule, on se confond en excuse, on se complait
en injures. Les jeux de mots fusent.
Je reprends mes esprits à la terrasse d’un café. Deux jeunes filles partagent
une assiette de caftagi. Je m’informe, elles m’invitent « bismAllah ». Je
commande des « Boga », elles méritent bien ça ! On parle de choses qui ne vous
regardent pas.
Avenue El Jezirah, tous les trottoirs sont envahis pas des marchands à la
sauvette. On y trouve de tout ! Des bottes de radis, des lunettes de soleil,
des tongues, de la quincaillerie, des jouets, de la soupe de poix chiche, des
merlans et du maquereau…
La Porte de France se referme sur les souks. Rue de l’Eglise, les touristes
sont hideux : shorts, basquets dans socquettes blanches, banane à la
ceinture, caméra au cou. Quel contraste avec l’élégance tunisienne ! Il est
vrai que depuis les années soixante la Tunisie s’est dotée d’une industrie
textile dont la filière la plus spectaculaire est celle de la friperie. Le pays
est l’un des centres mondiaux du triage de vêtements usagés ou déstockés.
Résultat : on trouve à l’étalage de quoi se vêtir fort correctement pour moins
d’un dinar six sous.
À fuir les touristes, je me retrouve bien malgré moi dans la plus célèbre rue
de la ville. Celle des coquins et des coquines. Les vieux se souviennent qu’il
existait en ces lieux un bordel pour homos où les travelos et les moustachus
faisaient des fêtes incroyables auxquelles se mêlaient parfois les maquerelles
voisines et leur protégées. Souvenir de cette époque de luxure révolue, un
antiquaire de la rue Zarkoun vend un immense tableau représentant un jeune
homme s’enfuyant le cul nu, un énorme pain sous le bras.
Incongru
mais de bonne facture.
Rue des Tanneurs, rue du Caire, rue de Hollande, les trottoirs sont encombrés.
Sur la place de Rome deux caoutchoucs centenaires répandent leurs ombres
majestueuses sur les amas de détritus. Les splendides immeubles "art
déco" sont délabrés. Nul ne se soucie de l’entretien des espaces
collectifs. Même à Carthage, les milliardaires ne balaient pas devant leurs
villas. Ils suspendent leurs ordures pour empêcher les chats de crever les sacs
en plastique qui attendent la tournée des éboueurs. Le tunisien est propre sur
lui et dans sa maison. Ailleurs, c’est un souillon.
Au Passage, de l’avenue de la Liberté vers celle de Paris, l’encombrement est à
son comble. Voitures, métro, bus, piétons se disputent la chaussée. Je me
repose un instant contre un arbre penché. Le vieux cireur de chaussure
s’affaire sur mes escarpins. « Combien de fions ont bien pu se poser sur ce
tronc ? » Des millions, me répond le brosseur à reluire en se marrant. Il
occupe la place depuis 47 ans ! Il a connu les juifs, les italiens, les
maltais, les français…Les Tunisiens se sont réapproprié le quartier. Une fois
l’an, il rentre à Kairouan pour faire un enfant. Ils sont dix. Un vétérinaire,
une institutrice, deux boulangers en Allemagne, quatre chômeurs, deux
collégiens. « C’est ça la vie ! » Je lui tends une paume pleine de pièces. Il
en choisi seulement trois, « pour la location de l’arbre » me dit-il.
Au bout de l’avenue Mohamed V, je récupère ma voiture sur un gigantesque
parking improvisé. Le gardien répond finement à mes provocations. Il est jeune,
bien portant, content de son emploi qu’il cumule avec celui de conseil
juridique en plein air. Car ce diplômé de l’université exerce son savoir à la
sauvette. Pour cinq dinars, il assiste le justiciable de passage qui reste
assis derrière son volant.
Que pense-t-il du projet de constitution ?
« Il n’est pas de texte qui rendre les hommes vertueux…. Laissons la religion
de coté. La future constitution demande aux hommes politiques de partager le
pouvoir. Ils en sont incapables. Peu d’entres-eux sont honnêtes. » Mais les
grands principes ?
« Ils ont ajouté la dignité à la devise nationale, bof !
L’eau
est déclarée un droit pour tous. Ça c’est important ! Pour la soif, les
ablutions et l’irrigation…Mais rien sur le pain ! »
Le juriste ambulant ne croit pas que la loi sera jamais respectée. Il raconte
: « récemment une mère de famille trompée est allée se plaindre. La
police a surpris le mari volage et constaté le flagrant délit d’adultère. Le
couple délictueux a été arrêté sur le champ, déféré en comparution immédiate et
condamné à deux ans de prison ferme ! » J’écarquille les yeux et demande si
c’est une blague. « Oui en partie car ce scénario est invraisemblable malgré la
loi sur l’égalité homme/femme. C’est un mari cocu qui a fait enfermer la mère
de ses enfants ! C’est dans le journal d’hier !... »
Un gavroche passe en sifflotant l’hymne de la révolte : « si un jour le peuple
veut exister… »
A Tunis, il le
veut. Il attend son heure, il est fort, il se sent maitre de sa révolte et de
son destin. La révolution est à venir.