mercredi 15 mai 2013

Tunisie, la foire des livres



J’avais emporté  une friandise que je dégustais dans l’avion ; un roman d’espionnage loufoque dont l’action se déroule en pays «  imaginaires » : l’Emirat du Matar et le Royaume de Wasabie.
L’héroïne de ce thriller hallucinant est une super woman made in USA dont la mission est de fomenter le soulèvement des femmes chez les wahhabites.
A la tête d’une équipe de branquignoles elle réussira au-delà de toute espérance avant de se heurter à la conjuration des intérêts supérieurs des Etats machos conduite par le perfide « onzième » bureau français.
« Florence d’Arabie » de Christopher Buckley est la vision à peine caricaturale de la condition inhumaine des femmes  et du rôle amphétaminique des médias.
A lire pour rire, à relire pour apprendre, à reprendre pour comprendre la désinvolte abdication du « monde libre ».

A la librairie Clairefontaine, près de l’ancien lycée Carnot à Tunis, j’ai acheté un concentré de 40 000 ans d’histoire. Un ouvrage indispensable à tout estivant qui ne veut pas bronzer idiot. A distribuer aux passagers de Tunis Air.
Habib Boularès n’est pas Michelet, ni Henri Martin mais son « Histoire de la Tunisie » descriptive et factuelle a la modestie d’aller à l’essentiel. C’est amplement suffisant pour comprendre que depuis la nuit des temps le vent des idées de ce petit pays a toujours soufflé sur le pourtour de la Méditerranée.
Fort heureusement publié après la révolution, l’auteur a pu se dispenser du chapitre de porte-coton du dictateur. Dommage, car c’est à la consistance du passé, qu’on mesure l’insignifiant de l’écume laissée par ces trente dernières années d’autocratie. Cela convient à l’auteur, historien de talent mais  homme politique faible et myope. En 1991, il était  ministre de la défense de Ben Ali lorsque plus de deux cents officiers et sous-officiers de l’armée furent arbitrairement arrêtés et torturés. A son insu ! Il n’a rien vu !

En attendant que la mémoire  d’Habib Boularès et la justice éclairent les années de plomb, un martyr authentique, Sami Kourda, a pris la plume pour raconter  sa descente aux enfers «  Le complot Barraket Essahel ou Chronique d’un calvaire », Sud Editions.
Sidi Sami était commandant dans l’armée tunisienne, le plus brillant, le plus décoré, le plus instruit de sa génération. Un jour de 1991 le dictateur parano Ben Ali s’invente un complot de militaires islamistes. Les arrestations se succèdent.  «  Non ! Pas moi » Pense le multi diplômé des académies  tunisiennes et américaines « Je n’ai strictement rien à me reprocher ». Il avait tort. Livré  à la police politique, il sera torturé. Son livre est le récit méthodique de ses souffrances et de celles de ses codétenus. Mais contrairement aux témoignages habituels du genre, l’homme livre ses terreurs et ses lâchetés. Il craint la douleur, il espère la mort. On lui demande la liste de ses complices.  Il supplie ses bourreaux : « Aidez-moi, mettez-moi sur la voie ! » Un tortionnaire lui souffle la première lettre. La boule de chair cherche désespérément des noms à livrer. Il avoue tout ce qu’on lui demande, signe sans même ouvrir les yeux. Enfin on le laisse gémir. Une nuit, le général-président de la publique fait une ronde pour s’assurer du sanglant de ses ordres.
Ce livre est un coup de poing à l’estomac qui donne envie de donner l’accolade à son auteur. Aujourd’hui, le commandant attend que la République tunisienne lui accorde justice, que son uniforme lui soit restitué, ne serait-ce que le temps de saluer le drapeau incliné et de recevoir une décoration  devant un détachement  qui lui rendra les (son) honneurs.
En contre-champs, un bouquin que j’ai eu tort d’acheter. Alors, je ne vous livrerai ni le titre, ni l’auteur. Si vous maraudez dans une librairie en Tunisie, passez votre chemin devant cette couverture sombre et son titre plein de promesse. Il est écrit par un ancien haut fonctionnaire de police, entièrement zélé à Ben Ali après avoir été le garde du corps de Bourguiba. On s’attend à des anecdotes, à des révélations… Que nenni, l’auteur parle de lui, uniquement de lui. Le commissaire n’a rien vu de l’histoire de son pays, il était trop occupé à se regarder dans la glace.
Ce n’est pas le cas de Chedli Klibi, ancien ministre de Bourguiba.  Il dresse un court portrait du héros de la Tunisie tout en finesse. Sans doute le meilleur du genre. C’est sobre, dépouillé, bien écrit, donc agréable à lire. Admiratif mais jamais flagorneur. Erudit modeste, Chedli Klibi ne se pousse jamais du col ; ce qui  n’est pas courant dans l’édition tunisienne.
Comme Guillemin disait : «  Sur de Gaulle ?  Voyez Lacouture ! », sur Bourguiba, lisez Klibi « Radioscopie d’un règne »

L’interpellation du meurtrier d’Hedi Chaker est un souvenir d’enfant,  il était à l’avant, mon père conduisait, j’étais à l’arrière à coté du garde. C’est sans doute pourquoi j’ai lu avec passion « Cet homme doit mourir » de Taoufik  ben Sadok Abdelmoula (Med Ali Editions).
Sfax, deuxième ville de Tunisie est un pays dans le pays : renfermé, discret, tolérant, généreux, laborieux et surtout résistant. Les touristes contournent le charme  de cette population intelligente qui n’a jamais cherché à recycler son économie dans les usines à bronzer. Sfax c’est l’huile d’olive et les amandes, l’industrie manufacturière,  la finance, le commerce ouvert sur le monde.  Sans cette région, la Tunisie serait estropiée.
L’ouvrage d’Abdelmoula relate l’épopée méconnue du combat des notables de la ville pour obtenir de la France l’indépendance de la Tunisie au début des années cinquante. Par scrupule, l’auteur prend soin de prévenir que sa contribution à l’histoire est « romancée » ; cela ne veut pas dire qu’elle est inventée, mais que la transcription des dialogues n’est pas rigoureuse car sa naissance tardive ne lui a pas permis d’en être le témoin direct.
Les témoignages honnêtes sur la décolonisation sont rares et souvent ennuyeux. C’est pourquoi le livre d’Abdelmoula qui se lit comme un roman est précieux.

Je n’ai rien acheté cette année à la foire du livre de Tunis  les salafistes étaient à la fête.  Les publications égyptiennes occupaient le tiers des espaces et les Saoudiens distribuaient des ouvrages, à la volée (mais sans jeu de mots).
Les éditeurs français n’avaient pas fait le déplacement. Le marché n’est pas « captif ». Alors la langue française déserte la Tunisie aux dix millions de locuteurs  fauchés pendant que le Qatar, riche pays sans libraire ni bibliothèque, rejoint  « la grande famille » de l’Organisation Internationale de la Francophonie.

Et tombent les  premières feuilles de l’automne arabe.
Hélas, elles sont françaises !...

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