En visite à Paris, le Premier Ministre tunisien s’est exprimé en arabe. C’est un fait sans précédent
dans les annales des rencontres bilatérales avec les dirigeants d’Afrique du
Nord. Dans une interview
à TV 5, Monsieur Hamadi Jebali par
courtoisie, a dit quelques mots hésitants en mauvais français.
La presse francophone tunisienne se moque de
lui : « Avez-vous comprendu ? » titre un quotidien
de Tunis.
C’est injuste.
Pourquoi les gouvernants devraient-ils maîtriser
obligatoirement la langue de Molière ? Quel a été l’effort culturel de
l’ancien protectorat ? Dans quel pays étaient refugiés les
opposants à la dictature ? Pas en France en tous cas !
Le Premier Ministre tunisien, fils de menuisier,
est ingénieur en thermodynamique. Son principal diplôme a été obtenu par
assiduité à « l’école Mandela » : 16 ans de prison dont dix
de mitard ! Toute une tranche de vie sans pouvoir lire ni écrire un
mot de français ; sans recevoir l’écho des six lettres « l
i b e r t é ». Depuis, l’ancien élève des Arts et Métiers de
Paris a un peu oublié le patois parigot. Comment le lui reprocher !
Le langage en Tunisie a une histoire.
Il y a soixante dix ans, selon les statistiques
officielles de la Régence de France, Tunis comptait deux cent mille
habitants dont plus de la moitié étaient des immigrés : italiens, français, maltais…
Les « indigènes», étaient minoritaires en
nombre et en droits.
Quatre vingt mille « arabes »
vivaient dans des conditions économiques effroyables sans espoir d’éducation.
L’instruction primaire des petits garçons se limitait au double apprentissage
du Coran et des coups de bâtons, celle des petites filles à tamiser le
couscous.
Bien sûr, il y avait les
gosses de bourgeois qui fréquentaient le collège Saddiki –à l’origine
école d’interprètes- ceux-là maîtrisaient
à la perfection l’arabe et le français. Dans les beaux quartiers, il y
avait aussi quelques établissements juifs et catholiques.
En province,
à Sousse, Bizerte, Sfax, la situation coloniale était la même,
les immigrés francophones y étaient majoritaires et les arabes massivement
ignorants.
A l’indépendance en
1956, Bourguiba proclama l’école publique obligatoire pour tous et
toutes. Il y consacra le tiers des ressources du pays.
Deux générations plus tard, l’analphabétisme était
vaincu et de surcroît, les trois quarts de
la population savaient aussi le français.
Le dictateur qui destitua Bourguiba en
1987 en brandissant un certificat médical (écrit en français) imposa dés 1990 l’usage de l’arabe dans
l’enseignement des matières scientifiques. Avec méthode, Ben Ali
dépouilla les Tunisiens de leur bien culturel le plus précieux.
La langue de Voltaire régressa au point
de devenir le marqueur d’une ségrégation sociale. Les gens de la haute
administration et des affaires s’approprièrent le français, les
opposants islamistes l’arabe classique et coranique, le quidam
continua de parler tunisien « la darja », langue chaque jour
enrichie par l’arabe oriental des chaînes satellitaires et les
expressions des immigrés de retour Europe.
La politique française en Afrique du Nord était
hypnotisée sur le business. En déficit de vision diplomatique, la coopération
culturelle se rendit complice de cette perte d’influence car elle mit son zèle
au profit de la reproduction des serviteurs de la dictature. Ainsi, le très
sélect lycée français de La Marsa accueillait toute la
marmaille des ministres et des fortunés. Les petits enfants
de Ben Ali s’y faisaient accompagner en berlines aux vitres
teintées, leurs gardes du corps étaient admis dans la cour de l’école. Les
visas d’études en France étaient au préalable « visés » par la
dictature. Tout suspect islamiste tout esprit indépendant était
écarté, contraignant ainsi le banni au choix d’universités à Londres
ou Washington. Pourtant, à Carthage, la mode était au français. La famille
adorait passer ses week-end à Cannes. Les mauvaises langues et les
fines bouches du palais se délectaient des macarons de chez Carette :
sublimes ! inouï ! à mourir ma chère !
Déchue, « La Régente Ben Ali »
depuis son exil en Arabie fera publier un livre destiné à son entourage puisqu’il
est écrit en (….) français !
Par bonheur,
entre l’arabe « liturgique » des islamistes et le
français dénaturé de la jet set, survit la langue nationale.
La langue
tunisienne est de l’arabe fortement influencé par le berbère
« zenati », le maltais, le sicilien, le provençal,
l’andalou, le corse… Pour tous les étrangers, ce parler est hermétique. C’est
une mosaïque de sabirs qui reflète la tournure et la vivacité d’esprit d’un
peuple millénaire passionné d’échanges et de dialogues. Tous les Tunisiens sont bilingues : ils parlent la langue nationale plus
l’arabe. La plupart maîtrisent aussi une langue
étrangère : le français, l’allemand, l’italien, l’anglais …selon leur
parcours scolaire, professionnel, ou d’immigré.
La révolution tunisienne a renversé la table des
mots. La langue française est devenue réactionnaire, elle évoque le passé
répressif, elle vient du nord hostile et froid. Les salafistes la
détestent car ils ne la savent pas. Les séculiers la vénèrent car ils ne
connaissent qu’elle. Bien sûr, il y a des savants
lettrés multilingues. Le Docteur Moncef Marzouki ,
Président de la République est de ceux-là.
C’est indispensable dans la fonction de conciliation qui est la sienne.
Il y a surtout l’immense Professeur Mohamed
Talbi dont l’immortalité de la pensée bilingue guidera la
sagesse de la Tunisie éternelle, inch Allah !
En attendant, le fait qu’une élue de la Constituante, représentante de la communauté immigrée ait été empêchée de discourir en français depuis son
pupitre illustre les limites de la pluralité linguistique. A censurer le
vecteur, on tue la communication et l’expression d’une autre vision. Le bilinguisme jadis imposé dans les écoles
a permis à deux générations « de penser » et d’échanger
en arabe et en français. Aujourd'hui, selon son degré d’instruction
et selon sa formation, la jeunesse tunisienne est partagée entre ceux qui
pensent « thawra » soulèvement Qardawi et ceux qui pensent
« révolution » Che Guevara. Pour les uns c’est un appel du
très Haut, pour les autres c’est une lutte séculière pour la liberté et la
justice. Le référent linguistique différencie les concepts et rend par conséquent
le compromis difficile.
La langue tunisienne pourrait être le vecteur
apaisant. Mais elle est également menacée car trop expressive, trop
persuasive, trop imagée. Elle est l’allié de la tolérance et de la
conciliation. Elle n’a jamais été guerrière, elle est douce et parfumée, elle
est du Marcel Pagnol ! Elle est méditerranéenne authentiquement.
Les islamistes la combattent assidûment.
Ils s’efforcent et parviennent à ne parler que l’arabe classique oriental,
dépouillé de toute familiarité, sans truculence, sans grossièreté ni amour.
Derrière leur barbe, ils s’expriment sentencieusement à la façon des
docteurs de Molière, en levant le doigt bien haut comme pour accompagner
l’envol de leurs mots. Pour eux, la langue arabe est sacrée, elle
doit être tamisée de toutes impuretés.
Même l’accent régional est suspect, car il signale
une identité qui ne saurait se superposer aux mots du Coran. Une présentatrice
de télévision en a fait les frais en prononçant par inadvertance une expression
qui dénonçait son origine provinciale.
Tout comme le français, la langue tunisienne
« derja » est devenue idéologiquement
suspecte. Les islamistes et les réactionnaires veulent la cantonner à
la cuisine.
L’exacerbation de la fracture linguistique est
un signe avant coureur de la démarcation des lignes d’un conflit interne qui
menace la Tunisie.
Il est urgent de siffler l’armistice de la guerre
des langues.
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