mercredi 15 mai 2013

Tunisie. La guerre des langues



En visite à Paris, le Premier Ministre tunisien s’est exprimé en arabe. C’est un fait sans précédent dans les annales des rencontres bilatérales avec les dirigeants d’Afrique du Nord.  Dans une interview à TV 5,  Monsieur Hamadi Jebali par courtoisie, a dit quelques mots hésitants en mauvais français.
La presse francophone tunisienne se moque de lui : « Avez-vous comprendu ? » titre un quotidien de Tunis.
C’est injuste.
Pourquoi les gouvernants devraient-ils maîtriser obligatoirement la langue de Molière ? Quel a été l’effort culturel de l’ancien protectorat ? Dans quel pays étaient refugiés les opposants à la dictature ? Pas en France en tous cas !
Le Premier Ministre tunisien, fils de menuisier, est ingénieur en thermodynamique. Son principal diplôme a été obtenu par assiduité à « l’école Mandela » : 16 ans de prison dont dix de mitard ! Toute une tranche de vie sans pouvoir lire ni écrire un mot de français ; sans recevoir l’écho des six lettres « l i b e r t é ». Depuis, l’ancien élève des Arts et Métiers de Paris a un peu oublié le patois parigot. Comment le lui reprocher !

 Le langage en Tunisie a une histoire.
Il y a soixante dix ans, selon les statistiques officielles de la Régence de France, Tunis comptait deux cent mille habitants dont plus de la moitié étaient des immigrés : italiens, français, maltais…
Les « indigènes», étaient minoritaires en nombre et en droits.
Quatre vingt mille  « arabes » vivaient dans des conditions économiques effroyables sans espoir d’éducation. L’instruction primaire des petits garçons se limitait au double apprentissage du Coran et des coups de bâtons, celle des petites filles à tamiser le couscous.
Bien sûr, il y avait les gosses de bourgeois qui fréquentaient le collège Saddiki –à l’origine école d’interprètes- ceux-là maîtrisaient à la perfection l’arabe et le français. Dans les beaux quartiers, il y avait aussi quelques établissements juifs et catholiques.
En province, à Sousse, Bizerte, Sfax, la situation coloniale était la même, les immigrés francophones y étaient majoritaires et les arabes massivement ignorants.

A  l’indépendance en 1956, Bourguiba proclama l’école publique obligatoire pour tous et toutes. Il  y consacra le tiers des ressources du pays.
Deux générations plus tard, l’analphabétisme était vaincu et de surcroît, les trois quarts de la population savaient aussi le français.
Le dictateur qui destitua Bourguiba en 1987  en brandissant un certificat médical (écrit en français) imposa dés 1990  l’usage de l’arabe dans l’enseignement des matières scientifiques. Avec méthode, Ben Ali dépouilla les Tunisiens de leur bien culturel le plus précieux.
La langue de Voltaire régressa au point de devenir le marqueur d’une ségrégation sociale. Les gens de la haute administration et des affaires s’approprièrent le français, les opposants islamistes l’arabe classique et coranique, le quidam continua de parler tunisien « la darja », langue chaque jour enrichie par l’arabe oriental des chaînes satellitaires et les expressions des immigrés  de retour Europe.

La politique française en Afrique du Nord était hypnotisée sur le business. En déficit de vision diplomatique, la coopération culturelle se rendit complice de cette perte d’influence car elle mit son zèle au profit de la reproduction des serviteurs de la dictature. Ainsi, le très sélect lycée français de La Marsa accueillait toute la marmaille  des ministres et des fortunés. Les petits enfants de Ben Ali s’y faisaient accompagner en berlines aux vitres teintées, leurs gardes du corps étaient admis dans la cour de l’école. Les visas d’études en France étaient au préalable « visés » par la dictature. Tout suspect islamiste tout esprit indépendant était écarté,  contraignant ainsi le banni au choix d’universités à Londres ou Washington. Pourtant, à Carthage, la mode était au français. La famille adorait passer ses week-end à Cannes. Les mauvaises langues et les fines bouches du palais se délectaient des macarons de chez Carette : sublimes ! inouï ! à mourir ma chère !
Déchue, « La Régente Ben Ali » depuis son exil en Arabie fera publier un livre destiné à son entourage puisqu’il est écrit en (….) français !

Par bonheur, entre l’arabe « liturgique » des islamistes et le français dénaturé de la jet set, survit la langue nationale.
La langue tunisienne est de l’arabe fortement influencé par le berbère « zenati », le maltais, le sicilien, le provençal, l’andalou, le corse… Pour tous les étrangers, ce parler est hermétique. C’est une mosaïque de sabirs qui reflète la tournure et la vivacité d’esprit d’un peuple millénaire passionné d’échanges et de dialogues. Tous les Tunisiens sont bilingues : ils parlent la langue nationale plus l’arabe. La plupart maîtrisent  aussi une langue étrangère : le français, l’allemand, l’italien, l’anglais …selon  leur parcours scolaire, professionnel, ou d’immigré.
La révolution tunisienne a renversé la table des mots. La langue française est devenue réactionnaire, elle évoque le passé répressif, elle vient du nord hostile et froid. Les salafistes la détestent car ils ne la savent pas. Les séculiers la vénèrent car ils ne connaissent qu’elle. Bien sûr, il y a des savants lettrés multilingues. Le Docteur Moncef Marzouki , Président de la République est de ceux-là. C’est indispensable dans la fonction de conciliation qui est la sienne.
Il y a surtout l’immense Professeur Mohamed Talbi dont l’immortalité  de la pensée bilingue guidera la sagesse de la Tunisie éternelle, inch Allah !

En attendant, le fait qu’une élue de la Constituante, représentante de la communauté immigrée ait été empêchée de discourir en français depuis son pupitre illustre les limites de la pluralité linguistique. A censurer le vecteur, on tue la communication  et l’expression d’une autre vision. Le bilinguisme jadis imposé dans les écoles a permis à deux générations « de penser » et d’échanger en arabe et en français. Aujourd'hui, selon son degré d’instruction et selon sa formation, la jeunesse tunisienne est partagée entre ceux qui pensent « thawra » soulèvement Qardawi et ceux qui pensent « révolution » Che Guevara. Pour les uns c’est un appel du très Haut, pour les autres c’est une lutte séculière pour la liberté et la justice. Le référent linguistique différencie les concepts et rend par conséquent le compromis difficile.

La langue tunisienne pourrait être le vecteur apaisant. Mais elle est également menacée car  trop expressive, trop persuasive, trop imagée. Elle est l’allié de la tolérance et de la conciliation. Elle n’a jamais été guerrière, elle est douce et parfumée, elle est du Marcel Pagnol ! Elle est méditerranéenne authentiquement.
Les islamistes la combattent assidûment. Ils s’efforcent et parviennent à ne parler que l’arabe classique oriental, dépouillé de toute familiarité, sans truculence, sans grossièreté ni amour. Derrière leur barbe, ils s’expriment sentencieusement à la façon des docteurs de Molière, en levant le doigt bien haut comme pour accompagner l’envol de leurs mots. Pour eux, la langue arabe est sacrée, elle doit être tamisée de toutes impuretés.
Même l’accent régional est suspect, car il signale une identité qui ne saurait se superposer aux mots du Coran. Une présentatrice de télévision en a fait les frais en prononçant par inadvertance une expression qui dénonçait son origine provinciale.

Tout comme le français, la langue tunisienne « derja » est devenue idéologiquement suspecte. Les islamistes et les réactionnaires veulent la cantonner à la cuisine.
L’exacerbation de la fracture linguistique est un signe avant coureur de la démarcation des lignes d’un conflit interne qui menace la Tunisie.
Il est urgent de siffler l’armistice de la guerre des langues.

Aucun commentaire: