La
bétaillère est un blindé blanc qui fait la navette entre l’aéroport et le
centre ville. L’engin n’est pas vitré, mais il possède quelques hublots
étoilés : preuve qu’ils sont à l’épreuve des balles. Le ciel est gris. Mes
photos seront mauvaises. On roule à vive allure. Le chauffeur se démène pour
contourner les ornières et les crevasses, son convoyeur vocifère dans le micro
du radio téléphone. Avenues désertes, façades criblées, calcinées, immeubles
effondrés, carcasses de tramway brulées. A un carrefour, le véhicule freine
pour laisser passer une invraisemblable meute de chiens de toutes races. Vision
effrayante de ces animaux magnifiques émancipés par la guerre, devenus
charognards par nécessité.
L’ambassade de France est une baraque de chantier
fortifiée par des murs de sacs de sable. Les visiteurs patientent dans une
salle de gymnastique attenante où des soldats font de la gonflette. Trois
diplomates quatre gendarmes.
Allons grignoter un morceau dit l’ambassadeur. La
limousine du plénipotentiaire est un 4X4 poussif avec un drapeau bleu blanc
rouge qui flotte sur le toit. On file sur la sinistre « Sniper
Alley », le conducteur nous dépose à l’entrée de la vieille ville. Nous
voici cinq hommes marchant dans la cité morte. De temps en temps, le
crépitement d’une mitraillette déchire le silence, au loin des obus tonnent.
J’ai la tête enfoncée dans les épaules, le regard au sol. Je me sens devenir
rat. Les pandores paraissent inquiets, ils gardent la main sur la crosse.
L’ambassadeur admirable admire, s’arrête à un carrefour pour rallumer sa pipe,
détaille la façade d’une mosquée ou de la cathédrale. Il devise. Je n’écoute
pas. Je tente de me rassurer en pensant que la promenade a valeur de présentation,
pour signifier aux observateurs embusqués que je suis sous protection
tricolore.
Au bout d’une éternité, on s’engouffre dans un
restaurant dont le patron a aménagé la cave en réfectoire. On mange à la lueur
de bougies, ce n’est pas bon, c’est froid ; on fume beaucoup, on boit un
peu. Pour survivre à la peur, il faut ignorer le siège, faire comme s’il
n’existait pas. Comme si c’était la paix. On parle de Paris qui elle, est en
guerre car la gauche est à l’Elysée et la droite à Matignon ! A Sarajevo,
ce clivage est dérisoire, ici il y a ceux qui tirent et ceux qui tombent.
Le Holliday
Inn est un cube jaune avec un énorme patio, on s’y sent comme au milieu du
cratère d’un volcan. L’ascenseur fonctionne par intermittence, les escaliers
sont effondrés, il faut les escalader, il y a parfois de l’eau froide, rarement
de l’électricité. L’hôtel a deux façades pas trop exposées où loge une faune
interlope pouvant se prévaloir d’une accréditation humanitaire, militaire ou de
presse. Je n’ai aucune des trois. J’intrigue, ça chuchote. Un
curieux ose me demander ce que je viens faire ; il ne semble pas surpris
lorsque je lui parle de sport et de tourisme. Ma chambre est vaste et glaciale.
La fenêtre sans vitre est habillée d’un plastique opaque, il est conseillé de
ne pas laisser passer de la lumière car les snipers saouls adorent les ombres
chinoises. Epuisé de pétoche accumulée, je m’endors tout habillé. Une
canonnade, des crépitements, des cris, des éclairs de lumières traversent les
interstices des huisseries. Je me réveille furibard. Je roule, m’allonge sur la
moquette poussiéreuse à l’abri du lit et sombre dans un sommeil protecteur. Au
réveil le silence est total. En bas, une cinquantaine d’aventuriers s’affairent
dans la salle du petit déjeuner. Les journalistes trimballent leurs bardas, des
officiers de toutes nationalités conversent à voix basse d’un air mystérieux,
des humanitaires s’affairent sur le planning de la journée. Rares sont ceux qui
comprennent la situation mais tous jouent les importants.
A quelques
encablures de l’hôtel, on a édifié une tribune qui permet une vue imprenable
sur le carrefour le plus dangereux de la ville. Une trentaine de caméras de
télévisions du monde entier sont aux aguets sur leurs trépieds. Les chasseurs
d’images sont à l’affût. Depuis les immeubles, les tireurs peuvent cibler le
gibier dont le trophée fera la une des JT. Ils guettent la proie de
choix : un gosse, une jolie blonde, une mémé avec un cabas…
Parfois, par défi, un adolescent courageux en mal de gloire vient
se planter au milieu du carrefour. Il allume une cigarette. La fume
tranquillement jusqu’au bout, puis l’écrase lentement du pied avant de
s’éloigner comme à regret d’avoir eu la vie sauve. Ce jour là, les
vociférations des « chiens » n’ont pas réveillé les snipers encore
ivres du feu d’artifice de la nuit.
C’est l’une des plus grosses entreprises de
construction de l’ex- Yougoslavie. Jadis des dizaines de chantiers à travers le
monde, des milliers d’ouvriers, des centaines d’ingénieurs…La façade du siège
social est vérolée de balles. Des containers ont été disposés de part et
d’autre de la rue pour former un passage protégé jusqu’au hall d’entré où
m’attendent une hôtesse et un jeune interprète. Leur mise soignée contraste
avec l’état de la ville. Je constaterai plus tard que malgré la pénurie de
tout, les Sarajeviens traverseront la guerre tirés à quatre épingles. Une façon
de protéger sa dignité à défaut de pouvoir défendre sa vie.
Le patron qui me reçoit est grand, sec, les joues
creuses, le regard dur. Costume, cravate, chemise blanche, rasé de près.
Expression d’une souffrance impeccablement maîtrisée. La conversation est
difficile. Il veut beaucoup, des médicaments, des laissez-passer… Je n’ai rien.
Il me prend pour un autre, je dois le convaincre que je suis comme lui, un
entrepreneur otage des circonstances. Soudain une violente fusillade éclate.
C’est tout à coté. On entend des cris et des cavalcades à l’étage en dessous.
J’ai envie de me jeter sous la table. Mon interlocuteur est impassible. Après
une éternité, le calme revient. Une secrétaire entre et vient déposer calmement
un papier sous l’œil de son PDG. Je demande si tout va bien. Juste deux blessés
légers me dit-il. Quelques années plus tard, on se retrouvera par hasard à
Paris. Alors avec force accolades, devant une assemblée d’exportateurs médusés,
nous échangerons les larmes d’une émotion trop longtemps contenue d’avoir
partagé la plus belle frousse de notre vie.
Mais pour le moment, je lui demande l’impossible,
il feint la facilité. Ouvrir un chantier ici, sous les tirs et les
bombes ? « no problem ». Approvisionner en ciment, acier,
gravier et matériaux de construction alors que Sarajevo est cerné
d’ennemis ? « no problem ». Je veux qu’il m’explique « its
our problem » j’insiste.
Finalement, j’apprends que l’argent peut tout, y
compris décréter des trêves. Il me révèle - secret de polichinelle - avoir
creusé un tunnel sous l’aéroport et les lignes ennemies. Le passage est risqué
car il faut courir à découvert sur quatre cents mètres pour rallier l’entrée du
boyau sous-terrain. Les hommes opèrent de nuit. Comme il faut payer les
sentinelles, alors depuis les tranchées qui se font face, on négocie le prix
avant de lancer une sacoche d’argent. Les avant-postes sont
ainsi neutralisés mais les risques demeurent, car les casques bleus détectent
tous mouvements et parfois, un sadique éclaire au projecteur les passeurs qui
se font descendre comme des lapins par les tireurs de seconde ligne.
Nous avons fait affaire.
L’invraisemblable s’est réalisé.
Pendant deux ans, à Sarajevo où chaque jour les ruines s’accumulaient
sous les bombes, la ville résonna des bruits d’un chantier de construction.
Comme si de rien n’était.
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