Le rendez-vous annuel des lecteurs et des
littérateurs ressemble de plus en plus à un supermarché. Pas encore de caddies
mais à l’entrée on distribue des cabas. Dans les stands, les Best Sellers
s’affichent en tête de gondoles. Des hôtesses bien mises aspirent les chalands
vers les linéaires d’ouvrages aux couvertures glacées couleur pot de
yaourt : rose, cerise, vanille chocolat, marron, blanc, zéro pour cent,
bio…
Il y en a pour tous les goûts.
Les livres s’étalent en petites piles serrées sur des
tables et des dessertes. Le chaland parcourt les menus : saisit un ouvrage, feuillette pour s’éventer, lit trois lignes au
hasard, repose le bouquin. Pas bon. Au suivant. Parfois, il déniche un
paragraphe comestible qui le met en appétit. Il pose alors un doigt en signet
et passe à la quatrième de couverture
pour connaître le prix du pavé. Il hésite. Le
plus souvent, il décide de consommer sur place et s’assoit sur la moquette pour
déguster d’autres lignes.
A la foire du livre on peut picorer sans
modération. Les boulimiques s’éclatent les sens à raison de dix heures de
lecture non stop pendant cinq jours. Les aguerris s’abstiennent de tout achat.
C’est très difficile car le marketing accrocheur est top de top. Les auteurs et
auteures « vus à la télé » sont à la dédicace.
Après une demi-heure de queue, ma voisine est enfin
devant la vedette des étagères.
« C’est pour qui ? Comment ça
s’écrit ? » Questionne le porteur de Bic.
« E, l, w, i, n, a, c’est un prénom
breton…. » puis, comme pour s’excuser « y’en a qui croient que c’est
arabe !…»
Dubitatif, le plumitif en manque d’inspiration
trace à toute vitesse « Pour Elwina, kenavo ar
chentan ! » avant de signer d’un paraphe envolé. La gosse
est ravie : « je peux vous faire la bise ?... » On
recommence car la copine veut prendre une télé-photo pour fesse-bouk.
Aux quatre coins du magasin, sur des podiums
sponsorisés, des débats cacophoniques rivalisent de compliments croisés. Je
m’arrête. Au micro, un américain s’exprime dans un bon anglais. Pourtant, je
décroche. Ma pensée vole vers Bukowski, le seul que j’ai lu dans le
texte. Il parlait mal mais il écrivait bien. Lui !
J’ai faim, j’ai soif. Le piège se referme. Sandwich
caoutchouteux, soda tiède, addition salée. Funeste méditation sur le
monopole du Boulanger Paul. Rapport qualité/prix, la restauration
rapide « à la française »
est devenue très inférieure au fast food américain ! Je cherche un siège.
Il y en a dix. Nous sommes cent. Je m’assois par terre et mâchonne mon lamentable Paris-beurre à coté
d’une engageante jeune fille d’outre Quiévrain…
C’est à ce moment précis que l’accident de
mandibule se produisit. Figé par la douleur. Par « la rage dedans, celle
qui naît d’une sagesse sadique ». Bref, un chicot sur pivot venait de succomber aux outrages du casse
croute honteux. Compatissante, ma voisine me conduisit au stand de la Belgique
où je trouvai asile et réconfort devant une ribambelle d’ouvrages de qualité.
Sans tarder, j’achetai « La cuisine molle pour
les édentés » de Michel Dehoux et Jean Pierre Jacquemin. Soixante
quinze pages d’intelligence, d’humour, de drôlerie, de complicité, des dessins
superbes et coquins. Ouvrage précieux, sans équivalent et pour moins cher que
la méchante baguette farcie de chez Paul ! A la même table, je raflai une
biographie du grand Albert Cossery. Si vous n’avez pas lu cet auteur hélas
disparu, allez, courez, volez et le voler au besoin. Les insatisfaits seront
remboursés par mes soins.
Je quittai à regret les honnêtes et talentueux
littérateurs belges.
Au stand du Québec, je trouvai une chaise
confortable pour me reposer, mais aucun bouquin à mon goût. Une hôtesse gironde
de Mont-Saint-Hilaire m’en confia la raison : ayant pris soin d’évaluer
par étude marketing le niveau d’alphabétisation des cousins parisiens, la Belle
Province a expédié à Paris un lot de niaiseries invendues.
Bingo ! Il y avait la queue aux dédicaces. Ici, point de talent
mais des piastres !
Le salon du livre n’est plus ce qu’il était.
Jadis, au siècle dernier, on pouvait y débusquer
les petits éditeurs, les artisans, les laissés pour compte, les décalés, les
singuliers, les originaux, les provinciaux… Hélas, il n’y en a
plus beaucoup. Les tarifs de Paris Expo et les sandwichs de Paul les
ont tués. Il faut désormais plusieurs milliers d’euros pour monter à Paris et
présenter quelques pages sur une petite table. Je trouvai quand même une pépite
venue de Mauritanie « Gens du livre », que Ian Mansour de Grange,
islamologue visionnaire et malicieux nous dédicaça pour les beaux yeux d’Elias.
Plus loin, mon grand jeune homme attira cette fois
le regard d’Alain Bonnefoit qui lui croqua le portrait. Le grand artiste
généreux était sur le stand des heures claires où il présentait les illustrations
des Fleurs du Mal.
« Les Heures Claires » est un éditeur de
grand art et de haute couture. Limité, rare, précieux, son catalogue mériterait
que l’on s’agenouilla pour le feuilleter en gants blancs. Couverture cuir dorée
à l’or fin, calligraphie, reprographie, papier, encre…tout est parfait, tout
est français. Oui madame ! Tradition de l’excellence. C’est le Haut Brion
de l’édition. Les œuvres sont jalousement conservées par les
collectionneurs. Les amateurs sont à l’affut d’éditions anciennes dont la
valeur décuple au fil des ans. A trois mille cinq cents euros pièce, l’œuvre
numéroté est une valeur de refuge avisé. Devant moi, un Russe de Nicosie
sort sa carte de crédit et emporte un rêve de livre illustré par Etienne Dinet.
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