A cinq
cents jours de l’éclosion du printemps tunisien il devient évident que le
phénomène n’était pas climatique mais révolutionnaire et que sa typologie
rappelle les grandes fractures de l’histoire de France, de Russie, de Chine,
d’Iran et d’ailleurs.
Mais pour oser la comparaison, il faut vaincre le préjugé selon lequel l’homo
arabus islamicus ne saurait accéder au stade de révolutionnaire. La plupart des
analystes dépositaires de la pensée d’Ernest Renan se focalisent sur la race et
la religion espérant sans doute y trouver quelques justifications. Ils écartent
par la même occasion toutes les grilles de lecture à leur disposition.
Pourtant, que les sociétés soient arabes ou guaranis, musulmanes ou zoroastriennes
ne devrait pas influencer le regard du sociologue même débutant ! Depuis la
théorie des climats de Montesquieu, il ne manque pas de guide de pensée pour
comprendre le matin du grand soir !
Trop paresseux pour relire les classiques : Marx, Weber, Gramsci, Bertallanfy,
Debord et j’en oublie... j’ai pourtant le pressentiment que l’usage de leurs
outils conceptuels à défaut de théorie, permettent d’appréhender le mouvement
de l’histoire tunisienne.
Revenons aux fondamentaux :
L’épicentre de la révolution a été le bassin minier de Gafsa où depuis 1896,
les luttes ouvrières rythment le calendrier. Huit générations de mineurs durs à
la tâche, autonomes ou syndiqués, pas toujours manipulés. L’extraction du
phosphate offre trois mille emplois à une jeunesse quarante fois plus nombreuse
contrainte au départ. Vers Gafsa, la grande ville qui concentre toute la misère
du Sud, ou vers le nord, à Sidi-Bouzid où des puits artésiens irriguent
quelques cultures maraichères et fruitières. C’est de là qu’est partie l’étincelle.
La révolte a gagné ensuite la région de Sfax, cité manufacturière de la côte,
puis les usines du sahel, et enfin Tunis où les insurgés, marchant depuis les
provinces, sont venus occuper la place du gouvernement : la Kasbah.
Ni les nervis du parti, ni la Garde Nationale n’ont pu endiguer l’élan. L’armée
de conscrits dont Ben Ali se méfiait était sans cartouches. Les imams des
mosquées choisis par le pouvoir en raison de leur passivité ont contemplé leurs
babouches. Bref tout le secteur répressif a tourné le dos à son maître.
Ce premier constat rappelle que la Tunisie est un pays laborieux ; son produit
national brut ne jaillit pas du sol mais du travail de ses habitants. C’est une
singularité en paysage arabe. En Algérie, en Arabie, en Libye, aux Emirats, le
pétrole permet d’importer d’Asie ou d’Afrique une classe ouvrière esclavagée,
inorganisée, fragile et inoffensive. L’économie tunisienne n’est pas rentière
mais productive. Les syndicats ouvriers, professionnels et étudiants, malgré le
noyautage de leur direction, demeurent des structures vivaces avec une base
revendicatrice et combative.
Il y a longtemps que le peuple se sentait trahi par ce militaire falot, sans
diplôme, devenu général puis Président par une extraordinaire succession de
baraka. Ben Ali au fil des années s’était mué en potentat, prenant ses
distances avec son milieu d’origine. Le couple du soldat et de la coiffeuse
n’eut de cesse de chercher à s’unir aux familles de la grande bourgeoisie par
des mariages imposés avec les rejetons de leur clan.
Comme pour mieux se distancier de la plèbe gouailleuse, celui que la rue
surnommait "bac moins trois" lisait sur prompteur des discours
savants en arabe littéraire. Nul ne l’approchait à moins de trois mètres. Dans
son Airbus privé mauve à trois cents millions, il s’en allait en cachette
passer ses weekends aux Maldives pendant que la télévision nationale diffusait
les images d’un « direct » enregistré à Carthage.
Son erreur fut de gouverner par la duplicité un peuple qui s’était un temps, reconnu
en lui. Son prédécesseur Bourguiba, était un intellectuel qui parlait la langue
tunisienne et serrait la main de tous ceux qui l’abordaient au cours de sa
promenade quotidienne. L’âge lui ravit la parole et la marche. Alors, il perdit
le pouvoir. Le verbe et la posture sont les exercices indispensables à la
fonction tribunicienne. Ben Ali, héritier par captation, n’avait ni l’un, ni
l’autre.
D’autres facteurs exogènes ont précipité les événements de décembre 2010 et
janvier 2011. Ainsi l’engagement des USA auprès des intellectuels de
l’avant-garde progressiste dont ils ont assuré la protection des moyens de
communication.
Mais si Washington a défendu la liberté de s’indigner sur le net, c’était avec
l’arrière pensée d’encadrer le changement. Pourtant, il n’est pas parvenu ni
directement ni à travers Paris ou Doha à imposer un pouvoir « canada dry ». La
transition de la dictature vers des élections libres s’est faite sous la
vigilance des réseaux sociaux qui ont empêché les représentants des intérêts tuniso-parisiens
de s’installer au pouvoir. L’arrivée de Marzouki à Carthage et de Jebali à la
Kasbah a été une surprise qu’aucune capitale étrangère n’avait escomptée. Les
coqs ne se sont pas battus.
A lire la biographie des élus de la constituante et des hommes de gouvernement
on constate la rupture avec la classe dominante d’hier. Sous cet angle,
l’épisode en cours serait une « dictature du prolétariat ».
Le compromis entre le parti démocrate musulman vainqueur des élections et la
gauche séculière a permis a cette dernière de hisser l’ancien Président de la
ligue des droit de l’homme à la tête de l’Etat, ce n’est pas rien. Au
quotidien, depuis quinze mois, les syndicats, les organisations corporatistes
et les milliers d’associations nouvelles exercent avec vigueur leur rôle de
contre pouvoir.
On aurait tort de se focaliser sur la nature religieuse de la révolution. C’est
du « rhabillage » aurait dit Baudrillard. Le Tunisien est de foi musulmane. Il
est islamiste comme le grec est orthodoxiste, le polonais catholiciste ou
l’américain judéiste. Il est comme tant d’autres peuples : unitairement
croyant, modérément tolérant. Dieu n’étant pas soluble dans la démocratie,
toutes les opinions se réclament de lui. « Allah Akbar » sur le drapeau noir
n’est pas différent de « In God we trust » sur le billet vert !
Reste que la religion en politique est une question d’usage et de dosage.
L’opium du peuple arabe vient surtout de Kaboul et de Riyad, c’est une drogue
dure qui rend fou. Le qat yéménite et le kif égyptien apaisent la faim, le
jasmin tunisien exhale un enivrant parfum de bien être.
A Tunis, même les plus accroc-dépendants savent qu’un Etat chariatique est un
luxe décadent que seuls les pays pétro-rentiers peuvent s’offrir. Le mouvement
Enahdha de Rached Ghannouchi rassemble des brumes de pensées très diverses ;
depuis le crack au narghilé.
L’essentiel est que le cap reste démocrate. Rien dans les récentes postures ne
permet de l’accabler, nombre de dérives et de provocations orchestrées par la
réaction ont été rabrouées.
La société civile est une notion attrape-tout dévoyée du concept philosophique
qui englobe toute la clameur du web. Elle se confond avec la société de
l’information instrumentalisée par l’ex dictateur qui n’a pas pu empêcher son
émancipation en vecteur de contestation. Les cyber-tunisiens – plus de deux
millions d’amis sur Facebook - échangent avec conviction et passion en langue
arabe, anglaise, française et en arabizi. (l’arab- easy s’écrit en lettres
latines et en chiffres arabes. Exemple : « dégage » en arabizi « ir7al », celà
permet d’écrire l’arabe sur un clavier azerti)
L’épopée du tweetiste Slim Hamamou : arrêté puis localisé grâce à son téléphone
androïde avant d’être libéré par la pression de la toile et nommé ministre
quelques heures après mérite le label Mc Luhan : « le message c’est le médium
».
Mais pour autant, sans nier la vitesse de propagation des idées, le cœur de la
révolution tunisienne est ouvrière, n’en déplaise à Google, simple instrument
de dialogue, certes très supérieur au transistor des années 60 qui propageait
une parole à sens unique.
C’est sans doute pourquoi, l’émergence d’un « leader » détenant le monopole de
l’expression, est contrariée par le forum désordonné de millions de médiums qui
appellent les fondements d’une démocratie directe à laquelle les constituants
tunisiens ne semblent hélas pas prêter attention.
La propagation de l’exemple tunisien a fait long feu. L’enthousiasme a gagné
l’ensemble du monde arabe, mais partout, la révolution a été tenue en échec.
Le pouvoir algérien a renforcé sa politique d’isolation des foyers
d’insurrection. Le Maroc a désamorcé les revendications en accordant des
augmentations. L’Arabie Saoudite a créé un revenu de subsistance garanti, le
Koweit a distribué des enveloppes aux plus démunis.
Le soulèvement de Benghazi qui menaçait la Libye de fraternisation avec
l’Egypte et la Tunisie a été lourdement militarisé par la coalition BHL-Al
Thani à la grande satisfaction d’Israël qui œuvre pour l’explosion des Etats
arabes façon puzzle. La Libye nouvelle est en marche, c’est une version médiane
entre l’Afghanistan et la Somalie.
En Egypte, le mouvement contestataire a été circonscrit à la capitale et à
l’emblè-médiatique place Tahrir que dominent les balcons de l’hôtel Hilton. La
province n’a pas bougé. La révolte n’a gagné ni les manufactures ni les
campagnes. La junte a sacrifié Moubarak. La conversion des généraux à la
démocratie fraternelle et musulmane est improbable tant que les soldats ne
défileront pas avec la crosse en l’air.
A Bahrein et en Arabie, les forces de répression dépassent en nombre et en
détermination les insurgés. La révolution probable viendra du palais. Le
rapport de force est insurmontable, tout comme en Syrie laquelle au surplus est
devenue le lieu de confrontation de la première guerre froide du siècle.
Au Yémen, les combats font rage au sud entre une armée insurrectionnelle se
réclamant d’Al Qaïda et des forces gouvernementales puissamment assistées par
les drones tueurs de la CIA. Chaque jour, entre cinquante et cent personnes
tombent dans l’indifférence.
Tous les régimes arabes vacillent. Ils sont tenus à bout de bras par les
puissances impériales. La révolution tunisienne est un laboratoire in vitro. A
l’ère de la mondialisation et du capitalisme triomphant, la communauté
internationale observe la tentative d’un grand petit peuple de se libérer d’un
système inéquitable de répartition de l’injustice.
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