De
Tunisie, où la révolution teste les points de rupture de l’équilibre du système
ultralibéral, parviennent des signes de défi à la gouvernance mondiale.
Ligne
de démarcation entre l’orient arabe et l’occident latin, Carthage cherche à
tâtons un modèle de gouvernance à la mesure de son Histoire. Depuis les
élections de la Constituante, Président et gouvernement résistent aux
influences étrangères et aux multiples traquenards dans lesquels tombent
habituellement les hommes de pouvoir sans expérience.
Le
pays reste en ébullition car la démocratie a ouvert la voie à toutes les
remises en question. La révolution perdure avec sagesse, en quête d’un modèle
politique vertueux. Les nouveaux caciques sont à l’écoute attentive de la rue
car ils lui doivent leur libération ou la fin de leur exil. Ils savent que la
vigilance populaire les protège des contre-révolutionnaires qui sont légions et
des groupuscules islamistes et laïcistes instrumentalisés par les agents de
l’argent.
Le
pouvoir veut pacifier l’Etat, il cherche désespérément à réduire sa violence à
la stricte observance de la légalité républicaine. Pas facile de rompre avec
soixante cinq ans de torture institutionnalisée, de rééduquer trois générations
de bourreaux ! Pas facile d’empêcher les pauvres diables désespérés de
s’immoler ! Pas facile de regarder en l’air quand les magistrats dressés à la
servilité, attendent pour juger, des consignes qui ne viennent plus. Récemment
un tribunal a condamné à l’amende le directeur d’une chaine de télévision pour
diffusion d’un film dans lequel Dieu prend la parole. Au nom de la liberté de
parole de Dieu, l’ambassadeur des Etats-Unis a grondé la justice. L’Etat
tunisien a protesté. Magistrats, diplomate US, ministère des affaires de
l’ingérence étrangère, tous ont bien fait. Tempête dans un verre à thé ? C’est
sans doute plus sérieux.
Le
pain est une urgence mais si chacun veut conserver sa part, l’activité
économique n’y suffira pas. Le couffin de la ménagère est chaque jour plus
léger. La Tunisie est contrainte d’emprunter au Qatar à un taux dépourvu
d’amitié. L’Algérie voisine et fraternelle soulage sans compter, la Libye n’est
pas ingrate. L’Europe promet, les EU déçoivent. L’espoir le plus concret est
attendu de Hollande.
Pourtant
le pays tourne rond et les touristes reviennent. Les projets portent au rêve
accessible d’un pays de cocagne avec Kairouan comme capitale, le Chott el-Jérid
rendu à la mer, l’électricité solaire du désert à profusion offerte aux
industriels, et les millions de m² à construire en première ligne de front de
Méditerranée du pays le plus doux.
Mais
la finance n’est pas convertie à l’audace, elle reste soumise aux conventions
alors que le pouvoir politique s’en est affranchi.
Le
premier mai, le Président tunisien a accordé une interview à Russia Today,
chaîne de télévision d’information continue émettant à l’ombre du Kremlin en
anglais, espagnol, italien et arabe. Marzouki a choisi de s’exprimer en
anglais, langue qu’il pratique fluently, tout comme le français et l’arabe bien
sûr. Son polyglottisme mérite d’être souligné car il est peu répandu dans cette
catégorie socioprofessionnelle.
Peu
banal aussi le journaliste avec lequel il a accepté de dialoguer en
vidéoconférence. Julian Assange est l’homme qui a publié sur son site WikiLeaks
les secrets diplomatiques des USA. Pour Washington, Assange c’est le Carlos de
la toile, c’est kif kif Ben Laden rasé de près. L’homme vit caché à Londres,
dans l’attente d’un sort judiciaire incertain. Moscou qui n’est jamais en
retard d’une guerre froide, l’a engagé pour diriger l’émission « The World
Tomorrow » de Russia Today.
L’entretien
Marzouki/Assange est un document sans précédent non seulement par la stature
hors norme des deux hommes, mais par les thèmes de l’échange qu’aucun leader
arabe n’a jamais évoqués étant peu familiers des droits de l’homme et de la
liberté de l’information. Marzouki a complimenté Assange pour son action, il
lui a offert l’hospitalité de la Tunisie pour le cas où il chercherait une
terre d’asile. Le Chef de l’Etat tunisien a ensuite dénoncé la double
(im)posture des Etats-Unis : défenseur des droits humains et geôlier à
Guantanamo. Ceci l’avait conduit il y a deux ans à refuser de se rendre à
Washington.
Confessant
avoir craint de perdre la raison dans l’isolement de la prison où l’avait jeté
Ben Ali, Moncef Marzouki a dit sa difficulté d’assumer le renversement des
rôles. Ecartant la vengeance, il a exprimé son mépris pour ceux « qui ont obéi
aux ordres du dictateur» sans jamais penser à s’insurger ni même à se désoler.
Au fil de l’entretien, on cherche en vain l’intention que dissimulent le
discours et sa mise en scène. Le plus surprenant serait qu’il n’y en ait pas.
«
Il y a deux endroits où une personne accède totalement à son authenticité : le
trône et le cachot ». Cette remarque de Yasmina Khadra sonne juste à Carthage
où les ors ne paraissent pas avoir altéré la spontanéité de Marzouki. Le
Président étonne et détonne, il est resté fidèle à lui-même, singulièrement
imprévisible. A l’image du peuple tunisien dont les aspirations pourraient bien
rejoindre celles du club des BRICS.
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