vendredi 20 janvier 2012

Tunisie, l’épreuve de la révolution de l’an 02

Plus de cent immolations depuis un an. La contagion du désespoir gagne tout le pays. Les Tunisiens flambent comme les bagnoles en banlieue.
Président et gouvernement tentent d’éteindre le feu.

Les jeunes récusent la révolution sans solutions. Ils revendiquent et ne veulent rien entendre. Entre ceux qui travaillent et ceux qui chôment le dialogue est impossible. Foin des cahiers de doléances, ils réclament la répartition du pain.
Les ministres le voudraient bien ; ils ordonnent la distribution. En vain. Le pouvoir réel n’a pas changé de mains. L’administration regimbe. La police dressée pour servir un dictateur fait de la résistance, la justice n’est pas en reste. L’appareil refuse d’obéir à ceux qu’il a torturés méthodiquement depuis trente ans. Le syndrome de Stockholm n’est pas réversible. Jamais les loups n’obéiront aux agneaux.
Le patronat hiverne à Courchevel. La bourse est stable, la banque centrale indépendante, les exportations progressent. Les hommes d’affaires guettent les opportunités car même révolutionnairement révisé, le salaire horaire de l’ouvrier tunisien reste au prix du carambar français, et des hordes d’indigents sont prêts à travailler pour une poignée de pois chiches.

Marzouki Président de la République des droits de l’Homme est conséquent. Par la grâce accordée à cent vingt condamnés, il vient d’abolir de fait la peine de mort et la remplacer par la détention à vie. Arbitre de la cohabitation, il a fixé « les lignes rouges » au gouvernement Jebali qui grince, plie mais ne rompt pas. Le leader du parti islamiste Ghannouchi reste lui aussi conséquent, il a reçu en grandes pompes le chef palestinien du Hamas.
Mais les islamistes tunisiens sont débordés par leurs extrémistes. Des bandes de fanatiques sèment le désordre à la grande satisfaction des benalistes qui leur fournissent l’huile et le feu.

La Tunisie qui a toujours été dirigée par les notables du Nord est maintenant gouvernée par des bédouins du Sud. Pour la première fois, il n’y a plus de ministres anciens élèves des lycées français de la Marsa, Carnot ou Mutuelleville. Le dictateur avait discriminé les natifs du sud et de l’ouest qu’il traitait « d’arabes ». Aujourd’hui, les « ariba » ont pris leur revanche sur les « francis ».

Une écrivaine franco tunisienne s’en étonne dans les colonnes du journal Le Monde: « Tunisiens, je ne vous reconnais pas ! Etes-vous les mêmes Tunisiens ? »
Oui madame, mais c’est le personnel de maison qui a pris le pouvoir !
Hélé Béji a oublié que la révolution est le processus de renversement du pouvoir d’une classe par une autre. Il y a loin des bobos de Marsa-Cube aux « khammes » de M’Dilla !
Aucun des milliardaires des rivages de Gammarth ou de Sidi Bou Said n’a de sa vie jamais mis les pieds dans la Tunisie des fantômes de Siliana ou de Hajeb El Ayoun et aucun des généreux donateurs au compte 2626 de Ben Ali, n’a apaisé sa conscience depuis la chute du dictateur.

Les benalistes relèvent la tête, les réseaux d’affaires et de média se mobilisent, ils attisent la chienlit, ils espèrent le Chili.
Zinochet depuis son exil en Arabie Saoudite programme son retour aux affaires. La police politique lui est restée fidèle. Elle vient de mettre en ligne une vidéo porno filmée dans les geôles de la Tunisie d’hier pour salir un ministre de la Tunisie d’aujourd’hui. On attend les séquences plus "hard" montrant le viol des épouses d’opposants sous les yeux de leurs maris. Ben Ali est une authentique barbouze qui ne reculera devant aucun procédé sordide.
La presse et des blogs sont instrumentalisés. Des faits divers sont montés en épingle. Qu’un drapeau noir soit brandi, qu’une injure antisémite fuse et les médias tunisois et parisiens en font leurs choux gras.

La coalition légitimement élue est prise en tenailles entre la rue qui la conspue et l’ancien régime qui la salit. Entre une administration qui siffle en regardant en l’air et des aventuriers qui complotent dans l’ombre.
L’Etat c’est la force. Celui-ci n’en a point.

Alors, l’ingérence étrangère gagne du terrain. La Tunisie est le laboratoire de la démocratie musulmane où s’affrontent l’hégémonisme des deux théocraties salafistes : le Qatar et l’Arabie Saoudite.
A Washington, les Evangélistes tentent timidement d’y mettre bon ordre. Ils en sont distraits par les préparatifs de la prochaine guerre mondiale du pétrole.
Les relations avec la France sont quasiment rompues. Le dernier ministre français en visite à Tunis s’est vu proposer d’échanger en langue anglaise ou d’avoir recours à un interprète.
Depuis mars 2011, Tunis n’a toujours pas d’ambassadeur accrédité en France. Un hiver diplomatique aussi long ne s’est jamais produit dans l’histoire des relations bilatérales, même après la crise de Bizerte il y a cinquante ans ! L’Elysée mise sur le pourrissement de la situation et sur sa « Tunis connection » pour revenir à la faveur d’un coup de théâtre.

A Tunis, la marge de manœuvre diplomatique est faible. L’Algérie malade est une sœur capricieuse. Son Président recouvrant le sens de l’histoire et sa jeunesse est venu célébrer l’an un de la libération tunisienne. Le chef libyen est venu aussi, avec le Qatari qui est partout chez lui. Aucun autre chef d’Etat n’a fait le déplacement. Marzouki a clamé l’évidente nécessité d’une Union Economique du Maghreb. Reste à vaincre la culture dominante du scepticisme et profiter de l’indifférence passagère des occidentaux - accaparés par leurs élections- pour convertir l’Afrique du Nord au destin d’une Oumma iktisadya.
Mais en attendant, la paix civile est menacée.

A la caserne de Bab Menara, tout près de la place de la Kasbah, les officiers se demandent si un coup de fusil ferait tomber le ciel ou renaître le pays.

jeudi 5 janvier 2012

Gafsa, l'immolé de l’an deux

Dans le Gafsa de mon enfance, un pauvre diable ramassait dans le désert des scorpions qu’il venait ensuite exhiber à la terrasse des cafés. Les clients de loin lui jetaient des piécettes pour l’empêcher d’approcher. Pour forcer les distraits et les radins, le mendiant à bout d’arguments croquait comme des friandises quelques reptiles vivants.
Le trouble à l’ordre public devint insupportable avec l’arrivée des premiers touristes.
La police l’intercepta au lasso, le roula dans un tapis et l’expédia à la prison de Sfax où il fût débarrassé de sa vermine.
Quelques jours plus tard, l’homme scorpion se suicida en se mordant la langue.

Pour enrayer l’épidémie, on ordonna depuis la Kasbah de la capitale, de distribuer à chacun des hommes scorpions un demi-litre d’huile d’olive, un kilo de semoule et deux cents petits millimes pour acheter le thé, le sucre et l’harissa. C’est ainsi que chaque soir, les journaliers s’en retournaient au gourbi la tête haute et le regard fier. L’oued Beyech emporta la famine et El Guettar fut construite.

Mais ceux qui redevinrent des hommes ne pouvaient imaginer que leurs petits enfants mangeraient des pierres et que l’un d’entre eux viendrait s’enflammer sous le regard de trois ministres qui lui avaient refusé l’aumône.

mardi 3 janvier 2012

Tunisie: l’idéologie islamiste à l’épreuve

Il n’est de musulman qui n’égale le tunisien dans l’impiété incantatoire.
Le Tunisien est un blasphémateur impénitent.
C’est sans doute pourquoi, se repentant de tant d’offenses, il a choisi d’être gouverné par des religieux.

Innaa din ommok, din bouk, din weldik sont des injures banales proférées à tout bout de champ et dont nul ne s’offusque. (Maudite soit la religion de ta mère, la religion de ton père, de tes parents). Ce phénomène sémantique singulier mériterait une thèse qui révèlerait peut-être l’enracinement des Tunisiens à un mode de vie séculier : mosquée le vendredi, apéro le samedi et foot le dimanche !
En maudissant la religion de l’autre, qui est aussi la sienne on blasphème, c’est évident. On se punit soi même de tant détester son prochain, ou pire, on sous entend que la religion de l’injurié est étrangère à la sienne.
Car l’insulte ne fuse qu’entre musulmans. Elle ne favorise donc pas le dialogue entre les religions. Nul musulman n’oserait marquer sa colère en proférant « din ommok » à un juif, ce serait de l’intolérance de mauvais goût ! De la même façon les juifs tunisiens n’emploient cette injure qu’entre coreligionnaires.
« din ommok » fait partie de l’onomatopée identitaire, comme « té » à Marseille, ou « cong » à Toulouse !
Les islamistes tunisiens tenteront de remettre de l’ordre et de la poésie dans la langue détournée du Coran, c’est un chantier dont ils ne viendront pas à bout facilement.

Il en est d’autres tout aussi ardus.

Le Tunisien est maraboutiste. Pour un oui ou un non, il prête serment sur la tête du saint homme défunt de son village natal. Les formules « par dieu, sur la tête de mon père, de ma mère » n’emportent pas certitude irrévocable ; mais à Tunis, jurer sur la tête de Sidi Belhassen, Sidi Mahrez ou sur celle de la dévote Lella Manoubia … cela vaut cachet de notaire !
En province, chaque ville ou village vénère un marabout dont le tombeau rassemble les pauvres et reçoit les offrandes des riches. Les juifs aussi ont leurs vénérés : rebbi Binhas, rebbi Slama…
Certains marabouts confèrent une telle baraka que juifs et musulmans se le disputent. C’est le cas de Sidi Bou Sehak qui prodigue ses bienfaits depuis plus de mille ans ! Sa sépulture se trouve à Jebenniana, où (coïncidence ?) est né au lendemain de l’indépendance, un brillant juriste qui vient d’être nommé Ministre de la Justice.
Quelle sera sa posture ? Osera t-il désacraliser le Sidi qui a protégé nos têtes d’enfants de la teigne et du trachome ?

Depuis la révolution, le souvenir du « Combattant Suprême » se rappelle à l’inconscient collectif comme le symbole de l’indépendance et de l’unité nationale. Chaque Tunisienne et chaque Tunisien sait qu’il doit à Bourguiba le sort que lui envient tous ses frères africains et arabes. La bourguimania se développe au point que le leader du parti islamiste déclare à tout bout de champ que le père de l’indépendance était « un ennemi de l’islam ».
Certes, mais le propos excessif est vain car le mausolée de Monastir est en passe de devenir au fil des mois la zaouïa de Sidi Bourguiba, marabout temporel que les petites gens honorent en chantant l’ancien hymne national : Ala khallidi (Rendez éternel).
De cela, le nouveau pouvoir de la Kasbah ne voudra pas. Mais entre vouloir et pouvoir…

La société tunisienne est superstitieuse et fétichiste. Les deggaza, les liseuses dans le marc de café, les enucléateurs de mauvais œil et autres charlatans chevauchant des balais sont légions.
Dans les années 80, les hommes politiques français dont un futur Président faisaient antichambre chez un mage de Tozeur très écouté par Matignon. Bourguiba s’en amusait.
L’ancien dictateur Ben Ali fétichiste du chiffre 7 et de la couleur mauve ne prenait aucune décision sans l’avis d’un comité de sorcières.
Par l’ironie du sortilège, le satrape s’est enfui vers l’Arabie Saoudite, pays où la chiromancie est punie de mort et où pas plus tard que la semaine dernière, une diseuse de bonne aventure, convaincue de sorcellerie a été proprement décapitée en place publique.
Quelle sera l’attitude du gouvernement tunisien vis-à-vis de ce grave problème diplomatique ? Va-t-il réclamer l’extradition du couple Ben Ali afin de lui éviter les tribunaux saoudiens ? Va-t-il au contraire dénoncer les pratiques sataniques de l’ex-Président ?
Décision difficile à trancher !

Le pays est singulier par la joie de vivre de ses habitants qui remercient chaque jour le ciel de leur avoir donné la plus douce portion de la terre. Le Tunisien pêche par excès d’optimisme, mais sa foi en un lendemain meilleur ne l’empêche pas de vivre intensément le présent. Toujours en quête du bonheur de l’instant.
Un rayon de soleil, une friandise, un verre de thé, un enfant qui joue, une fille qui passe, la voix de Saliha ou d’Ali Riahi et c’est l’ivresse, le « kif ».
Une douleur qui s’apaise momentanément « alhadoulillah », le sourire revient.
Les jeux de mots, les plaisanteries, « tmenik », le plat de couscous ou la simple soupe de pois chiches partagée, le son du tobbel et les you you des femmes et c’est la « chikha, la nasba » volupté simple que chacun cherche à prolonger.

Le paysage ethnologique de la Tunisie est complexe. Il est héritier d’une histoire fertile dont il est impossible de dater le commencement. Le pays a été, est et restera un pôle essentiel de la culture arabe. L’islam tunisien se suffit à lui-même, il n’a nul besoin de référents autres que ceux de ses ancêtres. Pionnière dans l’exemplarité de sa décolonisation, de son développement, et de sa révolution, la Tunisie doit maintenant imaginer un modèle politique original.
Le peuple paisible au bouquet de jasmin sur l’oreille a sacrifié trois cents de ses fils pour que l’avenir des survivants soit meilleur, puis il a fait le choix de la religion car elle est promesse de justice mais à condition que celle-ci épargne son mode de vie joyeux. Le rire et l’humour sont ses besoins. L’austérité du cœur ne lui sied pas. Alors, si l’on cherche à le dépouiller de son identité et lui imposer le mode de vie sinistre de pays lointains une réplique de sa révolte est assurée.