vendredi 26 novembre 2021

"L'injure ou la blessure du Moi" d'Évelyne Larguèche

Je n’ai jamais entendu ma mère dire un gros mot. Lorsque par inadvertance elle laissait tomber un objet ou se brûlait les doigts, elle tapait du pied et lâchait un « zut ! » presque inaudible. A-t-elle jamais perdu son sang-froid ? A-t-elle jamais été en colère au point d’insulter ? Je n’en ai jamais été témoin. Sa pire injure était de traiter l’offenseur - hors de sa présence ou in petto - de « cochon ». Mon père qui avait lui aussi reçu une éducation d’un autre temps ne possédait qu’un seul adjectif sans appel pour qualifier l’ignoble « c’est un salaud ! » Jugement définitif hérité de la résistance qui voulait dire « traitre ».


Dans les milieux bourgeois du mi siècle dernier, employer des mots sales ou blessants, c’était meurtrir sa propre  langue, c’était s’abaisser. L’injure se retournait contre soi en auto-flagellation douloureuse; elle était le signe d’un dérangement cérébral, d’un emportement clinique, d’une inconvenante absence de maîtrise de soi. À l’école on ricochait « c’est celui qui le dit qui l’est », « …toi même ! ». La grossièreté était absente de l’espace public chez les grandes personnes. Dans la sphère politique, on s’invectivait copieusement en échangeant des noms d’oiseaux mais rarement des mots vulgaires à connotation sexuelle ou scatologique.


L’injure publique

Le Président Chirac fut le dernier spécimen du politiquement convenable. Un jour qu’il était traité par un quidam de « connard ! » il répondit calmement en lui tendant la main « enchanté, moi c’est Chirac ! »; son successeur Sarkozy se suicidera politiquement d’une formule que le peuple blessé retournera contre lui « casse-toi pauvre con ! »; Hollande ne parviendra pas à fidéliser l’électorat des « sans-dents ». Enfin il est improbable que les amis de la terre pardonnent à Macron de les avoir comparés aux Amish et que les gilets jaunes oublient de sitôt que leurs aides sociales coûtent « un pognon de dingue ». L’injure en politique est un projectile à fragmentation qui blesse profondément et sans discernement, y compris parfois ceux de son camp.

Les mots peuvent être des gifles inoubliables, traumatisantes. Quand sur l’estrade de la classe on est systématiquement traité d’imbécile par l’instituteur: on s’en souvient, on le devient, c’est freudien. La blessure psychologique est amplifiée par l’audience, par les ricanements réels ou supposés ambiants. Être traité de XXX au téléphone est sans importance, mais à la radio, à la télévision, en réunion ou sur les réseaux sociaux, c’est autre chose.


L’injure raciste 

Le 14 juillet 1900 les troupes africaines défilaient sur les Champs-Élysées applaudies par une foule criant « vive les Nègres ! » : nulle injure, nul racisme.  Il faudra attendre 1948, la colère de Senghor  « Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France » (Hosties noires)  pour que les blancs se rendent compte que l’homme couleur chocolat toutes dents dehors et coiffé d’une chéchia, affiché sur tous les murs de France avec le slogan « Y’a Bon Banania », provoquait une douleur insupportable. 

Traiter un arabe « d’Arabe » lorsqu’on est soi même arabe est une injure car elle revoie à la domination coloniale mais traiter un juif de « Juif »  dans une synagogue fera sourire l’entourage. Pourquoi ? Il y a des mots-bombes qui font long feu et d’autres qui tuent. Quelles en sont les raisons ?

L’insulte peut-elle se dissimuler dans les objets ? L’art qui gribouille la toile, triture le bronze, expose un bidet, joue des sons dissonants, rap ?…Le mauvais goût qui offense, écoeure à vomir. La dysharmonie gustative de la tartine de camembert trempée dans le café crème fait frémir. Tout est relatif. Les goûts et les couleurs…Est on encore dans le champ de l’injure, quel est est le périmètre ? Comment la différencier, comment la caractériser ?


L’injure comme thérapie ?

Se prémunir de l’insulte permet sans doute de conserver son équilibre psychologique, mais  insulter est peut-être un exutoire ?  La voiture est un lieu privilégié. On y est traité « d’abruti, de parisien, de paysan… ». On soulage l’offense passagère en répliquant de la même façon bien à l’abri de sa vitre car le défi appelle rarement au duel sur le parking ou au pugilat sur le capot. Quelques rues plus loin on s’injurie soi même de s’être trompé de chemin. Tout cela ne prête pas à conséquence car on est à huis clos. Pour cicatriser l’oreille, on fera à des tiers acquis à sa cause, le récit de l’événement. 

Comment expliquer la violence verbale collective - sans doute exutoire - qui saisit la foule des supporters pour « lyncher » l’arbitre ? Puis, le jeu reprend et tout est oublié. Sauf quand c’est Zidane, alors la réplique par un coup de boule devient légende.

L’injure concerne tout un chacun et pourtant c’est un sujet d’étude escamoté. 


« La blessure du Moi »

« L’injure est un scénario qui se joue à trois et non à deux ». C’est ce que j’ai appris en lisant un petit livre de 130 pages paru sous le titre « L’injure, la blessure du Moi » aux éditions In Press dans la collection Psy pour tous. Son auteure Évelyne Larguèche est LA spécialiste de la question. Cette sociologue, anthropologue, docteure en Psychopathologie… décrypte les mécanismes de l’injure depuis un demi-siècle. Dans tous les colloques sa parole en toutes langues fait autorité. Sa dernière parution condense la douzaine d’ouvrages très savants qu’elle a publiés sur le sujet. Ce petit livre se glisse dans la poche comme un « Que sais-je » qui ne s’adresserait pas qu’aux « Nuls ». Il a l’immense et rare mérite de pouvoir être lu et compris par le néophyte qui s’en donnera la peine. Écriture rare dans les milieux académiques, il est rédigé à la première personne du singulier. Ce « je » assumé  renforce la clarté et la conviction des thèses défendues. Chaque paragraphe m’a contraint à marquer une pause, à lever la tête pour méditer un instant l’évidence des mécanismes de l’emportement. J’étais le Monsieur Jourdain qui depuis plus de quarante ans… Évelyne Larguèche, je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela !


Pourquoi injurier ? 

Quel est le mécanisme quasi irrépressible du crachat de mots ? Pour Larguèche, l’injure ne serait pas seulement une arme offensive mais un bouclier. Elle distingue « L’injure spécifique est pour l’injurieur un mécanisme de défense au service de son Moi qui lui permet de récupérer une maîtrise là où il y a eu débordement, et en quelque sorte de sauvegarder son idéal du Moi » Par opposition,  l’injure non-spécifique en « réduisant l’injurié à être un objet manipulé, brutalisé, morcelé, réduit à l’impuissance a pour corollaire la confirmation de sa propre puissance » et de citer le cas de l’ambassadeur de Chine qui traite un chercheur français de « Petite frappe » ?

Évelyne Larguèche passe méticuleusement au doppler les échos d’un projectile mal connu. Son livre force l’intelligence du lecteur, il l’aide à comprendre donc à se prémunir. Si après l’avoir lu vous êtes victime, témoin ou même l’auteur d’une injure vous serez porté à froidement analyser son mécanisme et constater que vous êtes vacciné contre la blessure de votre Moi. Et non d’un chien par les temps qui courent, c’est pas rien !…


vendredi 19 novembre 2021

La Tunisie entre espoir et résignation

La désignation d’une femme à la tête du gouvernement tunisien n’est pas seulement une habile manoeuvre pour estomper le coup d’état qui a étouffé la démocratie parlementaire, elle est aussi et surtout l’aboutissement d’un lent processus d’émancipation et d’égalisation des genres entamé au milieu du siècle dernier. C’est un événement singulier inimaginable dans tous les autres pays arabes qui en d’autres circonstances aurait partout été salué avec enthousiasme. Il n’en a rien été. Seules quelques machocraties: Égypte, Algérie, Arabie, Kuwait, ont ostensiblement et à contre coeur adressé leurs compliments d’usage.


La femme est l’avenir de la Tunisie 

La Première ministre Madame Nejla Bouden épouse Romdhane, ingénieure diplômée de l’école des mines de Paris a fait carrière dans l’administration et l’université. Sismologue de formation, elle a jadis soutenu une thèse de doctorat sur « La fragmentation à l’explosif des massifs rocheux » qui la prédestinait à tenter de recoller un jour les morceaux d’une Tunisie éclatée façon puzzle. 

Les dix femmes et quinze hommes qui forment son équipe n’ont pour la plupart aucune expérience politique mais toutes et tous sont pétris de bonne volonté. Elles et ils ont prêté serment en jurant de respecter la constitution dont il subsiste seulement quelques fragments depuis que  le Président de la République s’est accaparé le 25 juillet dernier les pleins pouvoirs. On se consolera en songeant que la désignation de Madame Bouden et la féminisation du gouvernement portent l’ultime espoir d’une Tunisie prospère et réconciliée. Sur cette terre fondée par Didon où les petits garçons sont élevés comme des Sidi et les hommes enclins à la vie de pacha, les Tunisiennes tenaces et laborieuses font vivre le pays. Il suffit pour s’en convaincre d’aller dans les champs, les usines, les ateliers, les services publics…dans les foyers !


Une révolution détricotée

De la même façon que les réseaux sociaux et la rumeur avaient fait fuir le dictateur il y a dix ans, le discrédit de la démocratie parlementaire a été orchestrée insidieusement sans même que les intéressés s’en rendent compte. L’une après l’autre comme un château de cartes, dans le désordre de leurs divisions internes, toutes les formations républicaines ont abdiqué. Les islamistes d’Ennahda, le RCD de l’ancien dictateur et les quelque 200 partis politiques croupions éphémères. Tous ont été balayés.  La société civile forte de 22 000 associations est atone et divisée, même la puissante centrale syndicale UGTT parait fracturée de la base au sommet par des courants opposés.

Au terme d’une décennie d’efforts, les réactionnaires et les ingérants ont méticuleusement sapé la démocratie, remportant une victoire au delà de leurs espérances car la révocation des institutions élues a été ressentie comme la nécessité publique salvatrice de mettre fin à la chienlit. Mieux, le Président confiscateur de constitution surfe sur une popularité rassurante et fragile suralimentée par des sondages d’opinion opaques qui tiennent lieu d’indice de légitimité. 


Absence de déférence 

Le parti Ennahdha majoritaire aux dernières élections législatives est visé par une campagne de dénigrement souvent outrageante pour son leader Ghannouchi, le président du Parlement déchu. Prudents, les islamistes se posent en vertueux républicains, ils esquivent, évitent de répondre aux provocations et se contentent de réclamer le retour de la démocratie.

L’autre cible est l’ancien Président de la République Moncef Marzouki qui vit à Paris. Son passeport diplomatique lui a été retiré et un mandat d’amené international a été émis à son encontre. Il est accusé de trahison  pour avoir publiquement lancé « un appel au gouvernement français à rejeter tout appui à ce régime (tunisien) et à cet homme (Kaïs Saïed) qui ont comploté contre la révolution et qui ont aboli la constitution démocratique… » Marzouki, « premier criminel d’opinion du printemps tunisien », militant historique des droits de l’homme et neurologue de formation a réagi vertement en prédisant à son successeur l’asile psychiatrique.


À la télévision, le Président Kaïs Saïed dénonce les profiteurs, les spéculateurs, les corrompus, « les traitres, les insectes » il gronde, tempête, menace,  encourage le zèle des policiers et des juges. Le peuple  goûte au quotidien les promesses de vengeance et de restitution de fabuleux butins qui nourrissent leur patience. Comme au temps de Ben Ali une foule d’opportunistes surenchérissent, sèment la discorde et mettent en péril l’unité nationale. 

À Athènes comme à Paris, la Concorde est la place centrale de la démocratie, Tunis attend toujours la sienne. À semer la discorde on récolte le chaos. Ce ne sont pas les mots mais les actes qui extirperont le pays de sa situation économique désespérante.


Le scénario à l’égyptienne 

L’inquiétude paralyse le patronat qui rassemble des industriels aux performances étonnantes dont certains figurent au podium mondial mais aussi quelques arrogantes familles prédatrices. Le patron de la première banque tunisienne n’est pas rentré de ses vacances à l’étranger depuis le 24 juillet selon Univernews. Pour autant, aucun homme d’affaires important n’a été embastillé  mais un lampiste vient d’être condamné à 28 ans de prison pour chèques sans provision et des justiciables civils sont déférés devant les tribunaux militaires (Amnesty International)


En 2010, la Tunisie exportait huit millions de tonnes de phosphate, l’an dernier elle en a importé quarante mille ! Dans le même temps les effectifs de la compagnie nationale sont passés de 8 000 à 30 000, révèle le magazine en ligne « il Boursa » qui documente par ailleurs un déficit commercial record imputable principalement à la Chine, la Turquie, l’Algérie, l’Arabie Saoudite et la Russie. 

Dans son dernier bilan la compagnie pétrolière nationale ETAP rapporte que le nombre de permis d’exploration et de production de pétrole ont chuté de moitié en un an et que  les investissement ont fondu de 374 à 56 MUSD. 


Au plan financier, l’état des lieux est pareillement alarmant. Depuis 2011 la cote de confiance des agences internationales de notation a été dégradée 7 fois atteignant la dernière marche avant la déclaration de cessation de paiement.  Ce qui veut dire que "La Tunisie ne pourra pas contracter de prêts sur plus de dix ans et à un taux d’intérêt de moins de 14%… » alarme l’ancien ministre Fadhel Abdelkefi. Pour la quatrième fois en dix ans, la Tunisie va solliciter l’aide du FMI qui exigera une feuille de route et posera ses conditions draconiennes habituelles.

En attendant, le pouvoir avance à la godille et par la confusion de ses exposés simplistes donne l’impression d’une grande incapacité à appréhender les chiffres.

Le Financial Time titrait ce 15 novembre sur « La contre révolution tunisienne » et concluait son article sur l’inquiétante prédiction d’un scénario à l’Égyptienne.


Peuple des champs et des villes

Dans les régions déshéritées de Kasserine, Sbeitla ou Chebika, la vie quotidienne est souvent sans thé, sans viande, sans horizon. Le travail est rare, précaire, mal payé. Le salaire minimum garanti mensuel est à 429 dinars soit 130 euros. Les saisonniers qui sont pour la plupart des femmes et  des immigrés du Sahel gagnent moins d’un euro de l’heure ! Alors, quand la charité d’un fils ou d’un frère depuis l’étranger fait défaut, quand le service social est défaillant, la transgression de la loi est une nécessité vitale. Pour survivre, une large partie de la population a sombré dans l’illégalité. Le héros du village est le débrouillard, le délinquant est un « Robin des Bois ». La revue Inkyfada  interview un contrebandier qui gagne 7 000 dinars par mois (2 100 €). Une fortune ! Il risque la prison mais sa conscience est en paix car sa famille ne manque de rien.

 

Dans la capitale et les banlieues huppées on hésite entre rires et pleurs.  Chacun peaufine son plan « B », on galvaude cette boutade « j’ai acheté un Zodiac et des gilets de sauvetage !… », on écoute les sourcils levés les tirades ubuesques du Président qui rappellent celles du colonel Kadhafi s’adressant à ses chameliers. Les vieux se souviennent des discours de Bourguiba qui expliquait le pourquoi du comment, faisant partager au peuple les raisons de ses choix. Rassembleur, il élevait ses interlocuteurs à sa hauteur. Saïed fait exactement l’inverse, pourtant, sa rhétorique populiste  semble contenir la colère, mais pour combien de temps ?


Une diplomatie silencieuse

Le Président n’est pas diplomate, il est rigide, intransigeant et au surplus, il n’a rien à négocier avec l’étranger pas même l’infléchissement de sa posture irrémédiablement anti-sioniste. Alors, les marchands d’influences  d’Arabie et du Golfe, les voisins d’Algérie et de Libye, l’entremetteur d’Égypte, tous et d’autres encore, font en coulisse monter les enchères des contre-parties politiques. 

Bruxelles et Washington sont attentistes. Kaïs Saïed campé sur sa politique souverainiste jusqu’au boutiste multiplie les défis: « Ce qui se passe en Tunisie ne regarde personne d’autre » dit-il en fustigeant la résolution sévère du Parlement Européen appelant au retour des institutions démocratiques. Quelques jours plus tard, il convoque l’ambassadeur des États Unis car le congrès américain vient d’exiger de l’administration Biden des réponses claires à des questions précises dont celle-ci: « L’Armée tunisienne a-t-elle joué un rôle dans le déclin de la démocratie en Tunisie ? » 

Paris aussi est silencieux. Discrètement l’Élysée et Matignon consultent les intellectuels de la société civile mais dans le même secret adressent des amabilités à Carthage. En cette période pré-électorale, le Président Macron sait que les deux tiers des 728 mille Tunisiens qui vivent en France portent la nationalité française et que leurs votes pourraient faire basculer un scrutin serré. Il est donc urgent de ne pas déplaire. 



http://www.theses.fr/1987ENMP0026


https://universnews.tn/missing-ou-est-passe-le-patron-de-la-biat/


https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2021/11/tunisia-alarming-increase-in-number-of-civilians-facing-military-courts/


http://www.etap.com.tn/


https://www.ft.com/topics/places/Tunisia

https://inkyfada.com/fr/2021/08/22/stouchi-mahmoud-contrebandier-essence-tunisie/


https://eeas.europa.eu/delegations/tunisia/106021/parlement-europ%C3%A9en-textes-adopt%C3%A9s-situation-en-tunisie_fr 


https://www.middleeastmonitor.com/20211015-tunisia-condemns-us-congress-claims-its-democracy-is-in-danger/


https://fr.wikipedia.org/wiki/Diaspora_tunisienne