Je n’ai jamais entendu ma mère dire un gros mot. Lorsque par inadvertance elle laissait tomber un objet ou se brûlait les doigts, elle tapait du pied et lâchait un « zut ! » presque inaudible. A-t-elle jamais perdu son sang-froid ? A-t-elle jamais été en colère au point d’insulter ? Je n’en ai jamais été témoin. Sa pire injure était de traiter l’offenseur - hors de sa présence ou in petto - de « cochon ». Mon père qui avait lui aussi reçu une éducation d’un autre temps ne possédait qu’un seul adjectif sans appel pour qualifier l’ignoble « c’est un salaud ! » Jugement définitif hérité de la résistance qui voulait dire « traitre ».
Dans les milieux bourgeois du mi siècle dernier, employer des mots sales ou blessants, c’était meurtrir sa propre langue, c’était s’abaisser. L’injure se retournait contre soi en auto-flagellation douloureuse; elle était le signe d’un dérangement cérébral, d’un emportement clinique, d’une inconvenante absence de maîtrise de soi. À l’école on ricochait « c’est celui qui le dit qui l’est », « …toi même ! ». La grossièreté était absente de l’espace public chez les grandes personnes. Dans la sphère politique, on s’invectivait copieusement en échangeant des noms d’oiseaux mais rarement des mots vulgaires à connotation sexuelle ou scatologique.
L’injure publique
Le Président Chirac fut le dernier spécimen du politiquement convenable. Un jour qu’il était traité par un quidam de « connard ! » il répondit calmement en lui tendant la main « enchanté, moi c’est Chirac ! »; son successeur Sarkozy se suicidera politiquement d’une formule que le peuple blessé retournera contre lui « casse-toi pauvre con ! »; Hollande ne parviendra pas à fidéliser l’électorat des « sans-dents ». Enfin il est improbable que les amis de la terre pardonnent à Macron de les avoir comparés aux Amish et que les gilets jaunes oublient de sitôt que leurs aides sociales coûtent « un pognon de dingue ». L’injure en politique est un projectile à fragmentation qui blesse profondément et sans discernement, y compris parfois ceux de son camp.
Les mots peuvent être des gifles inoubliables, traumatisantes. Quand sur l’estrade de la classe on est systématiquement traité d’imbécile par l’instituteur: on s’en souvient, on le devient, c’est freudien. La blessure psychologique est amplifiée par l’audience, par les ricanements réels ou supposés ambiants. Être traité de XXX au téléphone est sans importance, mais à la radio, à la télévision, en réunion ou sur les réseaux sociaux, c’est autre chose.
L’injure raciste
Le 14 juillet 1900 les troupes africaines défilaient sur les Champs-Élysées applaudies par une foule criant « vive les Nègres ! » : nulle injure, nul racisme. Il faudra attendre 1948, la colère de Senghor « Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France » (Hosties noires) pour que les blancs se rendent compte que l’homme couleur chocolat toutes dents dehors et coiffé d’une chéchia, affiché sur tous les murs de France avec le slogan « Y’a Bon Banania », provoquait une douleur insupportable.
Traiter un arabe « d’Arabe » lorsqu’on est soi même arabe est une injure car elle revoie à la domination coloniale mais traiter un juif de « Juif » dans une synagogue fera sourire l’entourage. Pourquoi ? Il y a des mots-bombes qui font long feu et d’autres qui tuent. Quelles en sont les raisons ?
L’insulte peut-elle se dissimuler dans les objets ? L’art qui gribouille la toile, triture le bronze, expose un bidet, joue des sons dissonants, rap ?…Le mauvais goût qui offense, écoeure à vomir. La dysharmonie gustative de la tartine de camembert trempée dans le café crème fait frémir. Tout est relatif. Les goûts et les couleurs…Est on encore dans le champ de l’injure, quel est est le périmètre ? Comment la différencier, comment la caractériser ?
L’injure comme thérapie ?
Se prémunir de l’insulte permet sans doute de conserver son équilibre psychologique, mais insulter est peut-être un exutoire ? La voiture est un lieu privilégié. On y est traité « d’abruti, de parisien, de paysan… ». On soulage l’offense passagère en répliquant de la même façon bien à l’abri de sa vitre car le défi appelle rarement au duel sur le parking ou au pugilat sur le capot. Quelques rues plus loin on s’injurie soi même de s’être trompé de chemin. Tout cela ne prête pas à conséquence car on est à huis clos. Pour cicatriser l’oreille, on fera à des tiers acquis à sa cause, le récit de l’événement.
Comment expliquer la violence verbale collective - sans doute exutoire - qui saisit la foule des supporters pour « lyncher » l’arbitre ? Puis, le jeu reprend et tout est oublié. Sauf quand c’est Zidane, alors la réplique par un coup de boule devient légende.
L’injure concerne tout un chacun et pourtant c’est un sujet d’étude escamoté.
« La blessure du Moi »
« L’injure est un scénario qui se joue à trois et non à deux ». C’est ce que j’ai appris en lisant un petit livre de 130 pages paru sous le titre « L’injure, la blessure du Moi » aux éditions In Press dans la collection Psy pour tous. Son auteure Évelyne Larguèche est LA spécialiste de la question. Cette sociologue, anthropologue, docteure en Psychopathologie… décrypte les mécanismes de l’injure depuis un demi-siècle. Dans tous les colloques sa parole en toutes langues fait autorité. Sa dernière parution condense la douzaine d’ouvrages très savants qu’elle a publiés sur le sujet. Ce petit livre se glisse dans la poche comme un « Que sais-je » qui ne s’adresserait pas qu’aux « Nuls ». Il a l’immense et rare mérite de pouvoir être lu et compris par le néophyte qui s’en donnera la peine. Écriture rare dans les milieux académiques, il est rédigé à la première personne du singulier. Ce « je » assumé renforce la clarté et la conviction des thèses défendues. Chaque paragraphe m’a contraint à marquer une pause, à lever la tête pour méditer un instant l’évidence des mécanismes de l’emportement. J’étais le Monsieur Jourdain qui depuis plus de quarante ans… Évelyne Larguèche, je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela !
Pourquoi injurier ?
Quel est le mécanisme quasi irrépressible du crachat de mots ? Pour Larguèche, l’injure ne serait pas seulement une arme offensive mais un bouclier. Elle distingue « L’injure spécifique est pour l’injurieur un mécanisme de défense au service de son Moi qui lui permet de récupérer une maîtrise là où il y a eu débordement, et en quelque sorte de sauvegarder son idéal du Moi » Par opposition, l’injure non-spécifique en « réduisant l’injurié à être un objet manipulé, brutalisé, morcelé, réduit à l’impuissance a pour corollaire la confirmation de sa propre puissance » et de citer le cas de l’ambassadeur de Chine qui traite un chercheur français de « Petite frappe » ?
Évelyne Larguèche passe méticuleusement au doppler les échos d’un projectile mal connu. Son livre force l’intelligence du lecteur, il l’aide à comprendre donc à se prémunir. Si après l’avoir lu vous êtes victime, témoin ou même l’auteur d’une injure vous serez porté à froidement analyser son mécanisme et constater que vous êtes vacciné contre la blessure de votre Moi. Et non d’un chien par les temps qui courent, c’est pas rien !…
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