La désignation d’une femme à la tête du gouvernement tunisien n’est pas seulement une habile manoeuvre pour estomper le coup d’état qui a étouffé la démocratie parlementaire, elle est aussi et surtout l’aboutissement d’un lent processus d’émancipation et d’égalisation des genres entamé au milieu du siècle dernier. C’est un événement singulier inimaginable dans tous les autres pays arabes qui en d’autres circonstances aurait partout été salué avec enthousiasme. Il n’en a rien été. Seules quelques machocraties: Égypte, Algérie, Arabie, Kuwait, ont ostensiblement et à contre coeur adressé leurs compliments d’usage.
La femme est l’avenir de la Tunisie
La Première ministre Madame Nejla Bouden épouse Romdhane, ingénieure diplômée de l’école des mines de Paris a fait carrière dans l’administration et l’université. Sismologue de formation, elle a jadis soutenu une thèse de doctorat sur « La fragmentation à l’explosif des massifs rocheux » qui la prédestinait à tenter de recoller un jour les morceaux d’une Tunisie éclatée façon puzzle.
Les dix femmes et quinze hommes qui forment son équipe n’ont pour la plupart aucune expérience politique mais toutes et tous sont pétris de bonne volonté. Elles et ils ont prêté serment en jurant de respecter la constitution dont il subsiste seulement quelques fragments depuis que le Président de la République s’est accaparé le 25 juillet dernier les pleins pouvoirs. On se consolera en songeant que la désignation de Madame Bouden et la féminisation du gouvernement portent l’ultime espoir d’une Tunisie prospère et réconciliée. Sur cette terre fondée par Didon où les petits garçons sont élevés comme des Sidi et les hommes enclins à la vie de pacha, les Tunisiennes tenaces et laborieuses font vivre le pays. Il suffit pour s’en convaincre d’aller dans les champs, les usines, les ateliers, les services publics…dans les foyers !
Une révolution détricotée
De la même façon que les réseaux sociaux et la rumeur avaient fait fuir le dictateur il y a dix ans, le discrédit de la démocratie parlementaire a été orchestrée insidieusement sans même que les intéressés s’en rendent compte. L’une après l’autre comme un château de cartes, dans le désordre de leurs divisions internes, toutes les formations républicaines ont abdiqué. Les islamistes d’Ennahda, le RCD de l’ancien dictateur et les quelque 200 partis politiques croupions éphémères. Tous ont été balayés. La société civile forte de 22 000 associations est atone et divisée, même la puissante centrale syndicale UGTT parait fracturée de la base au sommet par des courants opposés.
Au terme d’une décennie d’efforts, les réactionnaires et les ingérants ont méticuleusement sapé la démocratie, remportant une victoire au delà de leurs espérances car la révocation des institutions élues a été ressentie comme la nécessité publique salvatrice de mettre fin à la chienlit. Mieux, le Président confiscateur de constitution surfe sur une popularité rassurante et fragile suralimentée par des sondages d’opinion opaques qui tiennent lieu d’indice de légitimité.
Absence de déférence
Le parti Ennahdha majoritaire aux dernières élections législatives est visé par une campagne de dénigrement souvent outrageante pour son leader Ghannouchi, le président du Parlement déchu. Prudents, les islamistes se posent en vertueux républicains, ils esquivent, évitent de répondre aux provocations et se contentent de réclamer le retour de la démocratie.
L’autre cible est l’ancien Président de la République Moncef Marzouki qui vit à Paris. Son passeport diplomatique lui a été retiré et un mandat d’amené international a été émis à son encontre. Il est accusé de trahison pour avoir publiquement lancé « un appel au gouvernement français à rejeter tout appui à ce régime (tunisien) et à cet homme (Kaïs Saïed) qui ont comploté contre la révolution et qui ont aboli la constitution démocratique… » Marzouki, « premier criminel d’opinion du printemps tunisien », militant historique des droits de l’homme et neurologue de formation a réagi vertement en prédisant à son successeur l’asile psychiatrique.
À la télévision, le Président Kaïs Saïed dénonce les profiteurs, les spéculateurs, les corrompus, « les traitres, les insectes » il gronde, tempête, menace, encourage le zèle des policiers et des juges. Le peuple goûte au quotidien les promesses de vengeance et de restitution de fabuleux butins qui nourrissent leur patience. Comme au temps de Ben Ali une foule d’opportunistes surenchérissent, sèment la discorde et mettent en péril l’unité nationale.
À Athènes comme à Paris, la Concorde est la place centrale de la démocratie, Tunis attend toujours la sienne. À semer la discorde on récolte le chaos. Ce ne sont pas les mots mais les actes qui extirperont le pays de sa situation économique désespérante.
Le scénario à l’égyptienne
L’inquiétude paralyse le patronat qui rassemble des industriels aux performances étonnantes dont certains figurent au podium mondial mais aussi quelques arrogantes familles prédatrices. Le patron de la première banque tunisienne n’est pas rentré de ses vacances à l’étranger depuis le 24 juillet selon Univernews. Pour autant, aucun homme d’affaires important n’a été embastillé mais un lampiste vient d’être condamné à 28 ans de prison pour chèques sans provision et des justiciables civils sont déférés devant les tribunaux militaires (Amnesty International)
En 2010, la Tunisie exportait huit millions de tonnes de phosphate, l’an dernier elle en a importé quarante mille ! Dans le même temps les effectifs de la compagnie nationale sont passés de 8 000 à 30 000, révèle le magazine en ligne « il Boursa » qui documente par ailleurs un déficit commercial record imputable principalement à la Chine, la Turquie, l’Algérie, l’Arabie Saoudite et la Russie.
Dans son dernier bilan la compagnie pétrolière nationale ETAP rapporte que le nombre de permis d’exploration et de production de pétrole ont chuté de moitié en un an et que les investissement ont fondu de 374 à 56 MUSD.
Au plan financier, l’état des lieux est pareillement alarmant. Depuis 2011 la cote de confiance des agences internationales de notation a été dégradée 7 fois atteignant la dernière marche avant la déclaration de cessation de paiement. Ce qui veut dire que "La Tunisie ne pourra pas contracter de prêts sur plus de dix ans et à un taux d’intérêt de moins de 14%… » alarme l’ancien ministre Fadhel Abdelkefi. Pour la quatrième fois en dix ans, la Tunisie va solliciter l’aide du FMI qui exigera une feuille de route et posera ses conditions draconiennes habituelles.
En attendant, le pouvoir avance à la godille et par la confusion de ses exposés simplistes donne l’impression d’une grande incapacité à appréhender les chiffres.
Le Financial Time titrait ce 15 novembre sur « La contre révolution tunisienne » et concluait son article sur l’inquiétante prédiction d’un scénario à l’Égyptienne.
Peuple des champs et des villes
Dans les régions déshéritées de Kasserine, Sbeitla ou Chebika, la vie quotidienne est souvent sans thé, sans viande, sans horizon. Le travail est rare, précaire, mal payé. Le salaire minimum garanti mensuel est à 429 dinars soit 130 euros. Les saisonniers qui sont pour la plupart des femmes et des immigrés du Sahel gagnent moins d’un euro de l’heure ! Alors, quand la charité d’un fils ou d’un frère depuis l’étranger fait défaut, quand le service social est défaillant, la transgression de la loi est une nécessité vitale. Pour survivre, une large partie de la population a sombré dans l’illégalité. Le héros du village est le débrouillard, le délinquant est un « Robin des Bois ». La revue Inkyfada interview un contrebandier qui gagne 7 000 dinars par mois (2 100 €). Une fortune ! Il risque la prison mais sa conscience est en paix car sa famille ne manque de rien.
Dans la capitale et les banlieues huppées on hésite entre rires et pleurs. Chacun peaufine son plan « B », on galvaude cette boutade « j’ai acheté un Zodiac et des gilets de sauvetage !… », on écoute les sourcils levés les tirades ubuesques du Président qui rappellent celles du colonel Kadhafi s’adressant à ses chameliers. Les vieux se souviennent des discours de Bourguiba qui expliquait le pourquoi du comment, faisant partager au peuple les raisons de ses choix. Rassembleur, il élevait ses interlocuteurs à sa hauteur. Saïed fait exactement l’inverse, pourtant, sa rhétorique populiste semble contenir la colère, mais pour combien de temps ?
Une diplomatie silencieuse
Le Président n’est pas diplomate, il est rigide, intransigeant et au surplus, il n’a rien à négocier avec l’étranger pas même l’infléchissement de sa posture irrémédiablement anti-sioniste. Alors, les marchands d’influences d’Arabie et du Golfe, les voisins d’Algérie et de Libye, l’entremetteur d’Égypte, tous et d’autres encore, font en coulisse monter les enchères des contre-parties politiques.
Bruxelles et Washington sont attentistes. Kaïs Saïed campé sur sa politique souverainiste jusqu’au boutiste multiplie les défis: « Ce qui se passe en Tunisie ne regarde personne d’autre » dit-il en fustigeant la résolution sévère du Parlement Européen appelant au retour des institutions démocratiques. Quelques jours plus tard, il convoque l’ambassadeur des États Unis car le congrès américain vient d’exiger de l’administration Biden des réponses claires à des questions précises dont celle-ci: « L’Armée tunisienne a-t-elle joué un rôle dans le déclin de la démocratie en Tunisie ? »
Paris aussi est silencieux. Discrètement l’Élysée et Matignon consultent les intellectuels de la société civile mais dans le même secret adressent des amabilités à Carthage. En cette période pré-électorale, le Président Macron sait que les deux tiers des 728 mille Tunisiens qui vivent en France portent la nationalité française et que leurs votes pourraient faire basculer un scrutin serré. Il est donc urgent de ne pas déplaire.
http://www.theses.fr/1987ENMP0026
https://universnews.tn/missing-ou-est-passe-le-patron-de-la-biat/
https://www.ft.com/topics/places/Tunisia
https://inkyfada.com/fr/2021/08/22/stouchi-mahmoud-contrebandier-essence-tunisie/
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