Mortagne-au-Perche
Il y a mille ans, Rome envoya en
Normandie une légion étrangère pour fortifier une colline qu’un centurion
baptisa « montagne des maures ». Mortagne compte aujourd’hui quatre
mille descendants bien intégrés.
Elle est célèbre pour son boudin noir dont le
championnat annuel attire les foules du monde entier. Cette spécialité
culinaire est une variante du boudin pur sang des Maures ; à cheval entre
le sanguinaccio italien et le botifara negra catalan. C’est du sang
de cochon impur condimenté et emboyauté avant d’être poché.
Mais revenons à ce charmant bourg où les parisiens
du week- end adooorent…. chiner de merveilleux objets en formica des années
soixante. Moi, allez savoir pourquoi, je n’aime pas cette trop jolie ville et
si ce n’était les deux ou trois copains éleveurs et jardiniers d’exception qui
pointent sous la halle chaque samedi, je n’y mettrais jamais les pieds.
Car souvent Mortagne pue. Elle sent la mort dès que
le vent mauvais rabat depuis la zone industrielle voisine les
miasmes de l’usine d’incinération des carcasses de bétails venues de toute la
région. L’odeur putride des charognes est insupportable.
Sur la place du marché, un artiste cabotin dont
l’anonymat est le principal talent, a édifié il y a quelques années sur
commande municipale, une fontaine suintante en forme de sarcophage. Il parait
qu’une pétition circule pour que la sculpture macabre soit déplacée.
L’élu municipal qui fait la pluie normande dans le canton depuis quarante
ans: un certain monsieur… Lenoir, s’y emploie.
Plus loin, au fond d’un petit square on a inauguré
une statue noire et rabougrie du grand philosophe Alain ; un natif du coin
qui y perdit la foi mais gagna l’inspiration de ses propos sensés et de ses
géniales pensées.
Bellême
A quelques lieux, en bordure de la forêt
majestueuse, se dresse la petite ville de Bellême. Ici, point
d’industrie odorante, ça sent la girole et le bolet, la bouse et le
crottin. Jolis vestiges, maisons cossues. Dans la rue principale
quelques commerces, un boucher, un tabac, deux bistrots, trois agences
immobilières, cinq banques. Et puis deux brocanteuses qui sentent bon la cire.
L’une est tenue par une jeunesse immigrée chti qui a du soleil dans
les yeux, l’autre recèle derrière un sourire malin des dessins d’Armand Goupil
que je ne me lasse pas d’acheter. Devant le golfe miniature, chez le
chocolatier et son voisin libraire une double pause s’impose.
Sur la place de l’église, une épicière d’exception
résiste au monopole de la grande distribution. La brave femme mériterait le
ruban bleu sur son tablier blanc tant sa vaillance et surtout son Livarot sont
grands. Le boulanger d’à coté est consciencieux, le limonadier est sympa. Plus
haut autour des vestiges, des antiquaires et un gentil salon de thé.
Derrière les futaies de la pharmacie et de
l’hostellerie des anglais, seuls les futés découvrent un chef d’œuvre caché.
C’est une jeune fille au teint de bronze qui joue à Colin-maillard, sculpture
émouvante de Victor-Edmond Leharivel-Durocher.
Plus loin, bien en évidence face au square de la
Poste, le buste sans intérêt d’Aristide Boucicaut, célébrité locale, né en 1810,
fondateur du Bon Marché le grand magasin parisien qui a trahi les ambitions de
son géniteur car tout y est devenu chic et cher.
Saint-Martin
En contrebas de la ville, dans un écrin de forêt se
niche Saint-Martin-du-Vieux-Bellême dont le Maire-Châtelain a provoqué une
jacquerie qui fait le tour du net. Voici les faits tels qu’ils n’ont pas été
rapporté par la presse locale :
Ne supportant plus le bruit des rares voitures qui
passent devant son castel en parpaings, l’édile a concocté en catimini un
projet de déviation au tracé fantaisiste mais d’évidence, favorable à des
desseins commerciaux. Le Conseiller général, de surcroît noble-Maire d’un patelin voisin a embrayé, puis tous les élus
ont voté à la volée les millions à dépenser. L’affaire devait être pliée cet
été au terme d’une enquête publique estivale organisée de fin juin à mi août.
Patatrac !
La population s’est mobilisée. Pétitions, réunions,
discussions, contre-études. Le commissaire enquêteur, un honnête homme
consciencieux a émis dans son rapport détaillé un avis circonstancié
défavorable en tous points. Projet qualifié « d’inutilité publique par
excellence », c’est sans appel !
Depuis, le vieux maire outré fait de la résistance.
Son fils, un énarque ancien patron de la Caisse des Dépôts qui nourrit des
ambitions électorales est embarrassé, car à trop s’ébruiter, l’affaire pourrait
bien attirer « Le canard enchainé » sur ses terres !
La Perrière
En quittant le hameau du châtelain dépité, une ballade à travers les
chênes et les ormes centenaires conduit à une autre perle rare du Perche.
Pimpante mais triste, vide, sans vie : deux estaminets, une épicerie
« à vendre », deux mairies ( ?) une église et un cimetière
attachant que l’on quitte à regret tant il donne envie d’y reposer à jamais. Ne
vous attardez pas.
Mamers
Quelques kilomètres plus loin, à l’écart des
résidences secondaires et des chasses à cour, c’est la ville normande, saosnoise et sarthoise de la
France profonde.
Mamers est le chef lieu d’une sous-préfecture aux
champs qui eut ses heures de gloire et de prospérité.
Joseph Caillaux l’inventeur de l’impôt sur le
revenu, l’époux de la meurtrière du directeur du Figaro, le brillant homme
politique controversé du début du siècle dernier, y fut toute sa vie l’élu des fidèles mamertins en dépit de
la haine des chiens parisiens. Aujourd’hui, la ville est à l’image de tout le
pays : vaincue et assistée. Premier employeur : les supermarchés,
second employeur : l’hôpital. Premier consommateur : les maisons de
retraite, second consommateur : l’armée des grattes la terre qui attendent
d’y entrer. La cité est une friche isolée à deux heures de Paris ; pas de
chemin de fer, pas d’autoroute ni de nationale.
Le lundi jour de marché on se rassemble en petits groupes pour papoter. On prend le temps de parler du temps. Les seuls
gens pressés, en soutane ou cornette se hâtent vers d’improbables urgences.
Sous la halle, trois maraichers, un volailler, un fromager de biquettes. Tous
des gens d’exception menacés de disparition par la règlementation. Ils
réservent leurs produits extraordinaires à quelques initiés réfractaires à la
poussette du supermarché. Il y a surtout une crémière qui fait des
confitures de fraises que les gourmands avisés réservent une année à
l’avance ! Plus loin sur la place, ma voisine la vachère vend des
riz-au-lait à tomber. Dans la ville que l’on parcourt en empruntant des passages secrets larges comme une
brouette, les commerçants rivalisent de qualités. Chacun a sa spécialité :
baguette (moulée ? bien cuite ?), flanc aux œufs, choux à la crème,
queue de bœuf, tête de veau, petit salé, boudin blanc aux truffes ou au
citron…Il y a même une mercière qui guérit les nerfs en plote et un guérisseur
qui fait du tricot !
Les gens d’ici sont philosophes comme Alain,
négociants comme Boucicaut, droits comme Caillaux.
Ils sont aussi très taquins.
Place de la Mairie, pour faire la nique aux pauvres
parisiens nourris à la mangeoire, un couvreur a surmonté le toit
d’une Tour Eiffel !...
Mise à jour 2020
Mise à jour 2020
Est-ce la conséquence de cette chronique ?
À Montagne, la macabre fontaine de la place du marché n’est plus.
À Bellême, la sculpture de Leharivel-Durocher a été déplacée pour que chacun puisse désormais l’admirer.
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