« Ce n’est pas à mon âge que je vais entamer une carrière de dictateur ! ». Parodiant de Gaulle, Kaïs Saïed a voulu rassurer Vivian Yee du New York Times qui venait d’être retenue contre son gré pendant trois heures dans un commissariat de police. La télévision a montré la journaliste sagement assise dans un salon devant le Président tunisien qui a longuement monologué sans lui permettre de poser une seule question. L’avant veille, le directeur de la radio télévision nationale avait été limogé et tous les correspondants d’Al Jazeera avaient été expulsés manu militari de leurs locaux. Le signal est clair: la liberté de la presse est désormais sous surveillance.
Un représentant du peuple a été arrêté à son domicile dès potron-minet. Élu des Tunisiens de l’étranger (circonscription d’Allemagne) il se croyait - comme en Europe - tout permis ! Il avait eu l’audace il y a trois ans de critiquer l’armée alors qu'il est fils d'un colonel martyr de la révolution. Un tribunal l’avait condamné à la prison. Son immunité parlementaire ayant été levée par décret présidentiel du 25 juillet il est devenu le premier prisonnier d’opinion du « jour d’après ». L’avertissement est sévère: l’armée c’est sacré, nul n’est à l’abri de la justice militaire, quiconque osera un soupir ou un sourcil levé sera sanctionné. Qu’on se le dise !
Ajoutant aux restrictions de circulation imposées par la pandémie, les autorités ont interdit à tous les élus, aux grands fortunés et aux hauts fonctionnaires de voyager à l’étranger. Nul ne sait vraiment qui est concerné. Pour le savoir, il faut se présenter à la police des frontières de l’aéroport juste avant d’embarquer… éventuellement. Une ancienne députée co-fondatrice de l’Association des femmes démocrates a été à deux doigts de manquer son avion.
Ces indices inquiétants présagent l'avenir d'un régime musclé. Tout comme ils avaient célébré le coup d’État du 7 novembre 1987, les convertis de la dernière heure flattent outrageusement le recours aux pleins pouvoirs constitutionnels du 25 juillet 2021. Dans les rues de Tunis, les cortèges d’encenseurs se multiplient. Pour autant, tout comme la critique, Carthage ne semble pas priser la flagornerie. Les Saïedolâtres qui espéraient un rapide retour sur investissement restent pour le moment sur leur faim.
Vues de Washington, les entorses aux libertés publiques qui éclaboussent l’unique démocratie arabe sont inacceptables, mais en contraste, le peuple tunisien d’un naturel optimiste attend la contre-partie positive de cette rupture. Il évalue le bilan de dix ans de liberté payé d’injustices et de pauvreté. Il enjolive le souvenir du prix du pain sous les dictatures du siècle passé, il culpabilise d’avoir osé gouverner tout ce temps sans zaïm. L’homme de la rue pense que Saïed va mettre fin à ses difficultés quotidiennes et lui livrer des têtes à couper; faute d’avoir pris son destin en main, il croit avoir trouvé celui qui va restaurer la révolution dévoyée.
Après l’appel au secours lancé par les autorités, les vaccins et les respirateurs ont afflué de tous les pays. Cette générosité devra rapidement être complétée par des crédits financiers au prix de contreparties de souveraineté. Pour l’instant, les bailleurs institutionnels évaluent la pérennité du nouveau régime au regard du scepticisme prudent affiché par les capitales occidentales. La loi américaine interdit l'aide étrangère à tout pays dont le chef de gouvernement dûment élu est destitué par un coup d’État; alors les juristes de la Maison Blanche sont au travail, mais ça prendra un certain temps. Les Émirats Arabes Unis, l’Arabie, l’Égypte... applaudissent mais sans ostentation, et les frères maghrébins de leurs côtés affichent une solidarité de voisinage. Tous tardent à mettre la main à la poche. Ils attendent la nomination d’un ou d’une Chef.fe du Gouvernement - qui sera de facto le ou la porte-parole du Président Saïed - avant d’entamer les marchandages.
Depuis l’indépendance de la Tunisie, aucun chef de l’État n’a disposé de pouvoirs aussi élargis que ceux de Saïed. Bourguiba puis Ben Ali devaient composer avec l’opposition, l’entourage, le parti, l’opinion de l’étranger… mais Kaïs Saïed semble imperméable à toute influence. C’est un homme d’une rigidité confondante en posture et en verbe qui apparaît dénué de capacité d’écoute et de dialogue. Rien ne semble pouvoir infléchir la détermination de sa doctrine confuse qu’il exprime par jets de phrases sentencieuses. Nul n’est capable de deviner sa feuille de route.
L’ancien professeur de droit s’est servi de la puissance constitutionnelle pour stériliser la constitution et tracer une impasse juridique dont il est seul à connaitre l'issue. Gouvernement et parlement ont été neutralisés « provisoirement ». La tricéphale démocratie tunisienne a perdu deux têtes. Mais pour le cas où la rescapée serait empêchée à son tour qui la remplacera à Carthage ? Selon l’article 84 de la constitution et en absence de chef du Gouvernement, c’est le président de l’Assemblée des représentants du peuple qui sera « immédiatement investi des fonctions de Président de la République ». Par conséquent, l’islamiste Ghannouchi, - âgé, malade, contesté par les siens - pourrait succéder à Saïed. C’est de la fiction. Mais comme depuis une décade la Tunisie cumule les combles et les improbabilités, demain tout est possible !
https://lib.ohchr.org/HRBodies/UPR/Documents/Session27/TN/6Annexe4Constitution_fr.pdf
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