L'opinion
est lasse. Le chemin de la démocratie est interminable. Le prix de
la liberté est trop cher. Le chômage a augmenté, le niveau de vie
a baissé,
les services publics se sont dégradés,
l'insécurité s'est généralisée.
Les Libyens
réfugiés encombrent les écoles et les hôpitaux ; les
contrebandiers trafiquent aux frontières ; les terroristes
venus de nulle part sèment la terreur ; les voyous du dictateur
sont de retour... Pour le quidam, le khobziste ou le trimard,
l'espoir d'une vie meilleure diminue au fil des scrutins.
La
communauté
internationale flatte à l'envi l'exemplaire démocratie du jasmin,
mais personne n'aide vraiment les
Tunisiens !
Certes, on ne pouvait pas s'attendre à ce que les pétro monarchies
encouragent le printemps arabe ? Mais ni les Etats Unis, ni
l'Union Européenne, ni même la France n'ont mis la main à la poche
pour amorcer l'indispensable « plan Marshall ». Ils n'ont
même pas permis la restitution des milliards que Ben Ali avait
volés grâce
à leur complicité.
Attendent-ils
pour se montrer généreux que le futur président tunisien, comme
son homologue égyptien, décrète l'état d'urgence et fasse
condamner à mort quelques centaines d'islamistes ?
Après
la révolution de 2011, le débat démocratique en Tunisie a été
opacifié par l'écran de la religion, réduisant la confrontation
des idées politiques à une bipolarisation sommaire entre
« islamistes » et « laïcs ». C'est une
problématique d'importation, car ici, l'habit ne fait pas l'imam !
Tous les
Tunisiens,
musulmans à 99%, sont profondément religieux. Tous savent (plus ou
moins bien) le Coran, faire la prière et réciter la chahada qui
leur a été murmurée dès
la naissance. Nul ne s'affranchit des célébrations familiales du
ramadan et de la fête du mouton. Les mariages exclusivement civils
sont rares. Tous les Tunisiens
sans exception sont inhumés
en terre, dans la tradition de la religion. En Tunisie, les
agnostiques se taisent, les athées se dissimulent ou s'exilent.
C'est
sans doute pourquoi l'Assemblée a unanimement - majorité islamiste
comprise – adopté une constitution qui écarte la charia des
affaires de l'état. Dans son préambule la loi suprême proclame
clairement :
« l'attachement
de notre peuple aux enseignements de l’Islam, qui a pour finalité
l’ouverture et la tolérance aux valeurs humaines et aux hauts
principes universels des droits de l’Homme ».
La référence aux droits de l'Homme, ce n'est pas rien ! Quels
autres exemples ailleurs, sur les doigts d'une main ?
Dans
un second temps, « le parti islamiste », Ennahdha,
sévèrement critiqué pour sa piètre gouvernance a renoncé au
pouvoir, puis il a admis sa
défaite aux élections législatives, enfin, il s'est abstenu de
présenter un candidat aux Présidentielles. On peut douter de sa
sincérité, soupçonner une stratégie machiavélique, hurler à la
duplicité ! Il n'empêche, Ennahdha peut désormais et jusqu'à
preuve du contraire, être qualifié de « parti démocrate
musulman » car il a par le vote et les actes accepté la
séparation de la religion et de l'État, et surtout l'alternance.
Ceci
n'a pas empêché Caïd Essebsi, arrivé en tête des suffrages au
premier tour de scrutin des présidentielles d'accuser son rival
Marzouki d'être soutenu par des « islamistes, salafistes,
djihadistes ». La tentation monocratique reste forte.
Pourtant,
la campagne électorale avait permis à chacun des 27 candidats dont
une seule femme, tous laïcs, de présenter leur programme. Beaucoup
de démagogie et de populisme, quelques étincelles de lucidité et
de sincérité. Hamma Hammami représentant l'union de la gauche
héroïque est arrivé en troisième position avec 7,8%,
l'utra-droite Slim Riahi 5,5% et l'unique candidate Kalthoum Kannou a
obtenu un score affligeant de 0,58%.
Qui
à voté qui et pourquoi ? Les énigmes sont innombrables
car la sociologie de la Tunisie – on l'avait oublié - est d'une
extrême complexité.
La
bipolarisation des résultats correspond à celle de la géographie:
Marzouki arrive en tête dans le sud Caïd Essebsi dans le nord. En
France, les 70 mille votants ont fait le choix inverse.
Au
total six points
et deux cent mille voix séparent le Président sortant de son
opposant, ancien ministre de tous les régimes, arrivé en tête avec
39% des suffrages.
En
décembre prochain, le choix des
Tunisiens sera cornélien.
Marzouki
a l'âge de Juppé, Caïd Essebsi celui de Giscard d'Estaing.
Imaginez le face-à-face ? Dans un pays où l'âge médian de la
population est de 31 ans, ces élections révèlent le désespoir
d'un peuple fatigué d'être trompé.
Tout
sépare ces deux hommes qu'une post-retraite inattendue a arraché à
leurs paisibles parties de chkoubba et de belote.
Sidi
el Béji Caïd Essebsi est un « beldi » , bourgeois natif
de la capitale dont la famille cultive depuis des générations l'art
et la manière de se démarquer des « barani », terme qui
regroupe tous ceux qui ne sont pas du même monde. Les « beldi »
forment la caste « des cent familles tunisoises » alliées
par des mariages croisés depuis plusieurs générations. Ils ont
leurs rites, leur parler, leur code de bienséance. Ils se
considèrent un peu comme sortis de la cuisse de Jupiter, détestent
les mésalliances et répugnent à fréquenter les inconnus au
sérail. Cette condescendance exacerbe les frustrations des imbéciles
et des parvenus qui ambitionnent d'en être. Le bien mal né
dictateur Ben Ali s'y employa avec des méthodes trébuchantes ou
brutales. Ainsi parvint-il à séduire pour ses rejetons quelques
augustes noms.
Les
« beldi » affichent toujours une parfaite solidarité de
façade, ce qui ne les empêche pas de s'entre déchirer
discrètement. Il y a des lustres, l'un de mes aïeux accorda la main
de sa fille à un illustre notable de la capitale lequel en échange
maria son ainée (issue d'une vieille épouse de son harem) à son
nouveau beau frère. Voici pourquoi, très simplement, par plusieurs
branches et rameaux imbriqués : j'en suis. Alors, en dehors des
cercles de l'entre soi, il serait inconvenant de ma part de casser
publiquement du sucre sur le dos d'un Caïd Essebsi et de dévoiler
ici quelques confidences qui démangent les doigts de mon clavier.
Mais
il faut souligner la performance du patriarche qui est parvenu à
agréger sur son nom une partie de la « classe moyenne »
et tous les militants et sympathisants de l'ancien parti unique. Ce
mouvement qui pèse plus du tiers des votants permet de mesurer
l'ampleur de la nostalgie collective. Indubitablement,
l'intronisation de Sidi El Béji « el beldi » à la
magistrature suprême marquerait une forme de restauration
de l'ancien régime
inespérée depuis la déposition du Bey en 1957 !...
Marzouki
est fils de Mohamed el Bédoui (le bédoin). Ce patronyme flatteur
qui exprime la noblesse chez les gens du sud est synonyme d'inculte
chez les citadins imbéciles. Moncef Marzouki est un érudit, docteur
en neurochirurgie, polyglotte, militant de tous les instants. Grande
gueule assurément, celle de la conviction et de l'entêtement. Au
lendemain de la révolution, son parcours de combattant pour les
droits de l'Homme et son sens du compromis lui ont valu d'accéder à
la Présidence provisoire de la République. À Carthage, l'homme a
unanimement déçu ; probablement parce qu'il est resté
lui-même. Car « le Président sans cravate » n'a pas
modéré son caractère ni changé ses habitudes de vie ; pas
plus qu'il n'a cherché à travestir son allure ou corriger ses
postures. Honnête ou psychorigide ? Probablement les deux à la
fois. Refusant les conseils de consultants intéressés, il a laissé
proliférer les insultes et les quolibets qui sont devenus
le lot de ses sorties en public. Mais in fine, cet excès lui vaudra
peut-être un regain de sympathies parmi ceux qui doutaient de sa
sincérité.
Tout
comme le leader islamiste Ghannouchi qui est apparu indulgent vis à
vis des extrémistes, le Président provisoire légaliste a été
faible avec les caciques du dictateur déchu qui sont aujourd'hui
rassemblés autour de son rival. Ses principaux soutiens sont les
oubliés des banlieues et des provinces, les « bidoun »,
les sans rien et aussi quelques bataillons de démocrates laïcs ou
islamisants qui lui sont reconnaissants de ne pas avoir transformé
Carthage en propriété familiale.
Le
pays a besoin d'unité et de cohésion, il attend des deux
patriarches beaucoup de sagesse, surtout de la part du perdant, car
quelle
que soit l'issue des élections, la jeune démocratie tunisienne
devra surmonter les épreuves d'un environnement indifférent ou
hostile.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire