C'était
le plus riche collectionneur d'oeuvres d'art du monde. Son budget
était illimité. Au plus fort de sa gloire, on murmurerait qu'il
dépensait allègrement un million d'euros par jour. C'était très
en deçà de
la réalité, puisqu'en 2004 ses achats franchirent le milliard.
Ce
petit homme maigre et fragile aux allures d'étudiant fortuné était
un passionné. Chaque mois, il venait à Paris chiner quelques
merveilles pour remplir ses musées. Pendant que son Airbus
particulier patientait à Roissy, il recevait dans la suite d'un
palace de la capitale les plus grands experts en objets rares. Il
appréhendait sa mission comme un sacerdoce. Infatigable acheteur. Du
matin jusqu'au soir, il sillonnait la ville ; entre deux visites
chez les galeristes, il picorait un cornet de frittes et se
précipitait vers une exposition à Beaubourg ou l'atelier d'un
artiste en banlieue. Il voulait tout savoir, tout voir, tout acheter.
Des toiles, des estampes et des gravures, des sculptures, des
photographies, des automobiles, des pièces de monnaies, des livres
et même des vélos. Dans les salles des ventes de Londres, New York,
Paris,
aucune surenchère ne l'a jamais vaincu.
Cheikh
Saud bin Mohamed Al Thani était un rejeton génial de la famille
régnante du Qatar qui avait conçu pour son pays une ambition
démesurée ; il voulait embellir la laideur désespérante du
paysage et rendre Doha admirable à défaut d'être vivable.
Le
Qatar c'est un néant. Pays sans passé ni vestige. Terre ingrate de
cailloux grisâtres. Ciel voilé. Vents sableux qui piquent
les
yeux. Chaleur suffocante la moitié de l'année. Mais par une
circonstance atténuante, le destin a doté son sous sol et ses fonds
marins d'une poche de gaz qui génère au budget de l'Etat
un excédent
annuel de 50 milliards. Ce qui offre les moyens à toutes les
ambitions.
Celle
du jeune ministre de la culture était de rassembler dans son pays
ingrat quelques uns des chefs d'oeuvres créés par l'homme. Il
commença par concevoir les écrins.
Projetant
un programme de construction titanesque de plusieurs dizaines
d'ouvrages dédiés à l'enseignement et la culture – pas moins de
sept musées -, il convoqua par le truchement de ses ambassades les
meilleurs architectes du monde. Aucun ne prit la peine de se déplacer
pour aller rencontrer ce trop jeune mégalomane présomptueux. Alors
il sauta dans son Airbus et leur rendit visite
l'un après l'autre. Mon pays n'est rien leur dit-il, je veux le
faire exister à travers vos œuvres de verre et de béton. Les
maîtres posèrent d'extravagantes conditions qui furent toutes
acceptées, alors ils ouvrirent aux Qatar leurs imaginations
talentueuses : Nouvel, Pei, Wilmote, Izozaki, Foster,
Carlatrava...
Aujourd'hui
grâce à Saud Al Thani, Doha est devenu la cité témoin de
l'architecture contemporaine. Certes, à Dubaï et à Abu Dhabi dans
les Emirats Arabes Unis voisins des constructions prestigieuses et
spectaculaires ont jailli du sol sableux, mais le pire côtoie le
meilleur ; à Riyad en Arabie, à Kuwait ou Bahrein, le pire
l'emporte ; mais à Doha, l'excellence est partout.
En
quelques années,
Cheikh
Saud était devenu un membre accepté du gotha mondial des arts, mais
aussi des sociétés protectrices d'espèces animales menacées. Ses
moyens financiers inépuisables n'étaient pas les seules raisons de
cette consécration, cet autodidacte boulimique de savoir avait le
regard aiguisé et l'intuition fulgurante de l'artiste.
Puis
un jour de 2005 on se sait pas très bien pourquoi, son étoile
pâlit. L'Emir l'assigna à résidence. Son discrédit se répandit
comme une trainée de poudre. Le Cheik en blanc n'avait plus aucun
crédit. Avait-il trop dépensé ? S'était-il fait escroquer ?
Avait-il exposé trop véhémentement et trop publiquement sa haine
de l'occupant sioniste en Palestine ? Saud Al Thani perdit
toutes ses responsabilités officielles. De ministre de la culture,
il devint simple gérant d'un patrimoine immobilier milliardaire. Il
vivait entre sa prodigieuse villa de Doha et celle de Londres au
milieu d'objets rares.
C'est la que subitement, il est décédé dimanche dernier. Il avait 48 ans.
C'est la que subitement, il est décédé dimanche dernier. Il avait 48 ans.
Le
lendemain, à Genève, naissait la légende de son parcours
mystérieux avec la vente aux enchère du joyaux de sa collection de
montres pour la modique somme de 24 millions de dollars !
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