Dans
la moiteur d'un été qui s'éternise, Tunis bruisse. Le chauffeur
pressé, furieux de se retrouver dans une impasse klaxonne devant le
mur « il y a une semaine on pouvait passer ! » mais
depuis, un petit futé s'est approprié la chaussée pour agrandir
son pavillon. Demi tour, appels de phare, une main sur le volant,
l'autre prévient à grands gestes en hurlant « c'est
bouché ! » . Slalom entre les poubelles renversées,
incursion sur les trottoirs défoncés, invectives, insultes, les
carrosseries se frôlent à se toucher. A tout prix il faut dépasser,
c'est une question de fierté. Victoire dérisoire sur la berline
blanche pilotée
par une bourgeoise au visage masqué par d'énormes lunettes de
soleil ; ses lèvres vermillon vomissent un tombereau
d'insanités. Plus loin, à l'angle de la Place Pasteur et de la rue
Alain Savary, le conducteur pile pour laisser passer une camionnette
qui attendait patiemment. Amabilités, remerciements. Chacun adapte
sa conduite à la tête du client. Hostile, indifférente, courtoise.
Sans raison apparente. Pourquoi ? « Alech ? Hakka ! »
C'est comme ça ! Incivilités et urbanités se succèdent. Le
code est absent. La route est à moi, que les autres s'écartent !
La police est invisible, les feux rouges sont clignotants, les
panneaux sont interdits de signalisation. Le chaos est général mais
par un miracle inexplicable, les voitures avancent.
L'expression
politique est à l'image de la circulation routière;
anarchique, impulsive, brinquebalante. Elle trace son chemin mais à
chaque tournant on sent que tout peut dégénérer en un effroyable
enchaînement
de mortels accidents.
Le
débat est libre ; totalement, permanent, passionné,
passionnant. La campagne électorale prend parfois l'allure d'un
Barnum show à l'américaine. Il ne manque que les majorettes.
L'argent de la propagande coule à flot.
Chaque
soir, sur les places ou les jardins publics, les organisateurs
dressent en hâte un chapiteau avec calicots, affiches, sono.
Des rangées de chaises sont alignées. Un service d'ordre est
organisé. Le candidat extrait d'une limousine est hissé sur une
estrade. Il tente laborieusement de galvaniser un auditoire fatigué
pourtant acquis d'avance.
Il y a aussi quelques badauds qui espèrent un petit cadeau. Le
meeting se termine invariablement aux accents de l'hymne national,
puis les hommes (peu de femmes) se dispersent vers les terrasses de
cafés pour prolonger les discussions devant la télévision.
Les
Tunisiens zappent les chaînes, guettent la réplique qui fait
mouche, le bon mot, ils s'indignent ou applaudissent, ils
cherchent les accents de sincérité, débusquent les
duplicités et comptent les points. La plupart ne savent pas pour qui
ils vont voter. Au gré des émissions, ils changent d'avis et de
champion. Mis à part les islamistes et des anti-islamistes, les
déterminés sont rares. Entre la mosquée et le bistro, il y a un
boulevard. On prédit qu'un tiers de l'électorat votera Ennahdha,
qu'un autre tiers ira vers Nidaa, reste un tiers d'indécis.
Les
Tunisiens dont le pouvoir d'achat se dégrade chaque jour observent
avec impuissance les mutations de leur économie. Les touristes et
les investisseurs désertent le pays, le commerce informel
approvisionne les marchés clandestins. Aux frontières de l'Algérie et de la
Libye, les contrebandiers font la loi. La corruption reste active, la
justice est toujours l'exception. Difficiles dans ces conditions de
voter « utile » et pour le changement.
Le
citoyen a l'impression d'être un cobaye de laboratoire, observé par
des scrutateurs surgis des
quatre coins du monde : journalistes, experts es-démocratie de
l'ONU, de l'Union Européenne, de la Francophonie, de l'Organisation
de l'Union Africaine, et même de la Ligue Arabe ! Il se sent
investi d'une responsabilité d'autant plus pesante que la pression
des médias est permanente.
La
valeureuse Haute Autorité chargée de veiller à l'équité
télévisuelle est débordée. Le spectacle des joutes politiciennes
déloyales éclipse tous les autres, à l'exception du foot bien
sûr.
Justement
Slim Riahi, un mal connu fortuné, surgi de nulle
part, s'est offert coup sur coup le principal club de football du
pays et une chaîne de télé. Deux jokers qui pourraient bien lui
valoir un destin suprême.
La
candidature de ce petit homme souriant aux allures de play boy des
banlieues n'avait pas attiré l'attention jusqu'à ce qu'un sondage
le crédite de la capacité de bousculer les têtes de listes aux
législatives mais aussi de mettre en ballotage le Président de la
République sortant Marzouki, ou l'inoxydable patriarche des
compromis Caïd Essebsi qui sont donnés
favoris.
Slim
Riahi est une énigme, un OVNI. Dans une Tunisie où chacun sait qui
est qui, on lui cherche en vain un rattachement familial, une
identification régionale, tribale, villageoise. Qui sont ses amis
d'enfance, ses copains d'école, ceux de ses frères, sœurs, de ses
voisins
? Dans les salons habituellement très informés de La Marsa, nul ne
sait répondre.
L'homme
est un authentique parachuté. Né à Bizerte, sa famille a immigré
en Libye quand il avait huit ans. Il a fait ses études et prospéré
sous le protectorat du clan Khadafi.
Riahi
est le pur produit de la fusion discrète des populations tunisiennes
et libyennes.
Deux
millions de Libyens vivent actuellement en Tunisie. Au temps de Ben
Ali, le flux était inverse. Jadis les
Tunisiens
partaient en nombre travailler chez leur voisin du Sud, aujourd'hui,
les Tripolitains affluent en Tunisie pour y vivre à l'abri de
l'anarchie. Ce mouvement migratoire affecte depuis cinquante ans une
proportion décimale des habitants de chacun des deux pays.
A
ce titre, la candidature de Riahi « le Libyen » affiche
la réalité fusionnelle de deux peuples que la frontière coloniale
et l'égocentrisme des dictateurs
ont toujours
tenté de séparer sans succès.
Riahi
se prétend fabuleusement riche et généreux mais il n'y a pas
traces de ses prodigalités
ni de ses avoirs à Londres où il réside habituellement. Selon
wikipédia Mister Slim serait de surcroît
sujet naturalisé britannique de sa Majesté.
Quarante
deux ans, le visage poupin, souriant, volontaire,la poignée de main facile. Archétype du marchand
baratineur sympa. Le gendre idéal. Assuré, sans complexe, il
ambitionne de conduire le pays comme on mène une « affaire »
avec pragmatisme et détermination. Ya qu'à, faut qu'on...Il incarne
la réussite de l'émigré retourné au pays pour transmettre les
recettes de sa prospérité. Son message résolument populiste est
magistralement orchestré par une machine électorale sophistiquée
qui dispose de moyens financiers illimités.
Le
parti de Slim Riahi, l'Union Patriotique Libre,
s'est doté d'un vice-Président-directeur de campagne dont le
parcours est singulier.
Ahmed
Kedidi, septuagénaire tassé, ancien député dans les années 80,
devenu professeur à l'université du Qatar et pigiste à Al Jazeera,
s'opposa modérément et habilement à Ben Ali qui en fit son
ambassadeur à Doha. La Révolution le surprit dans
sa chancellerie. Très vite il retourna sa veste, et se précipitant
à Al Jazeera dénonça les turpitudes de ses amis de la veille ;
démontrant ainsi qu'il n'était pas seulement un homme des réseaux
de l'ombre, mais aussi un opportuniste tacticien (ce n'est pas la
girouette qui tourne, c'est le vent disait l'inoubliable Edgar
Faure).
En
France, Kedidi est un ami de Jacques Cheminade, l'ancien candidat
malheureux aux présidentielles
de 2012. Son programme farfelu de colonisation de la planète Mars
n'avait convaincu que 0,25% des électeurs français. A propos de la
Tunisie, Cheminade au lendemain de la Révolution, appelait à
remonter les filières des complicités de Trabelsi et du Général
Sériati. Il suggérait subsidiairement la mise en eau de mer des
chotts du sud tunisien. Pourquoi pas ?
Kedidi
conseille par ailleurs les affaires arabes de Lyndon LaRouche,
citoyen américain conspirationniste, fondateur d'une nébuleuse
organisation internationale politico-sectaire qui s'est récemment
fait remarquer en comparant Obama à un singe puis en distribuant des
affiches du President américain affublé de la moustache d'Hitler.
Par ses discours pro-palestiniens
qui font florès
au Moyen Orient cet économiste hurluberlu milliardaire s'est
constitué au fil des années quelques relations dans les
pétro-monarchies du Golfe.
Qui sont les autres mécènes du tandem Riahi-Kedidi ?
A
Tunis, « les milieux diplomatiques » bruissent du retour
en influence de Kamel Eltaief, une autre éminence
grise de la politique des affaires.
Décidément
en Tunisie, l'argent ne veut pas lâcher
le pouvoir !
C'est
inquiétant mais c'est faire un procès
d'intention aux
Tunisiens
que de craindre qu'ils ne sauront pas discerner les patriotes
désintéressés parmi ceux qui se présentent à leurs suffrages.
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