Etat lilliputien super gagnant au loto de la mondialisation, l’Etat du Qatar ne peut être décrit que par des superlatifs.
Grand comme la basse Normandie, peuplé comme la Lozère, bientôt premier producteur de gaz du monde, le Qatar est riche comme Crésus.
C’est une péninsule plate et aride accrochée aux sables d’Arabie qui s’avance au Nord dans le Golf persique vers l’Iran dont elle partage les gisements offshore. Le pays offre des paysages désolants de steppes caillouteuses battues par les vents brûlants sous un ciel rarement clair. La terre la plus ingrate du Moyen-Orient est la propriété de quelques milliers de bédouins obstinés qui ont survécu dans ce milieu hostile à toute forme de vie.
J’ai découvert le Qatar au siècle dernier.
A ma descente d’avion par un soir d’hiver tempéré, je sautai dans le taxi d’un brave Egyptien qui me fit la conversation. Pendant que nous roulions, je tentai à travers la vitre de percer la nuit avare de réverbères. Je demandai au chauffeur de me montrer le centre ville : « mais nous venons de le dépasser ! » me dit-il en riant avant de m’abandonner sur un terrain vague où broutaient quelques chameaux face à l’un des deux hôtels nouvellement construits de la capitale.
Trente ans plus tard, ce n’est plus Doha mais Manhattan et la Baie des Anges sur la même carte postale. La métamorphose est facile me direz-vous car l’argent peut tout ! Et au Qatar, ils en ont tellement qu’ils sont obligés de travailler pour le dépenser ! Pourtant, bien d’autres pays arabes fortunés sont à plaindre. Soyons juste, la prospérité du Qatar où tous les services publics sont performants et gratuits, vient de la sagacité de ses habitants et de la perspicacité de ses dirigeants.
Dans les années 80, le Qatar n’était qu’une promesse de richesse vulnérable, à la merci du premier mercenaire venu. Par chance, les prédateurs étaient occupés à d’autres grandes manœuvres en Irak, en Russie et en Asie centrale. Doha sut se faire oublier et avaler toutes les couleuvres. Cette diversion lui permit de se préparer à gérer les revenus de ses gazoducs en construction mais aussi de nourrir une folle ambition : celle de conquérir le monde. Personne n’en sut rien ; fort heureusement, car tous auraient ri de cette grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf. Les plus brillants potaches de la famille régnante s’attelèrent à ce rêve insensé de devenir, par l’argent, le centre de l’univers. Ils déclinèrent leur stratégie en plusieurs étapes : d’abord se protéger, ensuite exister aux yeux des autres, puis s’immiscer dans les affaires du monde avant de s’imposer enfin comme le siège de la « World Company ».
Vu du ciel, le Qatar ressemble à un gigantesque porte-avion. Pour éloigner les envieux de la compétition et considérant sans doute qu’il avait du sable à revendre, l’Emir offrit aux Etats Unis le droit d’implanter la plus gigantesque base militaire du Moyen-Orient. Ce cadeau bien pensé le protégea à bon compte des velléités de ses voisins proches et plus lointains. Ensuite, par des achats bien ciblés et des gracieusetés bien ordonnées, il acquit facilement les protections complémentaires de Paris et de Londres.
Mais le meilleur des boucliers stratégiques reste l’homo sapiens, espèce rare en cette contrée. Alors à la vitesse grand V, le pays s’est peuplé d’immigrés. Ils sont à présent plus d’un million : américains, européens, arabes, asiatiques. Ils débarquent par centaines chaque jour dans l’eldorado gazier. Ils y séjournent le temps de leur CDD. Une ville de 120 000 habitants a été créée pour Exxon, Shell, Total et leurs associés qataris. Ras Laffan est un hyper-méga-complexe de liquéfaction de gaz que l’on visite en hélicoptère.
La capitale Doha s’est spécialisée dans l’événementiel. Si vous souhaitez organiser les Jeux Olympiques, un tournoi de bridge, le séminaire de votre entreprise, le championnat du Monde de tartiflette ou l’anniversaire de votre petit neveu, Doha EST le lieu. Rapport qualité-prix imbattable. Les hôtels sont luxueux, les buffets pantagruéliques, le service docile et prévenant. Les galeries commerciales bien climatisées offrent un shopping aux meilleurs prix. Carrefour a aménagé son hypermarché façon Venise avec des gondoles électriques qui baladent les clients sur des canaux aux eaux translucides. Au pont du Rialto reconstitué, la pizza est fameuse !
Pour crier au monde la nouvelle de sa naissance le Qatar a créé Al Jazeera, chaine satellitaire d’information continue regardée de Nouakchott à Basrah, par un arabe sur six. Et ce n’est pas un hasard car elle est de très loin la meilleure chaine de télévision. Ses scoops sur Ben Laden lui ont conféré une audience planétaire, mais surtout a permis au monde d’apprendre l’existence de l’Emirat et de mesurer son influence idéologique considérable. Depuis qu’elle émet aussi en langue anglaise, elle rivalise désormais avec CNN et la BBC grâce à des correspondants et des bureaux dans toutes les capitales.
Au surplus, à coup de millions, le Qatar invite les leaders de toutes les disciplines : culturelles et artistiques, économiques et politiques, scientifiques et sportives. Si vous avez un nom qui résonne dans le Landerneau, vous serez immanquablement convié.
Aucune célébrité ne résiste au meilleur tour operator du moment. Jugez plutôt. Une limousine viendra vous prendre à votre domicile, vous déposera à la passerelle d’un jet privé avec chambre à coucher où vous pourrez faire un somme le temps du voyage. A l’arrivée, le traitement VIP sera à la hauteur de votre étonnement, vous serez reçu brièvement mais avec une exquise courtoisie par une altesse. Vous serez ensuite confié à un auditoire d’experts de toutes nationalités à la compétence avérée, qui vous écouteront avec un intérêt immense. Après un repos bien mérité et le temps qu’il vous plaira de flâner, votre avion vous ramènera à la maison. Enfin, c’est avec tact et discernement que vous serez défrayé fort généreusement. Si votre notoriété ne mérite pas ce traitement privilégié, vous recevrez un voucher pour un siège en first ou classe affaires et un chambre au Ritz ou au Sheraton. Voici pourquoi les happy few adorent Doha. Pour eux, c’est Cannes et Davos toute l’année !
La diplomatie du carnet de chèque est efficace. Nul n’y résiste. Doha a les meilleures relations du monde avec tout le monde. C’est pourquoi tous les ennemis du monde s’y réconcilient ou font semblant. Le ministre des affaires étrangères du Qatar est un Talleyrand sans équivalent arabe qui dispose des moyens de ne jamais dire non.
A travers les placements immobiliers de son fonds souverain l’émirat est partout y compris dans les contrées les plus fermées et les plus reculées comme les Dahlaks en Erythrée. Les investissements multinationaux dans le gaz, le pétrole, le téléphone, l’eau, les transports complètent un maillage d’influence planétaire surprenant. Depuis la mort d’Arafat, la révolution égyptienne, la folie syrienne et la sénilité saoudienne, la diplomatie qatari a champ libre, elle fait feu de tout bois et s’impose comme le leader des états arabes.
Bien entendu cette boulimie est suspecte. Elle est mise au compte d’une servitude sioniste, ou néoconservatrice américaine ou même ultra libérale européenne…En vérité, les Qataris ne sont pas des laquais mais des malins. Ce ne sont pas des vendus, c’est le reste du monde qui est à vendre. Dés qu’un oursin diplomatique pique le pied de Washington, Londres, Téhéran, Alger, Paris, Moscou, le reflexe est d’appeler Doha. La caricature du genre fut l’épopée des infirmières bulgares, emprisonnées en Libye, libérées par la France avec des qatari riyals.
Depuis, l’Elysée considère le Qatar non seulement comme le partenaire privilégié de sa politique arabe mais aussi comme un auxiliaire précieux dans ses affaires de culte. Ainsi, il y a trois ans, alors que le Ramadan ne coïncidait pas encore avec les vacances estivales, les élus du 92 en présence du Préfet, du fils du Président de la République française et de l’ambassadeur de l’émir recevaient deux centaines de musulmans du canton autour d’un somptueux iftar dans une salle décorée d’un gigantesque drapeau du Qatar. Le partenariat Qatari-Français ne manque pas de surprendre, il ne se limite pas au tiroir-caisse.
Mais après avoir joué les mécènes et les intermédiaires généreux, Doha entend désormais peser de tout son poids sur le destin des musulmans de France, d’Europe et d’ailleurs.
Son ingérence dans la révolution puis dans la contre révolution arabe est manifeste, tant par le rôle d’Al Jazeera que par le soutien financier des mouvements islamistes. La participation militaire symbolique (Le Figaro s’est trompé de deux zéros en l’évaluant à 5 000 hommes) en Libye avec l’OTAN est une nouveauté dans la mesure où le Qatar revendique une victoire, et partant les dividendes d’une paix qu’il a largement anticipée en se faisant attribuer la gestion du pétrole libyen pendant les hostilités. L’intronisation et le parrainage du très chariatique CNT a surpris. Lors de la conférence de presse de la « victoire » à Paris, l’Emir a répondu qu’il n’avait pas besoin d’invitation pour se rendre à Tripoli car il se considére en Libye comme chez lui. La formule très diplomatique a réveillé des souvenirs chez les nationalistes arabes, mais elle est porteuse d’ambiguïté car pour les idéologues bien en cours à Doha, la nation arabe sera islamique ou ne sera pas.
Il est révélateur que Rachid El Ghannouchi, le très habile leader du parti tunisien Ennahda victorieux des élections, se soit précipité à Doha afin d’inviter l’Emir à venir assister à l’inauguration de la constituante à Tunis. Sans doute l’Emir lui aura-t-il répondu qu’il était chez lui en Tunisie et qu’il s’y rendrait quand bon lui semblera et probablement avec des amis français…
La Tunisie et la Libye offrent des opportunités inespérées non seulement pour les puissances pétro-gazières mais aussi pour l’école musulmane de la péninsule arabe. Le wahhabisme d’Arabie Saoudite est présenté comme rétrograde, son rival du Qatar comme progressiste. Les deux sont respectables. Mais chez eux.
Jusqu’à quel point les jeunes démocraties musulmanes du Machrek pourront-elles préserver leur identité et s’épargner la charia ? Quel dessein se cache derrière la main généreuse du Qatar ?
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