Joxe,
c'est d'abord une lignée de serviteurs de la République de père en
fils.
Pierre
le dernier, n'a pas démérité. Diplômé, soldat, magistrat,
député, ministre sept fois,
Président de la
Cour des Comptes
puis sage du Conseil Constitutionnel. Homme de gauche résolument
engagé. Combattant, intransigeant sur ses convictions. Pas de rouge
à la boutonnière, pas de voyages de complaisance, pas d'agapes aux
Champs Elysées, pas de baignade dans la piscine des milliardaires.
Ce n'est guère de l'austérité ni du puritanisme, c'est la rigueur
et la dignité qu'impose le service de l'Etat. L'homme est curieux de
tout, modeste savant en tout. Il correspond et rencontre dès
qu'une idée ou un événement
l'interpelle. La poignée de main est facile, la tape dans le dos est
rare. Il sait écouter les humbles mais aussi sacquer les prétentieux
d'un trait d'humour glacial.
La
plupart des anciens ministres se sont reconvertis dans des fromages
plus ou moins crémeux. Ils sont conseillers ou consultants. J'en
connais même un qui abandonna le commerce extérieur de la France
pour la direction export d'un avionneur américain !
Pierre
Joxe lui, a revêtu la robe d'avocat. Pas comme tant d'autres
pour camoufler en honoraires de juteuses commissions !
Non, pour humblement prendre la défense des oubliés de la
République. Maintenant, l'ancien premier magistrat de France souvent
commis d'office, va plaider pour les petites gens et les jeunes
délinquants dans les Palais de Justice sans or ni gloire de Paris,
Créteil, Nanterre ou Bobigny.
Au
dernier salon du livre maghrébin
qui se tient chaque année à l'Hôtel de ville de Paris, j'ai
surpris Pierre Joxe en conversation avec un mien collégien. Il lui a
dédicacé son dernier livre « Soif de justice ».
L'ouvrage
sous titré « Au secours des juridictions sociales »,
publié chez Fayard est illustré en couverture d'une reproduction de
« la Nef des fous » de Gérome Bosch, iconographie
allusive à la découverte d'un monde ignoré : celui de la
justice sociale.
Il
s'agit d'un pan majeur de la justice qui est méconnu de la plupart
des justiciables qui n'ont pas eu la malchance d'y être contraint.
Chaque année on dénombre 700 000 accidentés du travail, des
milliers de victimes de maladies professionnelles : plomb,
amiante, rayons, inhalations.... les handicapés, des mal indemnisés,
des oubliés de l'Assurance Maladie, et aussi les 200 000 contentieux
du travail.
En
tout 500 000 affaires confiées à 489 tribunaux. Ce n'est pas
rien !
Pendant
quinze
mois, Pierre Joxe, sa robe noire sous
le bras, est parti explorer l'univers ignoré et parfois secret des
juridictions de sécurité sociale, du contentieux de l'incapacité,
du droit d'aide sociale, du droit du travail.
La
justice sociale n'est pas rendue
dans
des Palais comme sa cousine civile ou pénale, elle siège dans des
locaux administratifs anonymes où le public et les journalistes ne
sont pratiquement jamais admis. L'irruption en ces lieux étranges
d'un personnage aussi considérable que Pierre Joxe
a dû étonner
plus d'un magistrat.
L'auteur
nous relate cette aventure singulière, puis dresse un passionnant
résumé historique complété par une enquête de voisinage du droit
européen avant de jeter les bases de l'indispensable réforme.
L'ouvrage est implacable, il deviendra vite la référence
indispensable de tous les praticiens du droit, depuis les étudiants
au
Garde
des Sceaux.
Mais
« Soif de justice » est aussi un livre d'une lecture
agréable à mettre d'urgence entre toutes les mains de justiciables.
On
y découvre les talents d'un avocat-journaliste-reporter :
description, récit, dialogues, commentaires se hissent au niveau
d'Albert Londres. On s'y croit on s'y voit. Les malheurs ordinaires
de la France profonde sont exhibés douloureusement.
Le
lecteur se souviendra longtemps du combat de Jonas qui réclame au
tribunal de Melun, puis de Fontainebleau, 40 000 euros pour prix de
ses deux jambes broyées dans la visse à béton de sa « machine
de malheur » car « il fallait toujours faire plus ».
Il
retiendra le drame absurde de cette femme venue
de
Saint-Etienne à Amiens avec son enfant en bandoulière qui geint.
Elle porte dans une boite à chaussures,
une attèle « de Bronw » et vient expliquer son malheur
devant la Cour Nationale de l'Incapacité et de la Tarification de
l'Assurance des Accidents du Travail. La CNITAAT.
A
Chartres, on découvrira un tribunal siégeant dans un gymnase où le
Président ordonne une expertise médicale à effectuer séance
tenante dans les toilettes dames réquisitionnées
pour
la circonstance.
A
Paris, l'audience de la Commission Centrale d'Aide Sociale
siège dans un endroit secret qui ne figure dans aucun annuaire. On
imagine que l'ancien ministre de l'intérieur a dû faire jouer
ses relations pour en découvrir la cachette et ensuite amadouer
l'huissier pour en franchir la porte.
Pierre
Joxe a aussi sillonné la France des Commissions Départementales de
l'Aide Sociale. CDAS. Sans doute a-t-il complimenté quelques
magistrats. Mais un jour, outré, il quitte le tribunal en se
demandant avec honte s'il ne méritait pas les cinq ans de prison
prévus
par le Code Pénal pour non assistance à personne en péril.
Descente
aux enfers de l'injustice sociale.
Ahurissant !
Au
fil des chapitres,
l'auteur rend hommage aux héros oubliés de l'histoire, aux mineurs
de Fourmies et de Courrières, aux ministres du travail socialistes
bien sûr,
mais aussi à Croisat, à Laroque le père de la Sécurité
Sociale... Il évoque le fardeau de l'héritage de l'esclavagisme et
du colonialisme ; le Code Noir, le Code de l'indigénat qui se
prolongent dans certaines pratiques patronales contemporaines par la
délocalisation, l'immigration clandestine...
Européen convaincu il
n'aborde pourtant pas – ce sera pour une prochaine livraison
peut-être – l'injustice trans-européeene et la question des 300
000 « impatriés » de l'Est qui travaillent en France
pour un salaire et des droits sociaux au rabais.
L'étude
comparative documentée met en évidence l'indigence des moyens de la
justice
française
par rapport à celle de nos voisins allemands, espagnols, belges,
britanniques...
D'expérience,
l'auteur prédit qu'il faudra dix ans au moins, - après la
« désarkozysation » qui
n'est pas encore amorcée – pour une mise à niveau dont
l'impulsion viendra de l'Europe elle même.
Il
faut en accepter l'augure.
A
moins, qu'aux
beaux jours de mai, la jeunesse de France ne chante à nouveau :
« c'est le mois de Marie, c'est le mois le plus beau... »
(page 12). Marie du nom du remorqueur de Nantes, Maria, prénom de la
veuve Blondeau dont les belles histoires nous ont été contées.
Monsieur
Joxe a
« Soif de justice ».
Nous aussi.
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