jeudi 27 février 2014

"Soif de justice" de Pierre Joxe


Joxe, c'est d'abord une lignée de serviteurs de la République de père en fils.

Pierre le dernier, n'a pas démérité. Diplômé, soldat, magistrat, député, ministre sept fois, Président de la Cour des Comptes puis sage du Conseil Constitutionnel. Homme de gauche résolument engagé. Combattant, intransigeant sur ses convictions. Pas de rouge à la boutonnière, pas de voyages de complaisance, pas d'agapes aux Champs Elysées, pas de baignade dans la piscine des milliardaires. Ce n'est guère de l'austérité ni du puritanisme, c'est la rigueur et la dignité qu'impose le service de l'Etat. L'homme est curieux de tout, modeste savant en tout. Il correspond et rencontre dès qu'une idée ou un événement l'interpelle. La poignée de main est facile, la tape dans le dos est rare. Il sait écouter les humbles mais aussi sacquer les prétentieux d'un trait d'humour glacial.

La plupart des anciens ministres se sont reconvertis dans des fromages plus ou moins crémeux. Ils sont conseillers ou consultants. J'en connais même un qui abandonna le commerce extérieur de la France pour la direction export d'un avionneur américain !
Pierre Joxe lui, a revêtu la robe d'avocat. Pas comme tant d'autres pour camoufler en honoraires de juteuses commissions ! Non, pour humblement prendre la défense des oubliés de la République. Maintenant, l'ancien premier magistrat de France souvent commis d'office, va plaider pour les petites gens et les jeunes délinquants dans les Palais de Justice sans or ni gloire de Paris, Créteil, Nanterre ou Bobigny.

Au dernier salon du livre maghrébin qui se tient chaque année à l'Hôtel de ville de Paris, j'ai surpris Pierre Joxe en conversation avec un mien collégien. Il lui a dédicacé son dernier livre « Soif de justice ».
L'ouvrage sous titré « Au secours des juridictions sociales », publié chez Fayard est illustré en couverture d'une reproduction de « la Nef des fous » de Gérome Bosch, iconographie allusive à la découverte d'un monde ignoré : celui de la justice sociale.

Il s'agit d'un pan majeur de la justice qui est méconnu de la plupart des justiciables qui n'ont pas eu la malchance d'y être contraint. Chaque année on dénombre 700 000 accidentés du travail, des milliers de victimes de maladies professionnelles : plomb, amiante, rayons, inhalations.... les handicapés, des mal indemnisés, des oubliés de l'Assurance Maladie, et aussi les 200 000 contentieux du travail.
En tout 500 000 affaires confiées à 489 tribunaux. Ce n'est pas rien !


Pendant quinze mois, Pierre Joxe, sa robe noire sous le bras, est parti explorer l'univers ignoré et parfois secret des juridictions de sécurité sociale, du contentieux de l'incapacité, du droit d'aide sociale, du droit du travail.
La justice sociale n'est pas rendue dans des Palais comme sa cousine civile ou pénale, elle siège dans des locaux administratifs anonymes où le public et les journalistes ne sont pratiquement jamais admis. L'irruption en ces lieux étranges d'un personnage aussi considérable que Pierre Joxe a dû étonner plus d'un magistrat.
L'auteur nous relate cette aventure singulière, puis dresse un passionnant résumé historique complété par une enquête de voisinage du droit européen avant de jeter les bases de l'indispensable réforme. L'ouvrage est implacable, il deviendra vite la référence indispensable de tous les praticiens du droit, depuis les étudiants au Garde des Sceaux.

Mais « Soif de justice » est aussi un livre d'une lecture agréable à mettre d'urgence entre toutes les mains de justiciables.
On y découvre les talents d'un avocat-journaliste-reporter : description, récit, dialogues, commentaires se hissent au niveau d'Albert Londres. On s'y croit on s'y voit. Les malheurs ordinaires de la France profonde sont exhibés douloureusement.
Le lecteur se souviendra longtemps du combat de Jonas qui réclame au tribunal de Melun, puis de Fontainebleau, 40 000 euros pour prix de ses deux jambes broyées dans la visse à béton de sa « machine de malheur » car « il fallait toujours faire plus ».
Il retiendra le drame absurde de cette femme venue de Saint-Etienne à Amiens avec son enfant en bandoulière qui geint. Elle porte dans une boite à chaussures, une attèle « de Bronw » et vient expliquer son malheur devant la Cour Nationale de l'Incapacité et de la Tarification de l'Assurance des Accidents du Travail. La CNITAAT.
A Chartres, on découvrira un tribunal siégeant dans un gymnase où le Président ordonne une expertise médicale à effectuer séance tenante dans les toilettes dames réquisitionnées pour la circonstance.
A Paris, l'audience de la Commission Centrale d'Aide Sociale siège dans un endroit secret qui ne figure dans aucun annuaire. On imagine que l'ancien ministre de l'intérieur a dû faire jouer ses relations pour en découvrir la cachette et ensuite amadouer l'huissier pour en franchir la porte.
Pierre Joxe a aussi sillonné la France des Commissions Départementales de l'Aide Sociale. CDAS. Sans doute a-t-il complimenté quelques magistrats. Mais un jour, outré, il quitte le tribunal en se demandant avec honte s'il ne méritait pas les cinq ans de prison prévus par  le Code Pénal pour non assistance à personne en péril.
Descente aux enfers de l'injustice sociale.
Ahurissant !

Au fil des chapitres, l'auteur rend hommage aux héros oubliés de l'histoire, aux mineurs de Fourmies et de Courrières, aux ministres du travail socialistes bien sûr, mais aussi à Croisat, à Laroque le père de la Sécurité Sociale... Il évoque le fardeau de l'héritage de l'esclavagisme et du colonialisme ; le Code Noir, le Code de l'indigénat qui se prolongent dans certaines pratiques patronales contemporaines par la délocalisation, l'immigration clandestine... 
Européen convaincu il n'aborde pourtant pas – ce sera pour une prochaine livraison peut-être – l'injustice trans-européeene et la question des 300 000 « impatriés » de l'Est qui travaillent en France pour un salaire et des droits sociaux au rabais.

L'étude comparative documentée met en évidence l'indigence des moyens de la justice française par rapport à celle de nos voisins allemands, espagnols, belges, britanniques...
D'expérience, l'auteur prédit qu'il faudra dix ans au moins, - après la « désarkozysation » qui n'est pas encore amorcée – pour une mise à niveau dont l'impulsion viendra de l'Europe elle même.
Il faut en accepter l'augure.
A moins, qu'aux beaux jours de mai, la jeunesse de France ne chante à nouveau : «  c'est le mois de Marie, c'est le mois le plus beau... » (page 12). Marie du nom du remorqueur de Nantes, Maria, prénom de la veuve Blondeau dont les belles histoires nous ont été contées.
Monsieur Joxe a « Soif de justice ». 
Nous aussi.

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