vendredi 28 février 2014

L'Ouzbékistan après l'Ukraine ?

Trente ans que l'Union Soviétique n'est plus. Mais au pourtour de la Russie, les scories de l'empire demeurent. L'Ukraine vient de faire sa Révolution. On aurait tort de réduire ce séisme au seul affrontement des modèles Est/Ouest. Il est surtout l'expression de l'indignation d'un peuple épuisé par l'héritage d'un système profondément miné par la corruption. La mutation post soviet achevée de la Russie n'a pas encore gagné toutes les Républiques de l'ex-Union.
Après l'Ukraine, attendons nous à des irruptions analogues en Asie Centrale. Des premiers signes nous parviennent de Tachkent.

Par sa population de trente millions d'habitants, la plus nombreuse et la plus homogène des cinq Républiques d'Asie Centrale, l'Ouzbékistan est une puissance régionale. En outre, sa position géographique lui confère un rôle de pion incontournable sur l'échiquier mondial des forces. L'Ouzbékistan n'est plus traversé par les routes de la soie et des épices mais par celles du pétrole, du gaz, de l'eau et de la drogue qui transitent du Turmenistan, Tadjikistan, Iran, Chine, Russie, Turquie, Kazkhstan, Afghanistan. Comme l'Ukraine, l'Ouzbékistan est un carrefour commercial au centre d'un continent.

Les Ouzbeks ne sont pas riches. Ils ne possèdent ni gaz, ni pétrole en abondance, mais des mines d'or et des champs de coton. L'économie vivote passablement. Elle est bridée par une administration kafkaïenne, la corruption et le népotisme. Une sinistre structure politico-mafieuse est au pouvoir depuis la chute de l'URSS en 1990. A cette époque, les apparatchiks communistes ouzbeks se sont contentés de modifier leur carte de visite : le Premier Secrétaire du Parti est devenu Président de la République, le KGB a changé ses initiales en SNB. 

Si vous voulez revivre l'époque de Staline, allez en Ouzbékistan ! Ne vous contentez pas de la visite du bazar de Samarcande ! Allez à la rencontre de l'extraordinaire peuple ouzbek sur les marchés (maïdan) de Tachkent, Fergana, Karchi, Andijan, Ouchkoudouk ou Termez.
On vous chuchotera à l'oreille - car la police politique est omniprésente – le récit des révoltes réprimées dans le sang, les dénonciations, la torture, les mises en cage. Vous saurez qu'à l'automne, tous les collégiens et les étudiants sont réquisitionnés pour aller dans les champs récolter le coton ; des milliers de récalcitrants préfèrent les camps d'internement.
Sur le curseur des libertés fondamentales et des droits de l'homme l'Ouzbékistan se situe dans la même zone rouge que la Corée du Nord.
L'indignation humanitaire internationale y est pourtant très mesurée.

L'Ouzbékistan a des arguments de poids pour réduire au silence les bonnes consciences.
En échanges de dollars, elle propose des bases arrières conciliantes et un couloir aérien ouvert à toutes les opérations de l'OTAN vers l'Afghanistan et le Moyen-Orient. Ses milices interviennent en profondeur au Tadjikistan et en Afghanistan pour contenir la prolifération islamiste. Le pouvoir de Tachkent, coopérant zélé de la lutte contre le terrorisme international, s'est ménagé les bonnes grâces de Berlin et Londres par des achats importants d'armement et les faveurs de Paris en passant commande l'an dernier d'hélicoptères (10 Fennec et 6 Cougar selon l'information rapportée par « La Tribune » du 29/01/2014). Last but not least ; un ancien boxeur ouzbek, le très protégé Vice-Président du Comité Olympique Asiatique reste abusivement classé cinquième au top ten US des trafiquants de drogue.
Oui, la mafiocratie de Tachkent a les moyens de se montrer persuasive.

Pourtant, le pouvoir de Tachkent vacille. Le Président Karimov ré-élu ad vitam n'est pas éternel. Il est malade et vieux. Fidèle aux enseignements de l'école de la dictature, il a préparé sa fille aînée pour lui succéder. La belle Gulnara Karimova a passé de brillants diplômes avant de faire ses classes d'ambassadeur à l'Unesco et à Madrid puis, elle s'est lancée dans les affaires et la variété pop. L'appareil d'Etat n'a pas goûté les excentricités de la fille à papa devenue milliardaire. Au fil des mois, le puissant patron de l'ex KGB a multiplié les chausses-trappes pour discréditer la belle. Petit à petit, ses collaborateurs et associés ont été pris dans de sales affaires. Epoux, belle famille, amis proches et lointains, tous ont été jetés en prison. Le bon peuple est ravi. Pour une fois que l'on s'attaque à des gros poissons !

Etrangement, le Président n'a pas réagi. On prétend même qu'il serait consentant. On assiste plus probablement à un coup d'Etat rampant, un bras de fer feutré entre apparatchiks. L'ogre de la SNB serait-il en train de dévorer son géniteur ?
Le dictateur est reclus dans son Palais de la banlieue de Tachkent au milieu d'une armée de deux mille fidèles armés jusqu'aux dents. La dernière fois qu'on a pu surprendre une photo de lui, c'était aux JO de Sotchi. Il était assis à coté du dictateur ukrainien aujourd'hui défait.
La semaine passée, dans les rues de Tachkent, armée, milice et police ont redoublé de présence. La censure interdit de parler des maïdan de Kiev. La ville est en état de siège. Chaque jour, la presse soumise annonce la mise en cause de personnalités pour corruption. Ça sent l'épuration d'une fin de règne.

A trois mille kilomètres au Nord, à Moscou, un Français a été jeté en prison à la demande des Ouzbeks qui réclament son extradition. Eric Cokini a passé quinze ans en Ouzbékistan. On veut le faire parler. Lui faire dire ce qu'il sait et surtout ce qu'il ne sait pas. Pour le procureur général de Tachkent, les « aveux » extorqués et le « témoignage » d'un Français auraient une valeur incontestable au yeux d'une opinion ouzbek qui vénère l'image universelle de la Justice française.
Voici pourquoi un VRP des PME made in France est retenu en otage et menacé d'être livré à des tortionnaires.

Espérons que le précoce printemps d'Ukraine fleurira bien vite en Ouzbékistan.

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