Encouragé par l’apathie de la population et l’indifférence de l’étranger, le maître de Carthage grignote les acquis de l’éphémère printemps arabe. L’incarcération de l’octogénaire président de l’assemblée légitimement élu est un coup de massue pour les frères musulmans qui avait choisi la démocratie et accepté la règle de l’alternance. Le risque est un retour à la clandestinité et le recours aux extrémités.
Le Président Saïed ordonne l’iniquité et sème la discorde au moment où le pays en détresse aurait besoin de cohésion et d’union.
Intimidation
Suite à une dénonciation « anonyme », cinquante policiers envahissent le domicile. Menottes, perquisition, transfert vers un lieu inconnu. Le suspect est isolé en cellule assis sur une chaise face à un mur, interdiction de bouger. Le surlendemain on lui notifie l’inculpation du crime le plus abominable que puisse commettre un citoyen : « atteinte à la sureté de l’État, terrorisme, trahison…». Le dossier est vide disent les avocats. L’accusation ne repose pas sur des faits mais sur des mots, des opinions et des réflexions rapportées par des espions. La police est chargée de nourrir l’instruction par des indices dénichés dans les armoires de l’inculpé, son téléphone, son ordinateur; par l'audition des confidences de ses voisins, amis et parents; par ses aveux de repentant. C’est une fable de justice, c’est le Loup et l’agneau: « je sais que de moi tu médis l’an passé… on me l’a dit, il faut que je me venge ».
Relents fascisants
La société civile tunisienne est mobilisée, à qui veut bien l’entendre. L’une des nombreuses consciences de l’intelligentsia tunisienne, Sana Ben Achour, compare « les relents fascisants » qui sourdent en Tunisie avec ceux de la montée du nazisme en Allemagne en 1930. Ce rapprochement traduit les graves inquiétudes largement partagées en Tunisie et à l’étranger.
Pendant que le Président de la Ligue des droits de l’Homme est convoqué par le parquet, celui du syndicat des journalistes reste sous le coup d’une procédure judiciaire. D’aucuns découvrent au comptoir de police de l’aéroport qu’ils sont interdits de quitter le territoire. D’autres, depuis l’étranger n’osent plus rentrer.
Le fléau de l’injustice ne frappe pas seulement les politiques et les militants de la société civile. Voici qu’à la suite d’une banale altercation sur un marché un jeune footballeur professionnel dépose plainte au commissariat de police. A t-il lâché un mot de trop ? Menacé du pire, accusé de « terrorisme », il se sauve, s’asperge d’essence et craque une allumette. Autres faits divers: un petit commerçant est lourdement condamné pour avoir stocké dix tonnes de sucre; un autre est expédié en prison pour avoir exagéré le prix du kilo de bananes. Cette politique du gourdin contribue à nourrir un climat de psychose et de ressentiment qui se défoule dans la violence des banlieues pauvres ou à l’occasion de rassemblements sportifs.
Justice policière
Les magistrats sont désemparés car le plus haut d’entre eux, le Procureur général de la République est sous les verrous. « Il paye son refus de soumettre la Justice à la police » explique Sihem Bensedrine l’ancienne Présidente de l’Instance Vérité & Dignité. De son coté l’essayiste Hatem Nafti rapporte la menace du Président Saïed d’incarcérer pour complicité tous les juges « laxistes » qui libèreront un suspect. Alors, de peur ou pour racheter leur fidélité à l’état de droit d’hier, quelques magistrats font du zèle. D’autres, pour sauver leur dignité et leur gagne pain se mettent en arrêt maladie. Mais la plupart sont entrés en résistance et sèment des grains de sable qui grippent la machine judiciaire. Ils opposent la légalité apparente des lois postérieures au coup d’état de juillet 2021 à la légitimité révolutionnaire dont est issue la constituante de 2011. Ils prédisent qu'au delà du procès des hommes aujourd’hui, c’est celui du régime qui sera fait demain : « tyran du jour, inculpé de demain ».
Nul ne s’élève en abaissant l’autre
En offensant par une inique condamnation un ancien Président de la République, en jetant en prison des anciens Premiers-ministres, des ministres, des gouverneurs, des députés… en contraignant les élites politiques au mutisme, à la clandestinité ou à l’exil le Président Saïed a rétabli la jurisprudence de l’arbitraire. Il a délibérément discrédité l’autorité et la dignité de leur fonction. On ne se grandit pas en humiliant les autres. Ainsi la Première-ministre est-elle réduite au rôle d’une secrétaire de direction docile au sourire figé, qui prend des notes consciencieusement. Le Conseil des ministres présente le même spectacle affligeant de déférence « pontificale ». Quand le chef parle, tous se taisent en signe de soumission. Celui qui par inadvertance prend la parole pour meubler un silence est immédiatement coupé par le Président manifestement irrité par l’interruption intempestive de sa nébuleuse pensée.
Toute initiative est hasardeuse. Les gouverneurs (préfets) sont circonspects car l’un d’entre eux s’est retrouvé en prison au prétexte ne pas avoir déguerpi assez de vite son logement après sa révocation.
Les dirigeants des sociétés publiques et les hauts fonctionnaires craignent la dénonciation du premier envieux. Tous fuient les hautes responsabilités préférant la fonction d’adjoint qui permet avant toute décision de tirer à soi la couverture de son supérieur. Pour autant, cette pyramide d’agents d’exécution dépourvue d’initiative reste minée par la corruption dont les tarifs, compte tenu des risques nouveaux, ont évolué en conséquence.
Saïed se trompe t-il ?
La vindicte du Président Saïed épargne les mafieux qui continuent de mettre en coupe réglé les ports et les industries nationales vitales: agriculture, pétrochimie, pharmacie, transports…Un exemple: en 2010, la production de phosphate était de 8,2 millions, elle est tombée à 2,8 millions de tonnes en 2020, son niveau de 1923 ! Tous les autres secteurs de production sont en panne. Victimes de trois années de canicule, les silos à blé sont vides. La Tunisie importe aussi des produits laitiers, du sucre, des fruits, demain des olives et des dates ? Le pays est endetté et n’offre plus de perspectives de remboursement. Le commerce informel et la contrebande étouffent l’économie souveraine, l’inflation galope, le pouvoir d’achat s’effondre.
Comment faire redémarrer la machine économique ? Comment gérer les coups de menton du Président ? Il refuse un prêt du FMI: ce qui n’est pas en soi une ineptie si on lui substitue un plan de développement crédible qui emporte l’enthousiasme de la population et la confiance des bailleurs. Il veut dédollariser les échanges et suivre le mouvement de l’Algérie qui intègrera les BRICS en août prochain: chimère mais pourquoi pas ? Il veut réaliser le projet pharaonique de mer saharienne étudié par Roudaire et décrit par Jules Verne: pourquoi pas ? Il veut déplacer la capitale de Tunis à Kairouan, centre de gravité du pays: pourquoi pas ? Tout est possible à condition de s’en donner les moyens. Mais qui souscrira, qui s’enthousiasmera pour relever le pays de son effondrement ?
Saïed sans peuple
Au lendemain de l’indépendance, enfant j’ai été témoin de la ferveur populaire pour souscrire l’emprunt national lancé par Bourguiba.
À la délégation, (sous-préfecture) de Jebeniana, on faisait la queue. Sur une table, devant les percepteurs, les hommes déposaient leurs économies: quelques billets et des pièces qu’ils sortaient du bonnet de leur kachabia ou des pans de leur burnous; parfois, un riche propriétaire déversait un couffin entier de grosses coupures, ça prenait du temps à compter ! Toutes les mines étaient réjouies. Les bédouines dégrafaient leur collier de piécettes d’or, ôtaient les fibules d’argent qui retenaient leur mélia pour les remplacer par des épingles à nourrice, libéraient leur cheville de leur lourd bracelet en poussant des youyou. Sous les drapeaux et les calicots tous repartaient en exhibant fièrement, comme diplôme de leur conscience patriotique, le reçu de leur dépôt. C’étaient au temps des Bourguiba, Ben Salah, Slim, Laghdram, Mehiri, Mokaddem, Nouira, Filali, Mestiri, Chebbi, Ben Yahmed, Sayah, Klibi, Messadi…Des patriotes compétents par dizaines. Aucun de ceux-là ne pouvaient faire un discours sans être interrompu à chaque phrase par les applaudissements d’une foule aux yeux brillants. Ils promettaient du pain, un toit, une école, un hôpital, un avenir pour leurs enfants…Ils ont tenu parole. Et puis la kleptocratie a pris le pouvoir en 1987 que la révolution de 2011 n’a pas jugulé.
La théorie du complot
Alaa el Aswany, est l’auteur du célèbre Immeuble Yakoubian. Dans Le syndrome de la dictature publié chez Actes sud en 2020, il décrit l’émergence et la consolidation de la tyrannie. De toute son oeuvre, c’est son unique ouvrage écrit en langue anglaise. Il n’a pas été traduit en arabe. El Aswany fait le portrait robot du dictateur mégalomane « berger paternel » type Moubarak, Sissi, Ceaucesco, Kadhafi, Poutine… Il décrit le processus de son émergence, son mode opératoire qui repose nécessairement sur le complot, cette ombre menaçante qui n’a pas de nom: « Les concernés qui se reconnaitront vont être démasqués et sévèrement châtiés… » répète au fil de ses discours le Président Saïed désemparé.
Le pouvoir est une drogue addictive qui réclame des doses d’ego de plus en plus fortes. Le président tunisien goûte les signes de sa « divination » dans les applaudissements sur commande, dans la déférence de ses obligés de cour, dans le nombre de ses gardes du corps, dans le reflet de ses portraits gigantesques qui bordent les routes.
Vers la bascule des alliances diplomatiques ?
Business as usual. De passage en Tunisie pour trois jours la sous-secrétaire d’État américaine a été ostensiblement boudée par les autorités. L’aide US a été dégradée sauf son volet militaire, posture que critique sévèrement le sénateur démocrate Chris Murphy.
Vis à vis des européens, Saïed menace de libérer les « hordes d’immigrants » et dénonce le complot, - qui n’est pas tout à fait imaginaire celui-là - visant à transformer la Tunisie en réservoir de rétention de l’immigration subsaharienne: un « hot spot » souhaité par Georgia Meloni la Première ministre italienne.
L’Allemagne et l’Union Européenne protestent diplomatiquement contre les atteintes aux libertés mais ces critiques pourtant mesurées sont qualifiées à Carthage d’insupportables ingérences étrangères. Dans le même temps, la Tunisie câline la Chine et au centre de Tunis, on a vu des supporters du Président Saïed défiler en arborant le portrait de Poutine. Ces signes à bas bruits sont-ils ceux des prémices d’une dangereuse bascule d’alliances ?
La France frileuse donne des gages de soutien discret. Ainsi, au lendemain de l’arrestation du leader de l’opposition Rached Ghannouchi, l’ambassadeur de France rendait visite au nouveau ministre de l’intérieur avant de claironner sobrement: « Nous avons fait le point sur notre coopération sécuritaire et le traitement global de la question migratoire »
À Paris, la presse est circonspecte ou carrément inféodée. Un éditorialiste d'Europe 1 à l’écoute de ses confrères d’Alger - tous ne sont pas en prison- a justifié sans vergogne la politique liberticide en Tunisie par la lutte contre l’islamisme. L’ennemi de nos ennemis est notre ami !
En réalité, Paris est paralysé par le puissant protecteur algérien de Kaïes Saïed, le Président Tebboune, qui clame à qui veut l’entendre qu’il ne laissera jamais tomber son frère-voisin. C’est un langage « cash » que comprend le Président Macron fidèle à sa politique du louvoiement qui pour leur plaire, s’est complaisamment brouillé avec le Maroc l’allié historique et fidèle de la France.
«Ceux qui ont fait la révolution à demi n’ont fait que creuser leur tombeau » Saint-Just
On pourrait relativiser la situation en se disant qu’après tout, la Tunisie est africaine, arabe, musulmane, et par conséquent imperméable aux idées de Montesquieu; que la décade démocratique était une parenthèse, une expérience in-vitro; que la récente incarcération de 70 personnalités de l’opposition n’est somme toute qu’une péripétie politique, signe d’un retour à la tradition de moeurs exotiques locaux; que cette fatalité est ancrée dans les gènes de l’Ifrikya depuis la nuit des temps et que tout cela ne prêtera pas à conséquence…C’est oublier la révolte contre le Bey en 1864, contre le FMI (dite révolte du pain) en 1984, contre Ben Ali en 2011. Le peuple tunisien a montré qu’il était capable de desserrer les dents de la résignation pour mordre sans crier gare.
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