En novembre 1942, les Américains et les Britanniques débarquent sur les rivages du Maroc et de l’Algérie. Soldats sans préjugés, ils tendent la main aux juifs et aux arabes. Les pétainistes rentrent la tête dans les épaules. Liberté, égalité, fraternité…allons enfants de la patrie… Les lendemains chantent. Une nouvelle Algérie va naître, c’est certain. En nombre, les arabes se précipitent dans les bureaux de recrutement pour aller libérer la France du joug nazi.
Abdelkader Rahmani a 17 ans. Son père, docteur ès-lettres lui a appris à manier avec élégance la langue française. Il est berbère né en Kabylie pays décrit par Albert Camus dans son itinéraire de la misère où les enfants meurent de faim.
Abdelkader est pâle de peau, instruit et fils « de grande tente »: trois raisons pour être admis à l’école des officiers indigènes d’Algérie et de Tunisie de Bou Saada. Brillant élève, il fait partie de la première promotion de quatre algériens admis à la prestigieuse école de cavalerie de Saumur. Après cinq années de formation (cursus plus long que celui des Français) on lui décerne le grade de sous-lieutenant… à la condition de renoncer à solliciter la nationalité française !
Les temps sont confus, les politiques coloniales changeantes et incohérentes. Pour le jeune officier indigène, l’armée est une vocation, c’est le choix de sa vie. Il sait pourtant qu’il lui sera impossible de franchir le plafond de verre des quatre galons de commandant.
Certes, Chérif Cadi premier polytechnicien musulman a pu se hisser en 1916 au grade de lieutenant-colonel, mais c’est une des rares exceptions et les généraux musulmans sont encore plus rares, l’histoire ne dénombre que le Tunisien Youssuf qui a été étoilé en 1856; le Marocain Kettani le sera en 1954 et l’Algérien Rafa en 1961.
À cette époque, les émoluments des musulmans sont inférieurs à ceux des chrétiens, les affectations restreintes, les discriminations et brimades fréquentes. Même « marié-à-une-française », les couples mixtes n’accèdent pas au mess. En 1950 tous les officiers algériens sont invités à passer un examen pour être confirmés dans leur grade. Pour eux, les temps étaient noirs, tout était prétexte à les éloigner de l’armée depuis qu’ils avaient manifesté leur sourde indignation après les massacres de Sétif, Guelma et Constantine en 1945. Certains avaient vu des civils projetés des falaises de Kerrata et de Bougie. Un officier FMA, (Français Musulman d’Algérie) qui avait été obligé d’assister à ces supplices s’était suicidé.
Alors pour éviter la contagion, l’armée avait proposé d’éloigner les officiers musulmans qui le souhaitaient. Rahmani sera affecté en Corée. Il y gagnera par son courage les galons de lieutenant et la croix de la Légion d’honneur. En 1956, il est au Liban en mission d’observation. Pendant ce temps, en Algérie la guerre totale est engagée et les espoirs de paix sont entravés par la droite revancharde rescapée de Vichy.
À Paris, les partis politiques s’affrontent dans des joutes oratoires stériles cependant que « rebelles » et « gardiens de l’ordre républicains » s’entre-massacrent à qui mieux mieux.
Le détournement de l’avion civil de Ben Bella par l’armée française en octobre 1956 ordonné par un secrétaire d’état en cachette de son ministre et du chef du gouvernement pour saboter toute tentative de négociation, désespère les plus optimistes. Pour les officiers musulmans c’est l’heure du choix. Plusieurs d’entre eux désertent et rejoignent les rangs de l’Armée de Libération Nationale. Ils deviendrons généraux de l’Algérie indépendante.
Rahmani (le miséricordieux en arabe) reste fidèle à son serment. Nourri à l’école de la République des armées, sans doute un peu naïf, il est persuadé que sa hiérarchie -forcément vertueuse- ignore la réalité du terrain. Alors, méthodiquement, il réunit les preuves des exactions et des injustices. Son volumineux dossier est accablant.
Avec 52 de ses camarades officiers musulmans, ils projettent en décembre 1956 de l’adresser au président de la République : « Notre situation d’officiers algériens est rendue intenable par la lutte sanglante qui oppose nos camarades français et nos frères de sang…Nous sommes et pourrons faire un lien solide entre nos deux peuples…ce qui permettrait d’engager une conversation immédiate et loyale entre les représentants des deux communautés » Bref ils proposent leur intermédiation pour « une paix des braves ».
Avant de soumettre officiellement leur supplique au Président René Coty, « Chef des armées en titre » mais aux pouvoirs constitutionnels limités, Rahmani consulte la voie hiérarchique et les responsables politiques de tous bords.
Dans son ouvrage L’affaire des officiers algériens (éditions du Seuil décembre 1958), il relate ses rencontres avec Pierre Mendès France, Daniel Mayer, Buron, Pfimlin, Faure… Il narre aussi les dérobades et les lâchetés, les rendez-vous reportés et manqués avec François Mitterrand ministre de la Justice et Guy Mollet le président du Conseil dont le chef de cabinet lui lance: « et si les Bretons demandaient leur indépendance, que feriez-vous à la place du Gouvernement ? » Rahmani rétorque: « puisque vous nous assimilez aux Bretons, avons-nous des Algériens députés à la Chambre ? des ministres ? Accepteriez-vous qu’un jour un Algérien soit Président de la République ou du Conseil ? »
Ultime rencontre et dialogue de sourds avec le général d’armée inspecteur des forces d’Afrique du Nord. « Il faut que le FLN soit exterminé » lui dit-il. « Mais mon général si vous tuez tous ces tueurs, vous devenez vous-même un tueur…et puis alors, avec qui faire la paix ? » L’entretien franc et houleux de quatre heures d’horloge semble se terminer dans l’apaisement: « vous avez ma parole Rahmani, qu’aucun de vous ne sera arrêté, je m’en porte garant…dites le à vos camarades » Trois jours plus tard, Rahmani est incarcéré au Fort de Saint Denis avant d’être transféré en mars 1957 à la prison de Fresnes sous l’inculpation « de tentative de démoralisation de l’armée ».
De Gaulle le fera libérer quelques mois après son retour au pouvoir.
Rahmani dont l’histoire a été déformée par la passion et la propagande sera finalement promu capitaine en… 1975.