La rencontre d’hier me rappelle celle d’il y a vingt cinq ans.
C’était une journée belle d’été dans le Perche. Mon voisin recevait sa maman, une grande dame venue d’Alep avec son amie d’enfance, belle-mère endeuillée d’un otage de la guerre du Liban. J’allais m’asseoir auprès des deux dames à l’ombre d’un gigantesque noyer. Très vite la conversation roula sur des propos de tables. Ce qui n’est pas un hasard lorsque l’on sait que depuis les nabatéens, Alep est la capitale incontestée de la gastronomie orientale dont les heureux habitants, en recherche permanente d’un raffinement culinaire suprême, s’adonnent comme nulle part ailleurs au plaisir du manger. Les fines gueules locales poussent même la conscience des papilles jusqu’à suivre au jour le jour l’élevage de l’agneau ou le mûrissement des baies qui garniront leurs tables. A Alep, la cuisine, c’est du sérieux. Mieux vaut se taire que d’en parler à la légère. C’est pourquoi je posais quelques questions prudentes sur la conservation du smen qui est comme chacun sait une variante rancie du beurre clarifié. Cela me valut d’être adopté par les deux gastronomes à chignons et initié aux secrets de la confiture de noix vertes dont la préparation n’est pas de la tarte. D’abord, il est indispensable de cueillir les fruits à lune descendante de la Saint Jean juste avant que les coques ne durcissent…les noix sont à point quand on peut les transpercer avec une aiguille à tricoter n° trois ou quatre… « A propos Al Hadi tu sais tricoter ? » Me taquine Oum Jacques avec son accent chantant. « Ensuite tu les baignes dans l’eau pendant quatre jours, après … » J’ai tout noté. Quel moment délicieux de complicité et de rires partagés. Je pense à elles chaque année (qu’elles reposent en paix) mais je me dois de reprocher à leur mémoire que je n’ai jamais réussi à faire un seul pot de cette divine et rarissime confiture !
Incha Allah, j’irai cet hiver à Alep tenter de ravir le précieux secret des cuisinières de Syrie.
Hier donc, j’allais au vide grenier annuel de Saint-Patelain, c’est devenu un rituel. Dès les beaux jours, la fête du village s’organise autour d’une foire à la brocante et à la misère. Cette année il y aura mille sept cent quatorze déballages rien qu’en Basse-Normandie. Des kilomètres de trottoirs jonchés de bric-à-brac incroyables. Souvent, devant les parents à la mine accablée et des gosses inquiets s’étalent la braderie de toute une vie : les jouets, les vélos, les vêtements, l’ordinateur, le canapé et le carillon du salon, la vaisselle, le vidéo disque, l’ordinateur, la Renault 21 contrôle technique OK…La foule est au rendez-vous. Le chaland se sent riche. « Combien ? » Le prix dérisoire qui est lancé sur un ton résigné le déconcerte, il sent qu’en proposant la moitié il emportera la chose. Moi je n’aime pas trop les objets, je leur préfère les gens. Je ne contemple plus les étalages, je regarde les hommes. On s’accroche le regard, on discute, on plaisante, le soleil revient dans les yeux, je laisse à l’ami(e) de l’instant quelques euros en échange du souvenir de la rencontre. Je chine des verres, un angelot de bronze, deux poteries de Nabeul, une estampe naïve, des aiguilles à chapeaux. Je repars avec le cœur léger et vaniteux de celui qui croit avoir fait une bonne action : lamentable bonne conscience à bon marché de la trop bonne affaire.
Affalé comme un pantin sur un pliant, la tête baissée et les coudes sur les genoux, un chibani en costume anthracite contemple le trottoir. Un peu plus loin, une femme est assise derrière une table à tréteaux et une trentaine de bocaux de confiture. Je m’approche de l’homme et lui serre la main longuement comme pour des retrouvailles « essalam aleykoum kif halek ? » Un sourire de surprise illumine son visage. Il entame des salamalecs interminables espérant que mon accent lui trahisse mes origines. Je devine qu’il ne devine pas. Je prends l’initiative de lui demander d’où il vient. « du Gué-Moustier » me répond t-il avec un éclair de malice dans les yeux. D’un mouvement de menton il m’interroge à son tour. « De Saint-Patelain ! » Je réponds. On rigole. Je confesse : « Je viens du couchant» - « Moi aussi ! » - « Je suis de l’Est » - « Et moi de l’Ouest, on est un même peuple… » J’en conviens. Il a immigré dans le neuf trois il y a quarante cinq ans avant de prendre sa retraite dans le Perche. Il s’occupe du verger et Lalla son épouse fait des confitures. Elle est vêtue d’une robe longue et porte un fichu sur la tête. Pas un cheveu ne dépasse. On parle confiote. Sait-elle faire celle de noix ? Hélas non. Mais elle me donne des conseils pour cuire les mures blanches et les cosses de carroubes. Je lui apprends que la graine de caroube le carrât a donné son nom à l’unité de mesure du diamant. A son tour elle veut m’impressionner en me parlant d’une mystérieuse confiture « divain ? » Je ne connais pas ce fruit. Elle précise : « divain rouge, divain blanc ! » Je comprends enfin « comment par Dieu tout puissant toi une fille de l’islam tu fais de la confiture avec du vin ? » Outrée, elle me rappelle que le Coran prohibe l’ivresse mais pas l’alcool or « c’est pas possible de se saouler en mangeant de la confiture. Alors? Ce n’est pas péché ! Tu peux en manger tant que tu veux ! »
Implacable démonstration de la charia percheronne…
3 commentaires:
Merci pour ce bon vent du pays, que dis-je, de nos deux pays! C'est particulièrement savoureux de te lire ici à l'extrême Ouest du nouveau monde :)
Nabila.
J'ai un blog http://www.perche-web.com qui couvre une grande partie de l'actu percheronne j'adorais avoir votre article...je mettrais la source plus un lien vers ce blog
Vous pouvez me répondre via ivann.lamy@gmail.com
Le Perche ne mérite pas ma prose car il n’est ici qu’un décor passager et interchangeable. Cher Yann, n’allez surtout pas ennuyer les lecteurs de votre excellent site consacré au beau pays de Perche avec mes élucubrations.
J’écris ce blog en pensant à tous mes amis à travers le monde - dont ma chère Nabila émigrée dans la Riverspirit - et à ceux qui l’on quitté. Je rêve de leur impossible rassemblement autour de ma table familiale pour leur raconter des histoires de mon histoire, pour le plaisir de les faire sourire et de sentir leur affection. Mon blog est aussi une forme de psychothérapie épistolaire, une sorte de revanche sur ma vocation de chroniqueur frustré, c’est un exercice agréable et gratifiant car je suis assuré de l’indulgence de mes amis qui sont mes seuls lecteurs.
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