Une petite voix chuchote au téléphone « Allo l’émir ? ».
Je tombe du lit et cours vers la salle de bain m’asperger la figure. Hélas ce n’est pas un cauchemar. « Allo réponds moi c’est urgent ! » insiste le portable.
Dans ma tête aussi c’est urgent. Les souvenirs se bousculent. Il n’y a pas dix personnes au monde qui connaissent mon surnom auvergnat.
Il y a des lustres, j’avais rapporté d’Arabie un réveil qui faisait le muezzin. Le gadget lançait des « Allah akbar » déchirants. Ce cadeau avait fait sensation chez mon frère du Cantal.
Un matin qu’une voisine bigote lui rendait visite l’engin s’était déclenché à l’étage. Pour calmer la dame, on avait expliqué sur le ton de la confidence que l’on projetait de transformer le pigeonnier en minaret et la grange en salle de prière… C’était jour de marché alors la nouvelle s’était répandue à la vitesse de la poudre. A midi le maire en personne avait débarqué pour nous supplier d’aller dire bien haut au bistro que c’était une blague. L’affaire avait été prestement étouffée à la gnole et à la rigolade mais le surnom d’émir du canton m’était resté. Depuis, mon frère de vie a été rappelé à Allah et je n’ai plus jamais remis les pieds sur le Cézallier.
« Allo l’émir tu me reconnais ? » La petite voix s’enhardit : « c’est p’tit Chevrou ! » Me voila complètement réveillé, les vieux réflexes reviennent. Je lui lance « y’a gourance ici c’est Julien, je bosse dans deux plombes ! » et je raccroche précipitamment, certain que le môme a pigé le message subliminal.
Effectivement, deux heures plus tard, sitôt garé Boulevard Julien Coupat pt’it Chevrou se glisse à la place du passager. « Démarre l’émir, je vais t’expliquer le topo ». Le balaise de quarante balais tient son surnom de "p'tit" rapport à son père qui était un géant d’un quintal et son patronyme "Chevrou" à cause des plaisanteries qui circulaient, attribuant à la chèvre de Sekkinn la maternité du fils du bagnard (chacun connaît cette épopée révélée au grand public en juillet et août dernier ici même)
« Bon voilà, le fourgon des onze millions c’est moi ! » Je suis estomaqué par l’annonce. Pour masquer mon embarras je tente de plaisanter : « T’es gentil p’tit mais j’ai soldé mes crédits, j’ai une maîtresse frugale et une pension décente, j’ai de la chance, ça aurait pu être l’inverse. L’argent n’allonge pas la vie…. Alors, je te dépose aux resto du cœur ou au Secours Catholique ? » Silence.
Pour meubler je glisse le dernier CD de Diam’s. La môme explose les notes et les mots dans la sono. Le p’tit se détend.
Plus tard, assis devant un bol de Ricoré dans un rade de la place Beauvau il se met à table.
Il avait un boulot honnête de chauffeur-convoyeur de fonds dégoté il y a dix ans grâce au piston du filleul de son père un contrôleur général de la police. Il coulait des jours sans nuages entre le foot et la Kro mais il restait habité d’un inexpugnable désir d’égaler son père. Pour stigmatiser ses pulsions il avait entrepris un long travail de psychothérapie entrecoupé d’escapades de méditations transcendantales à l’Ibis de Biribi et au Thalassa-Mercure de Tataouine. En vain. Et puis soudain, tout s’est éclairé mardi dernier lorsque son collègue Jean Marc Lafegan un converti d’origine pachtoune, lui révéla que le camion renfermait onze millions et des poussières en talbins de cent euros. Ni une ni deux, P’tit Chevou, s’est fait la malle avec le coffiot à roulette.
Bon sang ne saurait mentir me dis-je en commandant un chocolat et une baguette beurrée. Je fais semblant de m’intéresser à la une d’un journal du matin, redoutant déjà d’y trouver mon nom et la photo de mes pauvres parents crêpés de honte. Les nouvelles mauvaises vont si vite.
« Tu veux savoir où j’ai plaqué le fourgon l’émir ? » Je m’étrangle « surtout pas ! » Je mets à profit le silence pour tenter de me remémorer les articles du code pénal et les moyens lâchement inélégants de me sortir de ce pétrin. « Il est au chaud dans le garage du gouverneur militaire des Invalides ! »…….. Je hoquette mon cacao sans parvenir à interrompre son flot de confidences abracadabrantesques.
Comme l’armée a externalisé le boulot de sentinelle à sa boite, le fils de Sekkinn est rentré dans la caserne des Invalides comme dans un moulin en présentant son badge à un collègue endormi. Maintenant, le camion recouvert d’un filet de camouflage est sagement garé entre un VAB et un char Leclerc.
Je suffoque de chaud, je tremble de froid il me vient des palpitations. C’est l’effet Ricoré dis-je au confessé soudain inquiet. « Il faut que je m’allonge, tu vas me ramener chez moi ». Je lui tends la clé de mon cabriolet Dacia. On roule lentement, je regarde goulûment défiler Paris à travers la vitre. J’ai comme un pressentiment que le destin me privera bientôt de ce sublime décor. Mon oiseau de malheur ne parle plus. La Bartoli roucoule Haendel dans les baffles. Je me demande si les taulards ont le droit d’avoir un ipod !
Chez moi, le choureur du siècle me prépare une camomille et débouche un grand cru classé de 1975 que j’avais oublié dans l’armoire à pharmacie.
« L’émir tu me connais, je ne suis pas un voleur, j’ai fait ça pour rendre hommage à mon dab, dis moi ce que je dois faire du pognon, il n'est pas question de le rendre, ce serait trahir sa mémoire, tu vas bien me trouver une idée ? »
Onze millions en coupures de cent, ça fait cent dix mille billets, de quoi remplir la piscine de « Mélodie en sous-sol », de quoi faire pleuvoir des sous, et si tu les balançais du haut de la Tour Eiffel ?
P’tit Chavrou a bu la Mission Haut Brion, il avait les yeux qui brillaient à la perspective révélée de sa nouvelle haute mission.
J’ai claqué la langue, il a claqué la porte.
Post-scriptum : j’ai appris comme vous aux nouvelles qu’une émeute avait été réprimée au pied de la Tour Eiffel, 5 000 personnes le nez en l’air attendaient que de l’argent tombe du ciel ! Cela ne m’a pas surpris car la nuit dernière :
« Allo l’émir j’ai changé d'idée. Ce sera à la Saint Sylvestre, minuit à l’Arc de Triomphe. Dis-moi tu pourras te charger de l’opération car maintenant que je suis célèbre, j’ai décidé de me rendre ! »
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