Une
bouille souriante posée sur un buste d'athlète, des yeux qui
brillent pareils à ceux d'un fils qui retrouverait son père ;
l'homme s'est dressé sur les accoudoirs de son fauteuil d'infirme
comme s'il avait voulu se lever et marcher à ma rencontre. Je suis
ému, il est joyeux. C'est un mien pays. On est du même bled. Mon
trisaïeul repose dans un mausolée à deux pas de chez lui, alors
nul besoin de faire connaissance.
Comme
je lui demande dix fois comment il va, il rigole. La vie est belle.
Tiens, la semaine dernière il a été autorisé à sortir quelques
heures pour découvrir Paris. Il a pris l'autobus et s'émerveille
encore d'avoir pu y monter si facilement avec son encombrant fauteuil
roulant. Il nie sa condition d'handicapé, loue celle de rescapé. Il
répète que c'est son destin, qu'Allah l'a épargné, labès,
labès, al hamdoulillah !
Il
y a quelques mois, il a sauté sur une mine posée par les maquisards
d'Al Qaïda dans un djebel près de la frontière
algérienne.
Ses camarades urgentistes le croyaient perdu. Les secours ont tardé
car les moyens sanitaires héliportés de l'armée tunisienne sont
limités. Finalement il est évacué vers Tunis où les chirurgiens
militaires accomplissent des miracles. Au sortir de son coma, il
reprend l'entraînement quotidien pour rééduquer les restes de son
corps amputé des deux jambes.
Puis
il est envoyé en France pour être « appareillé » à
l'hôpital d'Instructions Militaires de Percy près de Paris. Cet
établissement d'élite est La Mecque et le Vatican de la chirurgie
réparatrice. Soins humanitaires et discipline militaire. On y croise
des médecins généraux et des soignants soldats mais aussi des
praticiens et des patients civils. Au titre de la coopération
internationale, l'hôpital reçoit également les désarticulés
rescapés des théâtres d'opérations des pays amis de la France.
C'est
ici que l'Adjudant Chef tunisien est arrivé pour subir plusieurs
mois durant, un laborieux rafistolage qui lui permettra de tenir
debout et de faire quelques pas sur une paire de guibolles en
celluloïde électro-mécanisées.
Chaque
jour, une équipe de kiné prend en charge les blessés. C'est dur,
on serre les dents tout le temps car les progrès sont lents. Lors
des séances collectives, le soldat tunisien est un exemple qui
entraîne
la troupe par son optimisme et sa bonne humeur permanente. Il
s'attire la sympathie de tous y compris celle d'un général français
cinq- étoiles abimé du genou qui lui promet une fois guéri d'aller
le voir en Tunisie.
Je
l'ai connu grâce à un ami hospitalisé à qui j'apportais des
oranges. Je suis allé frapper à
sa porte. En entendant ma première phrase en arabe, il a ouvert les
bras et son visage a rayonné. Comme j'étais curieux, on a
longuement bavardé. Toutes ses réponses m'ont désarçonné. Non il
n'en veut à personne, il n'y a pas lieu de se lamenter. Il est
soldat, il fait son devoir, il faut bien défendre le pays...
Quelques jours avant de venir en France il a endossé la vareuse de
son uniforme, puis porté dans la cour de son régiment, on lui a
rendu les honneurs et agrafé un galon de promotion, « je
me suis senti revivre »
dit l'homme tronc. Ce bon soldat est aussi un père amoureux de sa
famille. Devant moi, il téléphone à son épouse et ses filles pour
leur raconter notre rencontre. Et la politique ? « Bourguiba
a tracé la voix »
Mais tu n'étais pas né lui dis-je ? « Non
mais c'est lui qui a créé notre nation, l'éducation,
l'émancipation des femmes...si nous suivons ses tawjihats, rien de
mauvais ne pourra jamais nous arriver »
La
petite armée tunisienne compte 35 000 hommes et femmes. Depuis sa
création en 1956, elle a déjoué bien des complots et des
tentatives de séditions mais elle n'a pas pu empêcher qu'un Général
de police félon réussisse le coup d'Etat de 1987 qui renversa
Bourguiba. Craignant sans doute que d'autres suivent son exemple, Ben
Ali encaserna les officiers et les soumis à une surveillance
policière permanente. Ainsi, sous des prétextes bidons et sur la
base de dossiers fabriqués, des centaines de gradés furent
torturés.
Pendant
la révolution de 2011, l'armée tunisienne ne s'est jamais écartée
de la légalité. Non seulement elle a refusé l'aventure de
putsch que lui suggérait fortement « l'étranger »
mais elle s'est détournée
de la vie politique. Cette neutralité lui vaut aujourd'hui d'être à
l'apogée de sa popularité, d'autant que contrairement à la plupart
des autres institutions de l'État, elle n'a jamais été suspectée
de corruption.
Dans
le paysage politique décomposé d'un pays abandonné dont l'État
s'effondre lentement, elle est devenue l'ultime gardienne de la
légalité républicaine et du processus démocratique enrayé.
Ainsi,
dès
que la police est débordée
par des manifestations ou des émeutes, le gouvernement la fait
descendre dans la rue. Elle y est aussitôt acclamée et le dialogue
renaît. Au surplus de cette mission singulière au cœur du dialogue
national, elle combat les maquisards d'Al Qaïda et les maffias
armées retranchés dans les montagnes de l'Est et dans une zone
aride immense qui s'enfonce vers la Libye d'où sont venus deux
millions six cent mille réfugiés !
L'armée
tunisienne est à l'image de l'Adjudant Chef : vertueuse et courageuse, mais
en fauteuil roulant. Il n'est pas exagéré de prétendre qu'elle
aurait mérité une place au coté du quartet de la société civile
qui a reçu cette année le Prix Nobel de la Paix.
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