jeudi 18 février 2016

Soldat tunisien

Une bouille souriante posée sur un buste d'athlète, des yeux qui brillent pareils à ceux d'un fils qui retrouverait son père ; l'homme s'est dressé sur les accoudoirs de son fauteuil d'infirme comme s'il avait voulu se lever et marcher à ma rencontre. Je suis ému, il est joyeux. C'est un mien pays. On est du même bled. Mon trisaïeul repose dans un mausolée à deux pas de chez lui, alors nul besoin de faire connaissance.
Comme je lui demande dix fois comment il va, il rigole. La vie est belle. Tiens, la semaine dernière il a été autorisé à sortir quelques heures pour découvrir Paris. Il a pris l'autobus et s'émerveille encore d'avoir pu y monter si facilement avec son encombrant fauteuil roulant. Il nie sa condition d'handicapé, loue celle de rescapé. Il répète que c'est son destin, qu'Allah l'a épargné, labès, labès, al hamdoulillah !

Il y a quelques mois, il a sauté sur une mine posée par les maquisards d'Al Qaïda dans un djebel près de la frontière algérienne. Ses camarades urgentistes le croyaient perdu. Les secours ont tardé car les moyens sanitaires héliportés de l'armée tunisienne sont limités. Finalement il est évacué vers Tunis où les chirurgiens militaires accomplissent des miracles. Au sortir de son coma, il reprend l'entraînement quotidien pour rééduquer les restes de son corps amputé des deux jambes.
Puis il est envoyé en France pour être « appareillé » à l'hôpital d'Instructions Militaires de Percy près de Paris. Cet établissement d'élite est La Mecque et le Vatican de la chirurgie réparatrice. Soins humanitaires et discipline militaire. On y croise des médecins généraux et des soignants soldats mais aussi des praticiens et des patients civils. Au titre de la coopération internationale, l'hôpital reçoit également les désarticulés rescapés des théâtres d'opérations des pays amis de la France.
C'est ici que l'Adjudant Chef tunisien est arrivé pour subir plusieurs mois durant, un laborieux rafistolage qui lui permettra de tenir debout et de faire quelques pas sur une paire de guibolles en celluloïde électro-mécanisées.
Chaque jour, une équipe de kiné prend en charge les blessés. C'est dur, on serre les dents tout le temps car les progrès sont lents. Lors des séances collectives, le soldat tunisien est un exemple qui entraîne la troupe par son optimisme et sa bonne humeur permanente. Il s'attire la sympathie de tous y compris celle d'un général français cinq- étoiles abimé du genou qui lui promet une fois guéri d'aller le voir en Tunisie.

Je l'ai connu grâce à un ami hospitalisé à qui j'apportais des oranges. Je suis allé frapper à sa porte. En entendant ma première phrase en arabe, il a ouvert les bras et son visage a rayonné. Comme j'étais curieux, on a longuement bavardé. Toutes ses réponses m'ont désarçonné. Non il n'en veut à personne, il n'y a pas lieu de se lamenter. Il est soldat, il fait son devoir, il faut bien défendre le pays... Quelques jours avant de venir en France il a endossé la vareuse de son uniforme, puis porté dans la cour de son régiment, on lui a rendu les honneurs et agrafé un galon de promotion, « je me suis senti revivre » dit l'homme tronc. Ce bon soldat est aussi un père amoureux de sa famille. Devant moi, il téléphone à son épouse et ses filles pour leur raconter notre rencontre. Et la politique ? « Bourguiba a tracé la voix » Mais tu n'étais pas né lui dis-je ? « Non mais c'est lui qui a créé notre nation, l'éducation, l'émancipation des femmes...si nous suivons ses tawjihats, rien de mauvais ne pourra jamais nous arriver »

La petite armée tunisienne compte 35 000 hommes et femmes. Depuis sa création en 1956, elle a déjoué bien des complots et des tentatives de séditions mais elle n'a pas pu empêcher qu'un Général de police félon réussisse le coup d'Etat de 1987 qui renversa Bourguiba. Craignant sans doute que d'autres suivent son exemple, Ben Ali encaserna les officiers et les soumis à une surveillance policière permanente. Ainsi, sous des prétextes bidons et sur la base de dossiers fabriqués, des centaines de gradés furent torturés.
Pendant la révolution de 2011, l'armée tunisienne ne s'est jamais écartée de la légalité. Non seulement elle a refusé l'aventure de putsch que lui suggérait fortement « l'étranger » mais elle s'est détournée de la vie politique. Cette neutralité lui vaut aujourd'hui d'être à l'apogée de sa popularité, d'autant que contrairement à la plupart des autres institutions de l'État, elle n'a jamais été suspectée de corruption.

Dans le paysage politique décomposé d'un pays abandonné dont l'État s'effondre lentement, elle est devenue l'ultime gardienne de la légalité républicaine et du processus démocratique enrayé. Ainsi, dès que la police est débordée par des manifestations ou des émeutes, le gouvernement la fait descendre dans la rue. Elle y est aussitôt acclamée et le dialogue renaît. Au surplus de cette mission singulière au cœur du dialogue national, elle combat les maquisards d'Al Qaïda et les maffias armées retranchés dans les montagnes de l'Est et dans une zone aride immense qui s'enfonce vers la Libye d'où sont venus deux millions six cent mille réfugiés !

L'armée tunisienne est à l'image de l'Adjudant Chef : vertueuse et courageuse, mais en fauteuil roulant. Il n'est pas exagéré de prétendre qu'elle aurait mérité une place au coté du quartet de la société civile qui a reçu cette année le Prix Nobel de la Paix.

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