vendredi 5 janvier 2024

Chammari militant tunisien

À cette époque post soixante-huitarde il habitait à Paris rue de la Glacière, une adresse impropre à calmer ses ardeurs rayonnantes et ses emportements d’indignations. Sa révolte contagieuse se nourrissait des injustices alors nombreuses au pays de Bourguiba. Pour des écrits d’étudiant exalté il avait été emprisonné puis en-caserné en Tunisie avant d’être libéré et placé sous  la surveillance permanente de quatre policiers qui se relayaient pour le suivre partout où il allait. Il avait fini par s’exiler à Paris avec son épouse Alya - qui deviendra avocate - pour faire grandir paisiblement leur premier enfant Ali qui partageait avec mon fils Selim la poussette et la compagnie d'une nounou normande prévenante. Nous étions amis. 

Khemaïs Chammari était de gauche. Pas seulement en paroles, en manifestation, en pétition comme la majorité des étudiants en ces temps là, mais, en force de rassemblement et de proposition d’actions. Du matin au soir, toute son énergie était tournée vers le sort des autres. Il était de tous les meetings, prenait la parole avec brio, courrait les salles de rédaction, écrivait des centaines de lettres et articles. Il parvenait par sa ténacité à convaincre même les gaullistes pompidoliens et les giscardiens qui étaient alors au pouvoir. Les communistes le respectaient, les socialistes mitterrandiens l’admiraient, les rocardiens l’adoraient. Chammari incarnait alors la jeune opposition tunisienne en exil qui demain prendrait la relève. Son combat ne se limitait pas à la Tunisie mais également à la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud et contre l’occupation de la Palestine. Avec son comparse M’Hamed Chabbi et quelques autres ils formaient une fraternité dont la pression  contribua à faire aboutir quelques décisions spectaculaires parmi lesquelles celle  du  gouvernement  français d’autoriser en octobre 1975 l’ouverture d’un bureau de représentation de l’Organisation de Libération de la Palestine à Paris. 

Et puis, notre petit groupe diplômes en poche s’est dispersé. Untel qui était maoïste est devenu banquier, untel trotskiste  a viré patron, un autre ancien vendeur de journaux à la criée s’est enrichi à millions; à l’approche de la trentaine, la plupart se sont appliqués à améliorer d’abord leur confort de vie. Chammari lui, a continué de labourer son sillon à grand coup de mots qui cinglaient les mauvaises consciences au prix de fins de mois difficiles. 

En 1981, la gauche arrive au pouvoir. Il est dans le cortège qui suit l’homme à la rose vers le Panthéon. Il a désormais ses entrées à Matignon. La plupart des ministres le tutoient. Pourtant, à peine de retour à Tunis, l’équipe de surveillance policière reprend ses habitudes devant son domicile avenue des États Unis d’Amérique. Toutes les victimes d’injustices connaissent son adresse personnelle depuis qu’il a été élu à la présidence de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme. On craint pour sa sécurité, au mieux on lui prédit un retour en prison, ce que ses nombreux amis parisiens désormais influents n’apprécieraient pas. Il ne lâche rien. Par sa capacité d’écoute et d’analyse, il reste l’homme le mieux à même de prédire l’évolution politique du pays. 

Début novembre 1987, alors que je séjourne à Tunis, il m’appelle pour me demander de passer le voir à son bureau de la Ligue. Nous sommes trop intimes pour ne pas comprendre l’ambiguïté d’un rendez-vous dans ce lieu que nous savons être truffé micros reliés au ministère de l’intérieur. Il récite sa leçon, je lui donne la réplique. J’ai compris son message d’alerte. Le lendemain, mon père qui était à l’époque le plus proche collaborateur de Bourguiba, me laisse entendre juste avant que je prenne l’avion pour Paris qu’un complot se trame. Il a refusé de se joindre aux conjurés, il est menacé. Le 7 novembre le général Ben Ali annonce son coup d’État. Bourguiba est placé en résidence surveillée.  Mon père est emprisonné. Me Alya Cherif Chammari, avocate au barreau de Tunis, épouse de Khemaïs accepte immédiatement de se constituer en défense.

Le coup d’état de Ben Ali est accompagné de promesses de démocratie, liberté, justice… auxquelles la plupart ont cru. Khemaïs Chammari s’y est un temps laissé prendre. Il est élu député mais va vite déchanter. Il retrouve alors sa condition d’antan avec le retour d’une garde rapprochée de policiers et de mouchards, l’ouverture de son courrier, les écoutes téléphoniques, les restrictions de voyager, les convocations et les interrogatoires inopinés. Comme il était friand de calembours, un jour au téléphone depuis Paris, je cite une tirade de Pierre Desproges entendue à la radio «  on reconnait une rouquine aux cheveux du père et un requin aux dents de la mer ». Une heure plus tard, il est conduit devant un inspecteur de police inculte et sans humour qui exige des explications sur la teneur de ce message suspect dont il peine à traduire en arabe la transcription de l’écoute. 

En décembre 2011, la Tunisie entière se révolte pacifiquement. Le satrape s’enfuit en Arabie, la démocratie nait. Dire que Chammari y est pour beaucoup serait trop; dire qu’il n’y est pour rien serait une ingratitude pour l’homme qui depuis l’hiver 1967 a lutté jour après jour pour l’avènement du printemps arabe. Pour la première fois de sa vie il est totalement  libre dans son pays. Les policiers hier encore chargés de le malmener lui donnent à présent l’accolade. Pour autant, il ne profite pas des circonstances pour se pousser du col et exiger revanches et prébendes. Il est ministrable mais ne sollicite aucun portefeuille. D’autres accaparent le devant de la scène. Chammari cicatrise lentement car on ne sort pas physiquement et mentalement indemne de 50 ans de bagarres et de tensions quotidiennes. Il grimace parfois de douleur, se déplace lentement avec une canne. Le colosse n’a plus toutes ses forces.  Le beau gosse d’hier a conservé le charme de son regard, sa capacité fascinante de s’exprimer avec les yeux, mais les médicaments l’on rendu boulimique, statique, comme pétrifié dans le nouveau volume de sa haute carcasse. 

Au Palais de Carthage on l’accueille sur tapis rouge, on le décore. Il est fatigué mais lucide. Il refuse les seconds rôles et les faire-valoir qu’on cherche à lui imposer. Il accepte la mission d’ambassadeur de Tunisie auprès de l’UNESCO dont le siège est à Paris où il pourra mieux se faire soigner. Un matin, à l’Académie Diplomatique Internationale de Paris, alors qu’on annonce son intervention, il se penche pour me dire dans un souffle: « j’ai trop mal, je ne vais jamais y arriver » Pourtant, il rassemble ses forces, se hisse à la tribune et alors que je m’apprêtais à appeler les secours, il improvise d’une voix claire l’un des plus brillants exposés jamais prononcés en ce lieu. 

À Tunis, les ambitieux se succèdent aux manettes au gré des changements politiques. Son ambassade est convoitée, il est rappelé. Épuisé, handicapé, il sort désormais rarement de la jolie maison qu’a dessinée sa fille Fatma, talentueuse architecte. Autour de son fauteuil, devant la télé des chaines d’infos, les derniers livres et les journaux en arabe et en français sont éparpillés. Les visiteurs se succèdent toute la journée: des journalistes de toutes nationalités, des hommes politiques de tous bords, des universitaires, et même des hommes d’affaires que l’avenir inquiète. Ses téléphones n’arrêtent pas de sonner. Puis au fil des saisons l’agitation se calme, la vieillesse et la maladie gagnent. Par un dernier sursaut de courage et d’élégance le militant a surmonté l’année, Khemaïs Chammari s’est éteint au matin de ce premier janvier.


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