mardi 3 décembre 2024

Boualem Sansal, captif à Alger


Boualem Sansal a été incarcéré à Alger le 16 novembre. Sidération et consternation. Lentement, la presse française s’est ébrouée: Marianne d’abord, puis le Figaro, enfin Le Monde en page 6 reprenant une dépêche de l'AFP, cinq jours plus tard.

Dans les médias de gauche, l’embarras pour dénoncer l’impéritie du pouvoir algérien, dont chacun déplore les dérives autoritaires, était évident. Gloire à Annie Ernaux prix Nobel de littérature et Jean Christophe Rufin de l’Académie française d’avoir par delà leurs convictions politiques, entrainé tous les auteurs, éditeurs, lecteurs sur le chemin de l’indignation. Ils marchent dans les pas d’Albert Camus,  Paul Valéry, Paul Claudel… et 56 autres qui en 1944 pétitionnèrent pour tenter de sauver l’abject collaborateur Brazillach. « En France, pays de Pascal et de Voltaire, on ne se console pas de la destruction d’une tête pensante, aussi mal qu’elle ait pensé » se désola à l’époque François Mauriac. 

Derrière les barreaux, tous les écrivains de gauche ou de droite, les poètes progressistes ou conservateurs, les essayistes, les bloggers, les doctorants, les journalistes, les caricaturistes…sont des incarcérés d’opinion pour crime de liberté d’expression. 


Sansal écrit de gauche à droite car la langue française est ainsi faite. En arabe c’est l’inverse. Sansal pense de droite à gauche mais écrit en français. 

« Le français parlons en » (éditions du Cerf) est son expression, son titre, sa fierté. Le verbe est lourd, l’adjectif  grave, les phrases percutantes, précises; ni eau de rose, ni futilité, ni complicité. Sansal c’est l’exercice littéraire de l’exigence totale. Le mot a un sens, le propos est sans appel. On aime ou pas. À chacun sa musique, sa préférence de style mais on tire son chapeau à l’artisan. Du bel ouvrage.

Un écrivain qui cisèle les pages, c’est comme un peintre qui appose ses traits et ses couleurs, il façonne notre regard du monde en nous présentant le miroir d’une réalité subjective. Au prétexte que Degas, Picasso, Dali, Matisse, Soulages…« gribouillaient », il ne serait jamais venu à l’esprit des incultes de les enfermer.  Appréhender l’écriture sansalienne par analogie aux oeuvres impressionnistes ou abstraites est un exercice qui n’a assurément pas même été envisagé par les magistrats militaires. Ont-ils lu Sansal ? Probablement pas encore, mais désormais, tous les Algériens le découvrent en ligne, faute de le trouver en librairie.  

 

Le récitatif officiel algérien s’appuie sur la martyrologie: le peuple ne souffre pas de mauvaises gouvernances mais des conséquences de 130 ans de colonisation dont le bilan est estimé à 5,6 millions de morts ! chiffre inlassablement martelé. 

Plus de 60 ans après la paix d’Evian, les tueries de la guerre de libération sont systématiquement enseignées aux nouvelles générations. Pour Alger, Paris a tous les torts qu’aucunes excuses ni repentances ne sauraient rabibocher. Alors, il convient d’alimenter la haine et la défiance envers un pays qui paradoxalement est la destination d’immigration préférée des Algériens. Selon le président Tebboune, 6 millions de ses compatriotes vivent en France, soit six fois plus que de Français en Algérie du temps de la colonisation ! Tourner la page ? Il n’en est pas question. L’Algérie n’est pas l’Allemagne ! Les boucs émissaires, la faute à l’autre, masquent les échecs en matière de développement. Pour camoufler son incurie, « le système » accable son voisin marocain de toutes les turpitudes, voleur de Sahara, complice de la France, unis dans l’internationale sioniste. 

Pour autant, les gens simples font la part des choses, ils n’entendent que ce qu’ils veulent bien écouter. En France, les populations algériennes paraissent indifférentes à ces querelles. Pour le moment, nul ne proteste ni ne manifeste pour un camp. À Saint-Denis le poids du couffin de la ménagère prime sur celui des mots. « j’ai essayé de lire Sansal…c’est compliqué  » dit mon voisin de troquet avant de changer de sujet.


Dans ses ouvrages, Sansal brosse un tableau hyperréalisme et peu flatteur de l’Algérie.   Un peuple incrédule aux certitudes propagées par des militaires octogénaires dépassés qui refusent de balayer devant leur porte et se gargarisent de formules patriotiques. Un peuple souffrant, traumatisé, à jamais endeuillé, qui sur injonction de la loi feint d’oublier qu’il s’est entre-égorgé par centaines de milliers pendant dix années noires (1992-2002). Un peuple dont chaque famille porte l’héritage d’un assassin et/ou d’un assassiné. Sansal raconte cette souffrance collective. 

Pour autant, l’écrivain riche, célèbre, honoré, n’a pas cédé au confort de l’exil sur l’autre rive.  Il assume, il veut vivre au milieu des siens dans son village d’Algérie. Il se croyait libre, ne craignait ni les vengeurs de mots ni les étêteurs d’instituteurs ni les ennemis de la liberté. Patriote courageux, son erreur a été de ne pas haïr. De ne pas haïr « officiellement ». De ne pas haïr le Maroc voisin dont la frontière est fermée depuis trente ans et qui a annexé avec la permission de Trump le Sahara occidental. De ne pas haïr les hébreux rencontrés à Jerusalem à la foire du livre. De ne pas haïr la France: d’en avoir sollicité la citoyenneté et surtout de partager avec 10 millions d’électeurs les idées de Le Pen ! Refuser de haïr « officiellement »  est une trahison disent les militaires algériens qui ne donnent jamais dans la nuance. Au sujet de Le Pen, d’aucuns seraient tentés de leur donner raison, mais ça ne mérite pas même une heure d’incarcération. 


Sansal est victime par procuration, otage d’une guerre froide alimentée par des incidents que les meilleures volontés diplomatiques ont du mal à apaiser. Le pouvoir algérien - et aussi l’ultra droite française - versent chaque jour goutte à goutte de l’huile sur le feu. Récemment, à Alger, le quotidien très autorisé El Khabar titrait carrément à propos de ventes d’armes au Maroc: «  La France prépare-t-elle une action hostile contre l'Algérie ? Peut-on s'attendre à ce que Paris donne l'ordre de lancer une attaque militaire surprise contre l’Algérie…? » 

Bigre ! Montjoie Saint-Denis allons vite libérer Boualem Sansal captif à Alger.

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