Dans l’indifférence quasi générale du monde libre, la Tunisie s’enfonce dans l’abîme de la dictature d’un psychopathe que nul ne semble capable de guérir.
Le pouvoir rend fou, c’est bien connu. Depuis six ans le Président Saïed frappé d’amnésie a grignoté méthodiquement les libertés fondamentales qu’il a enseignées à l’université durant ses années de lucidité. Oublieux des principes élémentaires du droit, il pousse le cynisme jusqu’à faire valider ses lettres de cachet par des magistrats apeurés et serviles pour leur donner l’apparence de la légalité. Pire, pour accroître le sentiment de terreur au sein des familles, la répression cible les personnes âgées et les mères de famille qui osent appeler au retour de la démocratie.
Comparaison et frissons
Souvenons-nous de la Tunisie il y a quinze ans, un « Peuple s’éveille, qui dormait la veille… » Le monde entier applaudit alors cette révolution florale sans esprit de revanche ni bain de sang.
Aujourd’hui, l’arbitraire est devenu la loi. La démocratie a muté en tyrannie.
Pour traduire en images fortes cet état devenu totalitaire, imaginons la fiction d’un cauchemar similaire qui se serait abattu sur la France à la suite d’un coup d’État en 2021.
Seraient condamnés à des peines de quatre à soixante-six ans de prison: Yaël Braun-Pivet, Gérard Larcher, Marine Le Pen, Rachida Dati, Éric Ciotti, Fabien Roussel, Olivier Faure, Roseline Bachelot et j’en passe.
Natacha Polony, Patrick Cohen, Élise Lucet, Pascal Praud, Edwy Plenel, Benoît Colombat et quelques autres journalistes seraient pareillement à Fleury Mérogis… Emmanuel Macron, François Hollande, Dominique de Villepin, François Fillon, Bernard Cazeneuve, condamnés par contumace seraient réfugiés à l’étranger.
Imaginez !…la liste est longue à dresser car il faudrait y ajouter des poètes, caricaturistes, syndicalistes, industriels, banquiers, paysans…
Selon les observateurs des droits humains, il y aurait en Tunisie plus de 400 prisonniers politiques. L’équivalent fictif en proportion de 2 500 en France. Au surplus, la dictature tunisienne ne frappe pas seulement les intellectuels et les élites, mais toutes sortes de « déviants » au point que la population carcérale a doublé entre 2021 et 2025.
L’amplitude de la terreur
Pour dénoncer l’ampleur des injustices, il ne suffit pas d’en documenter les excès. La liste des embastillés qui chaque jour augmente est insensée. Elle englobe l’intégralité des cadres politiques: gauche, droite, séculiers, islamistes… Les militants de la liberté de débattre n’existent plus que sous deux formes: incarcérés ou menacés de l’être.
Des milliers d’activistes ou simples bavards s’attendent à une possible arrestation arbitraire, pour un oui, pour un non, pour un poème, un tag, un tweet, un mot de trop sur WhatsApp, un ricanement sur TikTok.
« Certains juges ont cessé de juger, ils exécutent » écrit l’ancien ministre tunisien des droits de l’Homme Kamal Jedoubi dans Le Monde.
Ainsi en octobre dernier, un ouvrier agricole a été condamné à mort par un juge obséquieux. Le prévenu avait sur sa page Facebook injurié le chef de l’État. Ce qui est un crime inscrit dans le Code pénal ! Il faut reconnaître que par une extraordinaire mansuétude mais surtout pour faire taire l’unanime indignation, Saïed, quelques jours plus tard, lui a accordé sa grâce.
Le calvaire du malheureux n’est pas fini pour autant car tout condamné libéré est un banni qui perd le droit de travailler, de voyager, de se soigner; il gagne celui d’être persécuté par une police zélée. Alors, pendant des années, ce citoyen déchu est à la charge de la charité de ses proches.
Tunisiens de France
Il n’est pas un Tunisien qui ne souffre des affres de ce régime qui vicie l’air si doux de ce si beau pays. En absence de statistiques sérieuses, on estime que 20% des 12 millions de citoyens ont été contraints de partir s’installer à l’étranger pour des raisons économiques, mais aussi pour leur sécurité.
À Paris, dans un café je croise des amis d’enfance qui me font signe de venir me joindre à eux. Je compte: 30 + 23 + 12 = 65 ans ! Vous voulez que je m’assoie en compagnie de repris de justice ? Les concernés rigolent de mauvais coeur. Ils recomptent. Je ne me suis trompé que de trois ans sur la somme des peines de prison auxquels ils ont été condamnés. Mais ils ont d’autres affaires pendantes me disent-ils. Reviens dans une semaine, on aura dépassé les cent !
Ces « criminels » n’ont tué personne. Ils ont seulement exprimé leurs idées ! Intellectuels à la carrière brillante ils ont fui, abandonnant famille, amis, emploi, toute leur vie quoi. Ils sont désormais des réfugiés qui tendent la main pour obtenir un permis de séjour.
Pour ceux qui ont connu la Sorbonne ou Sciences Po au siècle dernier, les formalités sont longues et humiliantes. Ils sont dans la gêne et l’embarras mais n’osent pas se plaindre de leur inconfort.
Ils pensent à leurs camarades d’infortune qui n’ont pu s’exiler à temps. Ils pensent à celles incarcérées dans la terrible prison de La Manouba où elles luttent contre la vermine et les cafards. Ils pensent à ceux qui dans les pénitenciers, sur une paillasse en béton, tuent le temps en récitant Verlaine ou le Coran. Ils pensent aux familles de leurs amis qui une fois par semaine se pressent au parloir grillagé puis au guichet de la prison pour remettre un ballot de linge propre et un couffin de nourriture.
Ils ont mauvaise conscience d’être à Paris, au chaud, en sécurité. Dix fois par jour, il leur vient l’envie de se précipiter à Orly pour voler rejoindre leurs camarades d’infortune.
Difficile de les consoler en leur disant: « patience, vous avez la vie devant vous ! » car ils sont pour la plupart âgés de plus de 70 ans !
Le chagrin et la pitié
À Tunis, notre aîné à tous, notre conscience morale, celui qui n’a jamais baissé la tête ni plié les genoux, l’avocat de toutes les injustices, a été jeté en prison. Ahmed Négib Chebbi n’a pas cillé à l’énoncé du verdict de 12 ans. Il est sagement rentré chez lui pour préparer ses affaires. Sur le pas de la porte de sa maison, cravaté dans son complet veston, valise à la main, il a attendu l’arrivée des matons. La foule compacte des indignés a retardé l’intervention des hommes cagoulés. Lorsque finalement ils sont venus, Si Négib ne s’est pas départi de son calme ni de son éclatant sourire.
Noblesse oblige, il est issu de la lignée des Chebbi du nom de la tribu de Tozeur du grand Abou el Kacem Chebbi (décédé en 1934 à l’âge de 25 ans) dont les poèmes sont récités ou chantés dans tout le monde arabe.
Avec l’arrestation de Me Ahmed Négib Chebbi, c’est l’histoire de plusieurs générations d’hommes et de femmes progressistes qui entre en prison.
Ahmed Néjib Chebbi a 81 ans.
Il a rejoint son « jeune » frère Issam Chebbi, 71 ans, incarcéré depuis deux ans.
Tous deux ont été condamnés à l’issue d’un procès stalinien qui pour tenter de convaincre le bon peuple d’un complot sioniste a dans la foulée condamné par contumace Bernard-Henri Lévy à 33 ans de prison. Le philosophe a réagi discrètement par un texte magnifique .
Cibler l’âge et le genre
Tout comme celle d’Alger à laquelle Carthage est inféodée, la dictature tunisienne tente d’attribuer la responsabilité du délabrement économique du pays à des « ennemis de l’intérieur » instrumentalisés par l’étranger. En toute légalité apparente et sur le fondement d’une légitimité acquise par le vote de moins de 10% des inscrits qui l’ont plébiscité, le président Saïed a instauré un véritable « terrorisme d’État » dont la fonction première est de généraliser la peur.
Traditionnellement en pays musulman, le vieillard et la femme bénéficient de la considération unanime valant mansuétude et quasi impunité des autorités. Pas en Tunisie.
Le doyen des incarcérés est le Président du Parlement démocratiquement élu. Il a 84 ans ! Dans la cour du pénitencier le chef du parti islamiste échange fraternellement avec tous les autres leaders politiques de droite et de gauche devenus par les terribles circonstances du moment des alliés à la vie… à la mort.
À la prison des femmes de La Manouba l’admirable courage et la solidarité aident à résister aux effroyables conditions d’incarcération documentées par une ancienne détenue de nationalité française qui a publié un témoignage glaçant.
Les militantes et les militants démocrates tunisiens sont des captifs. Ils sont les otages sans rançon d’un régime totalitaire qui demain sera assurément pulvérisé par le réveil du volcan arabe.
Mais en attendant le crépuscule de Carthage, nul n’est à l’abri de l’humeur impitoyable du despote.
Qu’ils me haïssent pourvu qu’ils me craignent disait Caligula.