Il
y a tout juste trente ans, le Yémen était deux. Celui du Nord était
capitaliste, celui du Sud était communiste. Avant garde de la
pérestroïka de Moscou, les camarades d'Aden voulaient s'ouvrir au
monde. Les conservateurs s'y opposaient farouchement. Un jour, en
pleine réunion du Comité central les pistolets prirent la parole.
Immédiatement,
la ville s'embrase, l'armée se divise et s'affronte. Aden est à feu
et à sang. La bataille dure une semaine, le temps d'épuiser les
stocks de munitions. Dix, vingt, trente mille morts ? Qui les a
comptés ? Ils étaient tous yéménites.
Pas un seul étranger.
Devant
l'aéroport où étaient retranchés des
Français,
un capitaine de blindé cria dans la radio « cette guerre ne
regarde que nous » , et les belligérants allèrent se faire
tuer plus loin.
A
l'ambassade de France, les provisions étaient abondantes, mais l'eau
était coupée, alors celle des climatiseurs fut récoltée. Un soir,
à la faveur d'un cesser le feu précaire, la petite colonie
étrangère de quelques centaines d'européens se rassembla sur une
plage. Les forces spéciales britanniques réussirent à les
recueillir sur le yacht de sa gracieuse majesté le
Britannia qui
par un singulier hasard croisait dans les parages. Puis, au large,
les
Français
furent transférés sur le Jules
Verne qui
alla les débarquer dignement à Djibouti. L'épisode diplomatique
n'était pas glorieux, mais l'honneur tricolore était sauf.
Les
choses rentrèrent dans l'ordre. Les staliniens avaient gagné. Le
Kremlin entérina la victoire des marxistes dissidents dont la
coalition tribale était la plus puissante. Gorbatchev avait perdu sa
première bataille du feu. Les chancelleries étrangères
regagnèrent Aden. La communauté internationale oublia bien vite.
Aucun
diplomate ne pouvait alors imaginer que cet épisode tragique était
l'un des premiers signes avant coureur de l'effondrement de l'empire
soviétique. Le mur s'était fissuré à Aden avant de tomber à
Berlin quatre ans plus tard.
Les
Yéménites sont des marins téméraires et des montagnards
farouches. Ils sont fiers et têtus comme les Corses ;
pragmatiques et malins comme les Limousins. Ils ont été les
premiers à se convertir à l'islam, à participer aux conquêtes
arabes, à se libérer des dominations coloniales. Dans le monde
arabe le rayonnement de la civilisation du Yémen – qui possède
des bibliothèques vieilles de dix siècles – contraste avec celui
de son misérable PIB.
C'est
sans doute pourquoi, la splendide contrée de la légendaire reine de
Saba est un pays oublié. C'est un grand tort.
Réunifié
en 1990, le Yémen compte aujourd'hui environ 30 millions
d'habitants parmi les plus pauvres de la planète.
Pour
leurs malheurs, ils ont comme voisins le désert des Saoudiens et la
mer des requins. L'endroit est stratégique. Bab El Mandeb, la porte
des lamentations, est le détroit qui commande le commerce maritime
entre l'Asie et l'Europe. De surcroît,
le Yémen a du gaz et du pétrole, mais il est exploité avec
parcimonie et circonspection pour ne pas concurrencer les Saoudiens
qui se considèrent propriétaires
de leur arrière pays.
Il
y a quinze ans, en décembre 2000 un destroyer de la marine des USA
qui mouillait à Ma'alla le port d'Aden était la cible de commandos :
17 morts, 50 blessés. L'Amérique fut sidérée. Depuis Pearl Harbor
nul n'avait osé lui lancer un pareil affront.
Alors,
les policiers du dictateur local furent encouragés, le
peuple yéménite souffrit davantage,
mais qui s'en soucia ? La psychose du drone s'installa. Les
avions invisibles et sans pilotes traquèrent les terroristes.
Quelques beaux succès opérationnels, de nombreuses bavures. Un
désastre pour la population condamnée à mendier des emplois
humiliants dans les monarchies voisines.
En
fait, l'attaque de USS
Cole était
le signal précurseur d'une guerre dont on ne percevra l'ampleur que
dix huit mois plus tard le 11 septembre 2001 à New York.
Après
ce second épisode prémonitoire, le Yémen a tenté de subsister.
Dans la foulée des printemps arabes il a réussi à se débarrasser
de son Président cleptomane, le colonel Ali Abdallah Saleh, au
pouvoir depuis plus de 20 ans par la grâce de la complaisance
internationale qui lui a permis d'amasser pour sa retraite une
cinquantaine de milliards de dollars selon des experts en filouterie.
Las,
toutes les tentatives d'instauration d'une démocratie parlementaire
durable ont été malmenées par l'instrumentalisation de l'étranger
qui a envenimé à souhait les rivalités confessionnelles.
Les
yéménites sont musulmans chiites de rite zaïdite à 45% et sunnite
pour le reste ; une forte proportion de la population est
laïque. Tous mâchonnent le qat, une plante euphorisante pas
vraiment halal.
Cette
cohabitation n'a jamais posé de problèmes sérieux, sauf aux
puissants voisins saoudiens qui inlassablement et par tous les moyens
y compris par l'action interposée d'Al Qaïda cherchent à les
convertir au wahhabisme.
Depuis
2004, l'armée saoudienne assistée de la logistique US et européenne
a tenté de dominer la tribu zaïdite des Houthi à la frontière.
Bilan : 10 mille morts contre deux centaines. Les chiites n'ont
pas cédé un pouce de terrain. Le mois dernier, à la faveur de la
chienlit, et d'un projet de réforme qui leur était défavorable,
ils ont marché sur la capitale Sanaa. Président, gouvernement ont
démissionné avant d'aller se réfugier à Aden, la seconde ville du
pays.
Alors,
en signe de mauvaise humeur ou de défi, les USA, l'Arabie, les
Emirats, la Grande Bretagne ont fermé leur ambassade. La France a
manqué l'occasion de se distinguer, elle a précipitamment rapatrié
tous ses diplomates, abandonnant la défense de ses intérêts à
l'ambassadeur du Maroc resté sur place. C'est une sage précaution
car il est probable que les plénipotentiaires marocains seront bien
plus adroits que ceux du Quai d'Orsay pour démêler la crise
diplomatique aigüe qui pointe.
Le
pétrolier Total est en effet le premier opérateur du Yémen. La
partition de fait du pays place l'entreprise française dans une
posture de négociation délicate car en raison de la dispersion de
ses installations sur le territoire, il lui faudra s'entendre avec
toutes les factions.
A
Aden les envoyés spéciaux de la communauté internationale affluent
pour tenter de démêler l'imbroglio.
Les pétro-monarchies du golfe promettent des armes et des millions,
les tractations vont bon train. Al Quaïda vient de libérer un
vice-consul saoudien qu'elle détenait
depuis trois ans, et pour faire bonne mesure un Iranien.
Reste l'otage française Isabelle Prime.
À
Sanaa, Abdelkader Al-Houthi, le leader des insurgés dont les
ancêtres ont régné pendant des siècles a signé un accord pour
organiser un pont aérien avec Téhéran et il menace d'appeler
l'aide de la Russie.
Tous
les ingrédients sont réunis pour une déflagration majeure ou un
revirement d'alliance dans une union salutaire. Une nouvelle fois, le
drame du Yémen est prémonitoire de la bascule de l'Histoire
contemporaine.
Mais
que va t-il se passer et jusqu'où portera l'onde de choc ?
Jadis,
une célèbre éditorialiste commençait toujours son émission à la
radio par « attendez-vous
à savoir... »
Décidément,
Geneviève Tabouis nous manque.
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