Ils
vécurent au siècle dernier et disparurent il y a quelques année
associant à jamais leur nom à celui de leur pays. Sans Bourguiba,
la Tunisie ne serait rien, sans Kadhafi l'utopie arabe serait
orpheline.
Sur
ces deux chefs d'État, peu de choses ont été écrites qui n'aient
de leur vivant été commandées par leurs zélateurs. Les historiens
commencent seulement à se mettre à l'ouvrage ; exercice
difficile et laborieux car les rares témoins survivants aspergent
d'eau de rose leurs souvenirs bonifiés par le temps. Les deux Raïs
avaient en commun la démesure de leur ego,
ils se mettaient en scène et parlaient
d'eux à la troisième personne se donnant en spectacle du petit
lever au grand coucher.
Deux
hommes de lettres et de talent nous les font revivre.
Le
Kadhafi de Yasmina Khadra
Tenter
de comprendre le Colonel Kadhafi, se mettre dans sa peau, le raconter
en chair, est un exercice qui ne pouvait être tenté que par un
semblable ! Il fallait un homme, un arabe, un officier... pour
percer la structure mentale fantasque du Raïs auteur du Livre Vert,
programme politique farfelu distribué en son temps par millions à
tous les illettrés de la terre. Il fallait un écrivain de la même
couleur, un vert, un Khadra.
Ici
s'arrête la déraisonnable comparaison chromatique entre l'écrivain
subtil et le tyran sanguinaire.
Pourtant,
c'est bien le dictateur
libyen
qui fait sa rentrée littéraire sous la plume légère de Khadra. Le
roman est écrit à la première personne du singulier
personnage : « je
suis Mouammar Kadhafi, la mythologie faite homme ». Suit
une farandole de fanfaronnades éblouissantes
de « je, moi » qui ne sont pas tous haïssables.
« La
dernière nuit du Raïs » (
éditions Julliard) est trop courte, elle ne permet pas d'évoquer
tous ses exploits terrifiants, mais elle éclaire la genèse d'un
incomparable bouffon dont le seul mérite en sympathie est d'avoir
crié aux grands de ce monde son total mépris. Il n'a jamais plié,
même sous les bombes US qui décimaient sa famille. Fier,
indomptable, drogué, pervers, ignoble, mais droit et finalement
digne. Le fou de la communauté internationale a amusé à la
Kalachnikov l'actualité du monde pendant 42 ans. De l'Indonésie à
l'Irlande, il a financé tous les révoltés de la terre, il a
injurié et défié publiquement les rois et les puissants.
Le
voici au soir de sa vie entouré de quelques fidèles en loques, dans
une villa en ruines ciblé par les missiles, traqué par son
peuple haineux qui hier encore l'adulait. Il soliloque ses souvenirs
des sommets de la Ligue Arabe ; dresse quelques portraits
saisissants comme celui de Ben Ali « chiffe
mole en costume de caïd...maquereau endimanché... boursouflure
maniérée ».
À
ses compagnons d'infortunes de la dernière heure, il ordonne,
réplique, pardonne les audaces. Les dialogues sonnent vrai. On s'y
croirait.
Qu'en
un lieu en une nuit un seul fait s'accomplit...la
dernière nuit de Kadhafi respecte la règle des trois unités. Le
roman de Yasmina Khadra est une fascination en fauteuil d'orchestre.
On se surprend à souhaiter une adaptation au théâtre.
Le
Bourguiba de Raja Farhat
En
Tunisie, le grand comédien Mohamed
Raja Farhat joue Bourguiba à guichet fermé. Il a ressuscité en
chair en os et en faconde le père de la Tunisie orpheline. Sur
scène, Raja est le Combattant Suprême réincarné. Dans la rue, on
le reconnaît, les gens s'écartent avec respect en lui donnant du
Sidi el Raïs, les femmes trillent des youyous, les passants
lui offrent leur bouquet de jasmin, les enfants tendent la joue pour
une bise. La prouesse n'est pas seulement celle d'un génial acteur,
elle est aussi celle d'un éducateur et d'un historien car Raja Fahat
ne se contente pas de mimer Bourguiba, il répand et prolonge la
pensée du grand homme d'État.
Il
y a peu de temps, l'artiste se produisait au Théâtre Reuilly à
Paris où il avait été invité par la Fédération des médecins
tunisiens en France laquelle regroupe pas moins de 311 praticiens
dont une flopée de Professeurs agrégés.
Bourguiba
était là ; fier comme Artaban, contemplant son œuvre immense.
Grâce à lui, en moins de cinquante ans, la Tunisie est parvenue
à s'extirper du sous développement au point d'exporter des docteurs
et des doctoresses à l'ancienne puissance coloniale. Un exploit sans
pareil !
Raja
Farhat avait choisi pour son spectacle de faire revivre le fameux
discours du Palmarium. Voici de quoi il s'agit :
Nous
sommes en 1972, le jeune Colonel Kadhafi en visite en Tunisie
s'exprime un soir de décembre devant 2000 personnes réunies dans la
plus grande salle de cinéma de la capitale. L'orateur appelle
les Tunisiens
à se mobiliser pour l'édification d'une nation arabe unifiée du
Golfe Persique à l'Atlantique. Le plaidoyer est habile, la salle est
conquise. La population qui suit la retransmission à la radio, n'est
pas insensible à la fougue du leader bédouin qui promet des
lendemains glorieux de chasses à l'occupant sioniste.
Devant
une salle médusée qui se lève à son apparition, il s'empare du
micro et entame un discours passionné qui renvoie adroitement
Kadhafi à ses chimères. Il plaide pour une politique réaliste
assumée. « Tu
défie les États Unis alors que tu vis encore à l'âge de
pierre....commence donc par sortir ton peuple du sous
développement... à force de provoquer les occidentaux, il vont
finir par te donner une raclée ! » Se
moque t-il devant un public qui applaudit à tout rompre et entame
l'hymne national. Puis de se lancer dans une leçon d'Histoire sur la
décadence de la civilisation arabo-musulmane; exposé puissant et
prémonitoire qui résonnera aux oreilles des
Tunisiens
pendant des générations.
Contrit,
le jeune Chef de l'État Libyen regagnera son pays dans la nuit,
mettant le recadrage de Bourguiba sur le compte de la sénilité. À
l'époque, le leader libyen avait trente ans, le tunisien soixante
dix et encore quinze années de pouvoir devant lui.
Aujourd'hui,
sur les 22 nations arabes combien vivent en paix avec leur peuple et
leurs voisins ? Deux ou trois. Pas d'avantage.
La
Tunisie n'est pas épargnée mais elle résiste avec vaillance aux
barbares ; forte de l'héritage d'un ancêtre clairvoyant qui la
préserve du délire des ignares. Mais pour combien de temps encore ?
La
Libye saigne depuis la mort de son dictateur, elle est disloquée en
trois territoires convoités. Pourtant, de Tripoli à Bizerte, Libyen
et Tunisien ne font plus qu'un peuple depuis que fuyant les nazis
salafistes l'un s'est réfugié chez l'autre.
Ce
n'est pas l'unité dont avait rêvé Khadafi, ce n'est pas le destin
que voulait Bourguiba pour son pays.
Mais
tant que Khadra et Farhat diront l'histoire, tous les espoirs
resteront permis.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire